VI

Une lettre de mon cher chéri m’assure qu’il va bien :

« … Une longue galerie ouverte et ensoleillée, des lits de repos, ton vieux mari couché, emmailloté de couvertures, une atmosphère micacée et brillante, d’une sonorité qui blesse d’abord et qui charme ensuite… un soleil dépouillé et trompeur, froid et doré comme un vin de montagne… »

Quelle tristesse de le savoir pareil à d’autres malades ! et pourquoi mon orgueil s’attache-t-il à ne vouloir dans mon cœur que des êtres particuliers ? Tout ce qui les identifie au reste du monde m’irrite contre eux et contre moi. Et puis j’éprouve une telle difficulté à écrire librement à Renaud !… je ne suis bonne qu’à l’aimer, hélas ! J’ai trop vécu avec lui, contre lui, en lui ; mes lettres se font gauches, refroidies, ou bien tortillées comme une pensionnaire qui minaude et ne veut pas jouer sa valse-caprice… Me reconnaît-il à travers elles, au moins ? Me devine-t-il tendue, froncée, mauvaise comme aux heures où je l’aime le mieux ? Son absence, mon séjour à Casamène me reculent de ma vie passée et je me juge, seule malgré Annie, profondément seule…

Y a-t-il dans le monde beaucoup de femmes aussi solitaires que moi, malgré Renaud, à cause de lui ? Ou bien est-ce la destinée très simple et très commune de celles qui ont tout donné d’elles-mêmes, et une fois et pour toujours ?

Autour de moi point d’amitiés féminines – Annie n’est qu’une suivante tendre… Un seul souvenir méchant, et doux, l’image d’une fleur épineuse tachée de noir et de rose qui nous fit saigner les doigts à tous deux : Rézi… Nous ne parlons plus d’elle, Renaud et moi. Nous avons gardé de la crainte, de la honte, une sourde jalousie, une vanité, aussi, d’avoir souffert l’un par l’autre, la secrète satisfaction d’un coup bien porté et bien rendu… Que vaut le reste ? N’oublierais-je pas en une heure tous ceux qui me nomment leur amie ? Renaud absent, il n’est qu’un cœur où je me jette pour m’y blottir plus seule encore : celui d’où montent les profondes racines des arbres, l’herbe aux mille glaives – d’où éclosent, frais et vifs, l’insecte aux antennes encore pliées, la couleuvre moirée comme un ruisseau furtif – d’où jaillissent la source, le blé et la rose sauvage…

Quand me manquera ma raison de vivre qui s’appelle Renaud, retrouverai-je en moi – en moi sur qui jadis la solitude agissait à la manière d’un tonique un peu enivrant et dangereux – retrouverai-je en moi seule ce réconfort amer et rajeunissant qui m’a gardé, assombrie, ralentie, la même âme ?

Je suis née seule, j’ai grandi sans mère, frère ni sœur, aux côtés d’un père turbulent que j’aurais pu prendre sous ma tutelle, et j’ai vécu sans amies. Un tel isolement moral n’a-t-il pas recréé en moi cet esprit tout juste assez gai, tout juste assez triste, qui s’enflamme de peu et s’éteint de rien, pas bon, pas méchant, insociable en somme et plus proche des bêtes que de l’homme ?… Du courage, j’en ai, du courage physique – le beau mérite quand on n’a peur de rien – une belle confiance dans des nerfs qui m’obéissent bien et que les sens ont ménagés. De l’honnêteté… peut-être, mais qui s’habille comme une grue. De la pitié, guère pour la pauvre espèce à laquelle j’appartiens, parce qu’elle choisit souvent sa misère, et, d’ailleurs, le moyen d’être bonne en même temps qu’amoureuse… ? – « Amoureuse », piètre mot pour exprimer tant de choses !… Imprégnée, voilà qui exprime mieux… Imprégnée, c’est cela tout à fait, imprégnée depuis la peau jusqu’à l’âme, car l’amour définitif m’est si entré partout que je m’attendais presque à voir mes cheveux et ma peau en changer de couleur.

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