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Ils nageaient côte à côte, lui plus blanc de peau, la tête noire et ronde sous ses cheveux mouillés, elle brûlée comme une blonde, coiffée d’un foulard bleu. Le bain quotidien, joie silencieuse et complète, rendait à leur âge difficile la paix et l’enfance, toutes deux en péril. Vinca se coucha sur le flot, souffla de l’eau en l’air comme un petit phoque. Le foulard tordu découvrait ses oreilles roses et délicates, que les cheveux abritaient pendant le jour, et des clairières de peau blanche aux tempes qui ne voyaient la lumière qu’à l’heure du bain. Elle sourit à Philippe, et sous le soleil de onze heures le bleu délicieux de ses prunelles verdit un peu au reflet de la mer. Son ami plongea brusquement, saisit un pied de Vinca et la tira sous la vague. Ils « burent » ensemble, reparurent crachant, soufflant, et riant comme s’ils oubliaient, elle ses quinze ans tourmentés d’amour pour son compagnon d’enfance, lui ses seize ans dominateurs, son dédain de joli garçon et son exigence de propriétaire précoce.

– Jusqu’au rocher ! cria-t-il en fendant l’eau.

Mais Vinca ne le suivit pas, et gagna le sable proche.

– Tu t’en vas déjà ?

Elle arracha son bonnet comme si elle se scalpait, et secoua ses raides cheveux blonds.

– Un monsieur qui vient déjeuner ! Papa a dit qu’on s’habille !

Elle courait, toute mouillée, grande et garçonnière, mais fine, avec de longs muscles discrets. Un mot de Phil l’arrêta.

– Tu t’habilles ? Et moi ? Je ne peux pas déjeuner en chemise ouverte, alors ?

– Mais si, Phil ! Tout ce que tu veux ! D’ailleurs, tu es beaucoup mieux, décolleté !

Le petit masque mouillé et hâlé, les yeux de la Pervenche exprimèrent tout de suite l’angoisse, la supplication, un revêche désir d’être approuvée. Il se tut avec morgue et Vinca gravit le pré de mer fleuri de scabieuses.

Phil grommela, tout seul, en battant l’eau. Il se souciait peu des préférences de Vinca. « Je suis toujours assez beau pour elle… D’ailleurs, elle n’est jamais contente, cette année ! »

Et l’apparente contradiction de ses deux boutades le fit sourire. Il se renversa à son tour sur la vague, laissa l’eau salée emplir ses oreilles d’un silence grondant. Un petit nuage couvrant le soleil haut, Phil ouvrit les yeux et vit passer au-dessus de lui les ventres ombrés, les grands becs effilés et les pattes sombres, repliées en plein vol, d’un couple de courlis.

« Fichue idée, se disait Philippe. Non, mais, qu’est-ce qui lui a pris ? Elle a l’air d’un singe habillé. Elle a l’air d’une mulâtresse qui va communier… »

À côté de Vinca, une petite sœur, à peu près pareille, ouvrait des yeux bleus dans un rond visage cuit, sous des cheveux blonds en chaume raide, et appuyait sur la nappe, à côté de l’assiette, des poings clos d’enfant bien élevée. Deux robes blanches pareilles habillaient la grande et la petite, repassées, empesées, en organdi à volants.

« Un dimanche à Tahiti, railla Philippe en lui-même. Je ne l’ai jamais vue si laide. »

La mère de Vinca, le père de Vinca, la tante de Vinca, Phil et ses parents, le Parisien de passage cernaient la table de chandails verts, de blazers rayés, de vestons en tussor. La villa, louée tous les ans par les deux familles amies, sentait ce matin la brioche chaude et l’encaustique. L’homme grisonnant, venu de Paris, représentait, parmi ces baigneurs bariolés et ces enfants noircis, l’étranger délicat, pâle et bien vêtu.

– Comme tu changes, petite Vinca ! dit-il à la jeune fille.

– Parlons-en, marmotta Phil, hargneux.

L’étranger se pencha vers la mère de Vinca pour lui avouer à mi-voix :

– Elle devient ravissante ! Ravissante ! Dans deux ans… vous la verrez !

Vinca entendit, jeta un vif regard féminin sur l’étranger, et sourit. La bouche pourpre se fendit sur une lame de dents blanches, les prunelles, bleues comme la fleur dont elle portait le nom, se voilèrent de cils blonds, et Phil lui-même fut ébloui. « Eh ! … qu’est-ce qu’elle a ? »

Dans le hall tendu de toile, Vinca servit le café. Elle évoluait roidement et sans heurt, avec une sorte de charme acrobatique. Un coup de vent ayant bousculé la table fragile, Vinca retint du pied une chaise renversée, du menton un napperon de dentelle qui s’envolait, et ne cessa point de verser, en même temps, un jet impeccable de café dans une tasse.

– Voyez-la ! s’extasia l’étranger.

Il la traita de « tanagra », l’obligea à goûter de la chartreuse, lui demanda les noms des amoureux qu’elle désolait au casino de Cancale…

– Ah ! ah ! le casino de Cancale ! Mais il n’y a pas de casino à Cancale !

Elle riait, montrant le demi-cercle solide de toutes ses dents, virait comme une ballerine sur la pointe de ses souliers blancs. La ruse lui venait, avec la coquetterie; elle ne tournait pas son regard vers Philippe, qui, sombre derrière le piano et le grand bouquet de chardons planté dans un seau de cuivre, la contemplait.

« Je m’étais trompé, s’avoua-t-il. Elle est très jolie. Voilà du nouveau ! »

Comme l’étranger, au son du phonographe, proposait à Vinca de lui apprendre le balancello, Philippe se glissa dehors, courut vers la plage et tomba en boule dans un creux de dune, où il mit sa tête sur ses bras et ses bras sur ses genoux. Une Vinca nouvelle, pleine d’insolence voluptueuse, persistait sous ses paupières fermées, Vinca coquette, bien armée, accrue tout à coup d’une chair ronde, Vinca méchante et rebelle à souhait.

– Phil ! mon Phil ! Je te cherchais… Qu’est-ce que tu as ?

La séductrice, haletante, était auprès de lui, et lui tirait ingénument les cheveux à poignée pour l’obliger à relever le front.

– Je n’ai rien, dit-il d’une voix enrouée.

Il ouvrit les yeux avec crainte. Agenouillée dans le sable, elle froissait ses dix volants d’organdi et se traînait comme une squaw.

– Phil ! je t’en prie, ne sois pas fâché… Tu as quelque chose contre moi… Phil, tu sais bien que je t’aime mieux que tout le monde. Parle-moi, Phil.

Il cherchait sur elle la splendeur éphémère qui l’avait irrité. Mais ce n’était plus qu’une Vinca consternée, une adolescente chargée, trop tôt, de l’humilité, des maladresses, de la morne obstination du véritable amour… Il lui arracha sa main qu’elle baisait :

– Laisse-moi ! Tu ne comprends pas, tu ne comprends jamais rien ! … Lève-toi, voyons !

Et il cherchait, lissant la robe froissée, nouant le ruban de la ceinture, calmant les raides cheveux dressés dans le vent, il cherchait à remodeler sur elle la forme de la petite idole entrevue…

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