LA « MERVEILLE »

– C'est une merveille ! U-ne mer-veille !

– Je le sais bien. Elle s'arrange pour ça. Elle le fait exprès !

Cette réplique me vaut de la dame-que-je-connais-un-peu un regard indigné. Elle caresse encore une fois, avant de s'éloigner, la tête ronde de Pati-Pati, et soupire : « Amour, va ! » sur l'air de « pauvre martyr incompris… ». Ma brabançonne lui dédie, en adieu, un coup d'œil sentimental et oblique – beaucoup de blanc, très peu de marron – et s'occupe immédiatement, pour faire rire un inconnu qui l'admire, d'imiter l'aboiement du chien. Pour imiter l'aboiement du chien, Pati-Pati gonfle ses joues de poisson-lune, pousse ses yeux hors des orbites, élargit son poitrail en bouclier, et profère à demi-voix quelque chose comme :

– Gou-gou-gou…

Puis elle rengorge son cou de lutteur, sourit, attend les applaudissements, et ajoute, modeste :

– Oa.

Si l'auditoire pâme, Pati-Pati, dédaignant le bis, le comble en modulant une série de sons où chacun peut reconnaître le coryza du phoque, la grenouille roucoulant sous l'averse d'été, parfois le claxon, mais jamais l'aboiement du chien.

À présent, elle échange, avec un dîneur inconnu, une mimique de Célimène :

– Viens, dit l'inconnu, sans paroles.

– Pour qui me prenez-vous ? réplique Pati-Pati. Causons, si vous voulez. Je n'irai pas plus loin.

– J'ai du sucre dans ma soucoupe.

– Croyez-vous que je ne l'aie pas vu ? Le sucre est une chose, la fidélité en est une autre. Contentez-vous que je fasse miroiter, pour vous, cet œil droit, tout doré, prêt à tomber, et cet œil gauche, pareil à une bille d'aventurine… Voyez mon œil droit… Et mon œil gauche… Et encore mon œil droit…

J'interromps sévèrement le dialogue muet :

– Pati-Pati, c'est fini, ce dévergondage ?

Elle s'élance, corps et âme, vers moi :

– Certes, c'est fini ! Dès que tu le désires, c'est fini ! Cet inconnu a de bonnes façons… Mais tu as parlé : c'est fini ! Que veux-tu ?

– Nous partons. Descends, Pati-Pati.

Adroite et véhémente, elle saute sur le tapis. Debout, elle est pareille – large du rein, bien pourvue en fesse, le poitrail en portique – à un minuscule cob bai. Le masque noir rit, le tronçon de queue propage jusqu'à la nuque son frétillement, et les oreilles conjurent, tendues en cornes vers le ciel, une éventuelle jettatura. Telle s'offre, à l'enthousiasme populaire, ma brabançonne à poil ras, que les éleveurs estiment « un sujet bien typé », les dames sensibles « merveille », qui s'appelle officiellement Pati-Pati, plus connue dans mon entourage sous le nom de « démon familier ».

Elle a deux ans, la gaieté d'un négrillon, l'endurance d'un champion pédestre. Au bois, Pati-Pati devance la bicyclette ; elle se range, à la campagne, dans l'ombre de la charrette, tout le long d'un bon nombre de kilomètres.

Au retour, elle traque encore le lézard sur la dalle chaude…

– Mais tu n'es donc jamais fatiguée, Pati-Pati ?

Elle rit comme une tabatière :

– Jamais ! Mais quand je dors, c'est pour une nuit entière, couchée sur le même flanc. Je n'ai jamais été malade, je n'ai jamais sali un tapis, je n'ai jamais vomi, je suis légère, libre de tout péché, nette comme un lys…

C'est vrai. Elle meurt de faim ponctuellement à l'heure des repas. Elle délire d'enthousiasme à l'heure de la promenade. Elle ne se trompe pas de chaise à table, chérit le poisson, prise la viande, se contente d'une croûte de pain, gobe en connaisseuse la fraise et la mandarine. Si je la laisse à la maison, le mot « non » lui suffit ; elle s'assoit sur le palier d'un air sage et cache un pleur. En métro, elle fond sous ma cape, en chemin de fer elle fait son lit elle-même, brassant une couverture et la moulant en gros plis. Dès la tombée du jour, elle surveille la grille du jardin et aboie contre tout suspect.

– Tais-toi, Pati-Pati.

– Je me tais, répond diligemment Pati-Pati. Mais je fais le fauve, à la lisière des six mètres de jardin. Je passe ma tête entre les barreaux, je terrorise le mauvais passant, et le chat qui attend la nuit pour herser les bégonias, le chien qui lève la patte contre le géranium-lierre…

– Assez de vigilance, rentrons, Pati-Pati.

