MA MÈRE ET LE CURÉ

Ma mère, mécréante, permit cependant que je suivisse le catéchisme, quand j'eus onze ou douze ans. Elle n'y mit jamais d'autre obstacle que des réflexions désobligeantes, exprimées vertement chaque fois qu'un humble petit livre, cartonné de bleu, lui tombait sous la main. Elle ouvrait mon catéchisme au hasard et se fâchait tout de suite :

– Ah ! que je n'aime pas cette manière de poser des questions ! Qu'est-ce que Dieu ? qu'est-ce que ceci ? qu'est-ce que cela ? Ces points d'interrogation, cette manie de l'enquête et de l'inquisition, je trouve ça incroyablement indiscret ! Et ces commandements, je vous demande un peu ! Qui a traduit les commandements en un pareil charabia ? Ah ! je n'aime pas voir ce livre dans les mains d'un enfant, il est rempli de choses si audacieuses et si compliquées…

– Enlève-le des mains de ta fille, disait mon père, c'est bien simple.

– Non, ce n'est pas bien simple. S'il n'y avait encore que le catéchisme ! Mais il y a la confession. Ça, vraiment… ça, c'est le comble ! Je ne peux pas en parler sans que le rouge de l'indignation… Regarde comme je suis rouge !

– N'en parle pas.

– Oh ! toi… C'est ta morale qui est « bien simple ». Les choses ennuyeuses, on n'en parle pas, et alors elles cessent d'exister, hein ?

– Je ne dirais pas mieux.

– Plaisanter n'est pas répondre. Je ne peux pas m'habituer aux questions qu'on pose à cette enfant.

– !!!

– Quand tu lèveras les bras au ciel ! Révéler, avouer, et encore avouer, et exhiber tout ce qu'on fait de mal !… Le taire, s'en punir au fond de soi, voilà qui est mieux. Voilà ce qu'on devrait enseigner. Mais la confession rend l'enfant enclin à un flux de paroles, à un épluchage intime, où il entre bientôt plus de plaisir vaniteux que d'humilité… Je t'assure ! Je suis très mécontente. Et je m'en vais de ce pas en parler au curé !

Elle jetait sur ses épaules sa « visite » en cachemire noir brodée de jais, coiffait sa petite capote à grappes de lilas foncés, et s'en allait, de ce pas en effet, ce pas inimitable et dansant – la pointe du pied en dehors, le talon effleurant à peine la terre – sonner à la porte de M. le curé Millot, à cent mètres de là. J'entendais, de chez nous, la sonnette triste et cristalline, et j'imaginais, troublée, un entretien dramatique, des menaces, des invectives, entre ma mère et le curé-doyen… Au claquement de la porte d'entrée, mon cœur romanesque d'enfant répondait par un bond pénible. Ma mère reparaissait rayonnante, et mon père abaissait devant son visage, barbu comme un paysage forestier, le journal le Temps :

– Eh bien ?

– Ça y est ! s'écriait ma mère. Je l'ai !

– Le Curé ?

– Non, voyons ! La bouture du pélargonium qu'il gardait si jalousement, tu sais, celui dont les fleurs ont deux pétales pourpre foncé et trois pétales roses ? La voilà, je cours l'empoter…

– Tu lui as bien savonné la tête au sujet de la petite ?

Ma mère tournait vivement, sur le seuil de la terrasse, un charmant visage, étonné, coloré :

– Oh ! non, quelle idée ! Tu n'as aucun tact ! Un homme qui non seulement m'a donné la bouture de son pélargonium, mais qui encore m'a promis son chèvrefeuille d'Espagne, à petites feuilles panachées de blanc, celui dont on sent d'ici l'odeur, tu sais, quand le vent vient d'ouest…

Elle était déjà hors de vue, mais sa voix nous arrivait encore, un soprano nuancé, vacillant pour la moindre émotion, agile, sa voix qui propageait jusqu'à nous et plus loin que nous les nouvelles des plantes soignées, des greffes, de la pluie, des éclosions, comme la voix d'un oiseau invisible qui prédit le temps…

Le dimanche, elle manquait rarement la messe. L'hiver, elle y menait sa chaufferette, l'été son ombrelle ; en toutes saisons un gros paroissien noir et son chien Domino, qui fut tour à tour un bâtard de loulou et de fox, noir et blanc, puis un barbet jaune.

