La « fille de mon père »

Quand j'eus quatorze, quinze ans – des bras longs, le dos plat, le menton trop petit, des yeux pers que le sourire rendait obliques – ma mère se mit à me considérer, comme on dit, d'un drôle d'air. Elle laissait parfois tomber sur ses genoux son livre ou son aiguille, et m'envoyait par-dessus ses lunettes un regard gris-bleu étonné, quasi soupçonneux.

– Qu'est-ce que j'ai encore fait, maman ?

– Eh… tu ressembles à la fille de mon père.

Puis elle fronçait les sourcils et reprenait l'aiguille ou le livre. Un jour, elle ajouta, à cette réponse devenue traditionnelle :

– Tu sais qui est la fille de mon père ?

– Mais c'est toi, naturellement !

– Non, mademoiselle, ce n'est pas moi.

– Oh !… Tu n'es pas la fille de ton père ?

Elle rit, point scandalisée d'une liberté de langage qu'elle encourageait :

– Mon Dieu si ! Moi comme les autres, va. Il en a eu… qui sait combien ? Moi-même je n'en ai pas connu la moitié. Irma, Eugène et Paul, et moi, tout ça venait de la même mère, que j'ai si peu connue. Mais toi, tu ressembles à la fille de mon père, cette fille qu'il nous apporta un jour à la maison, nouvelle-née, sans seulement prendre la peine de nous dire d'où elle venait, ma foi. Ah ! ce Gorille… Tu vois comme il était laid, Minet-Chéri ? Eh bien, les femmes se pendaient toutes à lui…

Elle leva son dé vers le daguerréotype accroché au mur, le daguerréotype que j'enferme maintenant dans un tiroir, et qui recèle, sous son tain d'argent, le portrait en buste d'un « homme de couleur » – quarteron, je crois – haut cravaté de blanc, l'œil pâle et méprisant, le nez long au-dessus de la lippe nègre qui lui valut son surnom.

– Laid, mais bien fait, poursuivit ma mère. Et séduisant, je t'en réponds, malgré ses ongles violets. Je lui en veux seulement de m'avoir donné sa vilaine bouche.

Une grande bouche, c'est vrai, mais bonne et vermeille. Je protestai :

– Oh ! non. Tu es jolie, toi.

– Je sais ce que je dis. Du moins elle s'arrête à moi, cette lippe… La fille de mon père nous vint quand j'avais huit ans. Le Gorille me dit : « Élevez-la. C'est votre sœur. » Il nous disait vous. À huit ans, je ne me trouvai pas embarrassée, car je ne connaissais rien aux enfants. Une nourrice heureusement accompagnait la fille de mon père. Mais j'eu le temps, comme je la tenais sur mes bras, de constater que ses doigts ne semblaient pas assez fuselés. Mon père aimait tant les belles mains… Et je modelai séance tenante, avec la cruauté des enfants, ces petits doigts mous qui fondaient entre les miens… La fille de mon père débuta dans la vie par dix petits abcès en boule, cinq à chaque main, au bord de ses jolis ongles bien ciselés. Oui… tu vois comme ta mère est méchante… Une si belle nouvelle-née… Elle criait. Le médecin disait : « Je ne comprends rien à cette inflammation digitale… » J'écoutais, épouvantée, ce mot « digitale » et je tremblais. Mais je n'ai rien avoué. Le mensonge est tellement fort chez les enfants… Cela passe généralement, plus tard… Deviens-tu un peu moins menteuse, toi qui grandis, Minet-Chéri ?

C'était la première fois que ma mère m'accusait de mensonge chronique. Tout ce qu'une adolescente porte en elle de dissimulation perverse ou délicate chancela brusquement sous un profond regard gris, divinateur, désabusé… Mais déjà la main posée sur mon front se retirait, légère, et le regard gris, divinateur, désabusé… Mais déjà la main posée sur mon front se retirait, légère, et le regard gris, retrouvant sa douceur, son scrupule, quittait généreusement le mien :

– Je l'ai bien soignée après, tu sais, la fille de mon père… J'ai appris. Elle est devenue jolie, grande, plus blonde que toi, et tu lui ressembles, tu lui ressembles… Je crois qu'elle s'est mariée très jeune… Ce n'est pas sûr. Je ne sais rien de plus, parce que mon père l'a emmenée, plus tard, comme il l'avait apportée, sans daigner nous rien dire. Elle a seulement vécu ses premières années avec nous, Eugène, Paul, Irma et moi, et avec Jean le grand singe, dans la maison où mon père fabriquait du chocolat. Le chocolat, dans ce temps-là, ça se faisait avec du cacao, du sucre et de la vanille. En haut de la maison, les briques de chocolat séchaient, posées toutes molles sur la terrasse. Et, chaque matin, des plaques de chocolat révélaient, imprimé en fleurs creuses à cinq pétales, le passage nocturne des chats… Je l'ai regrettée, la fille de mon père, et figure-toi, Minet-Chéri…

La suite de cet entretien manque à ma mémoire. La coupure est aussi brutale que si je fusse, à ce moment, devenue sourde. C'est qu'indifférente à la fille-de-mon-père, je laissai ma mère tirer de l'oubli les morts qu'elle aimait, et je restai rêveusement suspendue à un parfum, à une image suscités : l'odeur du chocolat en briques molles, la fleur creuse éclose sous les pattes du chat errant.

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