– Rentrons ! s'écrie-t-elle de tout son corps. Non sans que j'aie, ici, médité une minute, dans l'attitude de la grenouille du jeu de tonneau, et là, un peu plus longtemps, contractée, le dos bombé en colimaçon… Voilà qui est fait. Rentrons ! Tu as bien fermé la porte ? Attention ! Tu oublies une des chattes qui se cache sous le rideau et prétend passer la nuit dans la salle à manger… Je te l'houspille et je te la déloge et je te l'envoie dans son panier. Hop ! ça y est. À notre tour. Qu'est-ce que j'entends du côté de la cave ? Non, rien. Ma corbeille… mon pan de molleton sur la tête… et, plus urgente, ta caresse… Merci. Je t'aime. À demain.

Demain, si elle s'éveille avant huit heures, elle attendra en silence, les pattes au bord du panier, les yeux fixés sur le lit. La promenade d'onze heures la trouvera prête, et toujours impeccable. Si c'est jour de bicyclette, Pati-Pati arque son dos pour que je la saisisse par la peau et que je l'installe en avant du guidon, toute ronde dans un panier à fraises. Dans les allées désertes du Bois, elle saute à terre : « À droite, Pati-Pati, à droite ! » En deux jours, elle a distingué sa droite – pardon, ma droite – de sa gauche. Elle comprend cents mots de notre langue, sait l'heure sans montre, nous connaît pas nos noms, attend l'ascenseur au lieu de monter l'escalier, offre d'elle-même, après le bain, son ventre et son dos au séchoir électrique.

Si j'étale, au moment du travail, les cahiers de papier teinté sur le bureau, elle se couche, soigne ses ongles sans bruit et rêve, déférente, immobile. Le jour qu'un éclat de verre la blessa, elle tendit d'elle-même sa patte, détourna la tête pendant le pansement, de sorte que je ne savais plus si je soignais une bête, ou bien un enfant courageux… Quand la prendrai-je en faute ? Quel accident mit, sous un crâne rond de chien minuscule, tant de complicité humaine ? On la nomme « merveille ». Je cherche ce que je pourrais bien lui reprocher…

Ainsi crut, en vertu comme en beauté, Pati-Pati, fleur du Brabant. Dans le XVIe arrondissement, son renom se répandit tellement que je consentis, pour elle, à un mariage. Son fiancé, quand il l'approcha, ressemblait à un hanneton furieux, dont il avait la couleur, le dos robuste, et ses petites pattes de conquérant piaffaient et griffaient le dallage. Pati-Pati l'aperçut à peine, et la brève entrevue où elle se montra si distraite n'eut point de lendemain.

Cependant, tout le long de soixante-cinq jours, Pati-Pati enfla, prit la forme d'un lézard des sables, ventru latéralement, puis celle d'un melon un peu écrasé, puis…

Deux Pati-Pati d'un âge tendre et d'un modèle extrêmement réduit vaguent maintenant dans une corbeille. Préservés de toute mutilation traditionnelle, ils portent la queue en trompe de chasse et les oreilles en feuilles de salade.

Ils tètent un lait abondant, mais qu'il leur faut acheter par des acrobaties au-dessus de leur âge. Pati-Pati n'a rien de ces lices vautrées, tout en ventre et en tétines, qui s'absorbent, béates, en leur tâche auguste. Elle allaite assise, contraignant ses chiots à l'attitude du mécanicien aplati sous le tacot en panne. Elle allaite couchée en sphinx et le nez sur les pattes – « Tant pis ! qu'ils s'arrangent ! » – et s'en va, si le téléphone sonne, du côté de l'appareil, remorquant deux nourrissons ventousés à ses mamelles. Ils testent, oubliés, vivaces, ils testent au petit bonheur, et prospèrent malgré leur mère et son humain souci – trop humain – de toutes choses humaines.

– Qui a téléphoné ? J'entends la voiture… Où est mon collier ? Ton sac et tes gants sont sur la table, nous allons sortir, n'est-ce pas ? On a sonné ! Tu m'emmènes au Matin ? Je sens qu'il est l'heure… Qu'est-ce qui traîne sous moi ? encore ce petit chien ! je le rencontre partout… Et cet autre, donc… On ne voit que lui dans la maison. Ils sont gentils ? Peuh !… oui, gentils. Partons, partons, dépêche-toi… Je ne te perds pas de l'œil, si tu allais sortir sans moi…

Pati-Pati, mes amis vous nommeront toujours, sans que je proteste, « merveille des merveilles » et « perfection ». Mais je sais maintenant ce qui vous manque : vous n'aimez pas les animaux.

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