Le vieux curé Millot, quasi subjugué par la voix, la bonté impérieuse, la scandaleuse sincérité de ma mère, lui remonta pourtant que la messe ne se disait pas pour les chiens.

Elle se hérissa comme une poule batailleuse :

– Mon chien ! Mettre mon chien à la porte de l'église ! Qu'est-ce que vous craignez donc qu'il y apprenne ?

– Il n'est pas question de…

– Un chien qui est un modèle de tenue ! Un chien qui se lève et s'assied en même temps que tous vos fidèles !

– Ma chère madame, tout cela est vrai. N'empêche que dimanche dernier il a grondé pendant l'élévation !

– Mais certainement, il a grondé pendant l'élévation ! Je voudrais bien voir qu'il n'ait pas grondé pendant l'élévation ! Un chien que j'ai dressé moi-même pour la garde et qui doit aboyer dès qu'il entend une sonnette !

La grande affaire du chien à l'église, coupée de trêves, traversée de crises aiguës, dura longtemps, mais la victoire revint à ma mère. Flanquée de son chien, d'ailleurs très sage, elle s'enfermait à onze heures dans le « banc » familial, juste au-dessous de la chaire, avec la gravité un peu forcée et puérile qu'elle revêtait comme une parure dominicale. L'eau bénite, le signe de croix, elle n'oubliait rien, pas même les génuflexions rituelles…

– Qu'en savez-vous, monsieur le curé, si je prie ou non ? Je ne sais pas le Pater, c'est vrai. Ce n'est pas long à apprendre ? Ni à oublier, j'aurais bientôt fait… Mais j'ai à la messe, quand vous nous obligez à nous mettre à genoux, deux ou trois moments bien tranquilles, pour songer à mes affaires… Je me dis que la petite n'a pas bonne mine, que je lui ferai monter une bouteille de Château Larose pour qu'elle ne prenne pas les pâles couleurs… Que chez les malheureux Pluvier un enfant va encore venir au monde sans langes, ni brassières, si je ne m'en mêle pas… Que demain c'est la lessive à la maison et que je dois me lever à quatre heures…

Il l'arrêtait en étendant sa main tannée de jardinier :

– Ça me suffit bien, ça me suffit bien… Je vous compte le tout pour une oraison.

Pendant la messe, elle lisait dans un livre de cuir noir, frappé d'une croix sur les deux plats ; elle s'y absorbait même avec une piété qui semblait étrange aux amis de ma très chère mécréante ; ils ne pouvaient pas deviner que le livre à figure de paroissien enfermait, en texte serré, le théâtre de Corneille…

Mais le moment du sermon faisait de ma mère une diablesse. Les cuirs, les « velours », les naïvetés chrétiennes d'un vieux curé paysan, rien ne la désarmait. Les bâillements nerveux sortaient d'elle comme des flammes ; et elle me confiait à voix basse les mille maux soudains qui l'assaillaient :

– J'ai des vertiges d'estomac… Ça y est, je sens venir une crise de palpitations… Je suis rouge, n'est-ce pas ? Je crois que je vais me trouver mal… Il faudra que je défende à M. Millot de prêcher plus de dix minutes…

Elle lui communiqua son dernier ukase, et il l'envoya, cette fois, promener. Mais le dimanche d'après, elle inventa pendant le prône, les dix minutes écoulées, de toussoter, de laisser tomber son livre, de balancer sa montre ostensiblement au bout de sa chaîne…

M. le curé lutta d'abord, puis perdit la tête avec le fil de son discours. Bégayant, il jeta un Amen qui ne rimait à rien et descendit, bénissant d'un geste égaré ses ouailles, toutes ses ouailles, sans excepter celle dont le vissage, à ses pieds, riait, et brillait de l'insolence des réprouvés.

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