17

Il dormit peu et profondément et se leva avec l’impression que toute la maison était vide. Mais en bas, il vit le gardien et son chien taciturne, et ses engins de pêche, et il entendit, au premier étage, la toux quotidienne de son père. Il se dissimula entre la haie de fusains et le mur de la terrasse et épia la fenêtre de Vinca. Une brise active chassait des nuages qui fondaient à son souffle; en détournant la tête, Phil apercevait les voiles cancalaises couchées sur un flot court et dur. Toutes les fenêtres de la maison dormaient encore.

« Mais elle, est-ce qu’elle dort ? On assure qu’elles pleurent, après. Peut-être que Vinca pleure, à présent. C’est maintenant qu’il faudrait qu’elle se reposât sur mon bras, comme nous faisions sur le sable. Alors, je lui dirais : « Ce n’est pas vrai. Il ne s’est rien passé ! Tu es ma Vinca de toujours. Tu ne m’as pas donné ce plaisir, qui ne fut pas un très grand plaisir. Rien n’est vrai, pas même ce soupir et ce chant commencé, aussitôt suspendu, qui t’ont fait tout à coup lourde et longue comme une morte dans mes bras. Rien n’est vrai. Si, ce soir, je disparais au haut du chemin blanc, vers Ker-Anna, si je rentre seul avant l’aurore de demain, je m’en cacherai si bien que tu l’ignoreras… Allons nous promener sur la côte, et emmenons Lisette. »

Il n’imaginait pas qu’un plaisir mal donné, mal reçu, est une œuvre perfectible. La noblesse du jeune âge l’entraînait seulement au sauvetage de ce qu’il fallait ne pas laisser périr : quinze années de vie enchantée, de tendresse unique, leurs quinze années de jumeaux amoureux et purs.

« Je lui dirai : « Tu penses bien que notre amour, l’amour de Phil-et-Vinca, aboutit ailleurs que là, là, cette couche de sarrasin battu, hérissé de fétus. Il aboutit ailleurs qu’au lit de ta chambre ou de la mienne. C’est évident, c’est sûr. Crois-moi ! Puisqu’une femme que je ne connais pas m’a donné cette joie si grave, dont je palpite encore, loin d’elle, comme le cœur de l’anguille arraché vivant à l’anguille, que ne fera pas, pour nous, notre amour ? C’est évident, c’est sûr… Mais si je me trompais, il ne faut pas que tu saches que je me trompe… »

« Je lui dirai : « C’est un rêve prématuré, un délire, un supplice pendant lequel tu mordais ta main, pauvre petit compagnon, auxiliaire courageux de ma cruelle besogne. C’était pour toi un rêve, peut-être affreux; pour moi, une humiliation pire, une volupté moins bonne que les surprises de solitude. Mais rien n’est perdu, si tu oublies, et si moi-même j’efface un souvenir miséricordieusement voilé déjà par la nuit… Non, je n’ai pas serré tes côtes flexibles entre mes genoux; mais prends-moi à califourchon sur tes reins, et courons sur le sable… »

Quand il entendit, sur leur tringle, glisser les rideaux, il appela à lui son courage et réussit à ne pas détourner la tête…

Vinca parut, entre les contrevents qu’elle rabattit sur le mur. Elle cligna fortement des paupières à plusieurs reprises, et regarda devant elle avec une fixité passive. Puis elle enfonça ses mains dans l’épaisseur de ses cheveux, et retira, de leur désordre, une brindille sèche… Le sourire et la rougeur éclatèrent ensemble sur son visage qu’elle pencha entre ses cheveux mêlés, cherchant sans doute Philippe. Bien éveillée, elle prit dans la chambre un pichet de terre vernissée, et arrosa avec soin un fuchsia pourpré qui fleurissait le balcon de bois. Elle consulta le ciel frais et bleu, qui promettait le beau temps, et se mit à chanter une chanson qu’elle chantait tous les jours. Entre les fusains, Philippe veillait, comme un homme venu là pour un attentat.

« Elle chante… Il faut bien que j’en croie mes yeux et mes oreilles, elle chante. Et elle vient d’arroser le fuchsia. »

Il ne songea pas un seul instant qu’une telle apparition, conforme à son vœu le plus récent, devait lui rendre la joie. Il ne s’arrêta qu’à sa déception et, trop novice pour l’analyse, s’obstina à comparer :

« Une nuit, je suis venu m’abattre sous cette fenêtre, parce qu’une révélation venait de tomber, foudroyante, entre mon enfance et ma vie d’aujourd’hui. Elle chante, elle chante… »

Les yeux de Vinca luttaient d’azur avec la mer matinale. Elle peignait ses cheveux et recommençait, à bouche fermée, sa petite chanson, son vague sourire…

« Elle chante. Elle sera jolie au déjeuner. Elle criera : « Lisette, pince-le au sang ! » Ni grand bien ni grand mal… la voilà indemne… »

Il vit que Vinca, penchée, écrasait sa gorge sur le balcon de bois et se tendait vers la chambre de Philippe.

« Que je paraisse à la fenêtre voisine, que j’enjambe la balustrade pour la rejoindre et elle me jettera ses bras au cou…

« Ô toi que j’appelais « mon maître », pourquoi m’as-tu semblé plus émerveillée, quelquefois, que cette petite fille neuve, quia l’air si naturel ? Tu es partie sans m’avoir tout dit. Si tu n’as tenu à moi que par l’orgueil des donateurs, tu aurais pitié de moi, pour la première fois, aujourd’hui… »

De la fenêtre vide venait un fredon faible et heureux qui ne le toucha pas. Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines, l’enfant qui chantait, pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre. Il cacha son visage au creux de son bras accoudé et contempla sa propre petitesse, sa chute, sa bénignité. « Ni héros ni bourreau… Un peu de douleur, un peu de plaisir… Je ne lui aurai donné que cela… que cela… »

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