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Phil atteignit le premier le chemin – deux ornières de sable sec, mobile comme une onde, un talus médian d’herbe rare et rongée de sel – par où les charrettes viennent chercher le goémon, après les grandes marées. Il s’appuyait sur les perches des deux havenets et portait en bandoulière les deux paniers à crevettes, mais il avait abandonné à Vinca les deux minces gaffes appâtées de poisson cru et son blazer de pêche, loque précieuse amputée de ses manches. Il s’accorda un repos bien gagné, et consentit à attendre sa petite compagne fanatique qu’il venait d’abandonner dans le désert de rocs, de flaques et d’algues que découvrait la grande marée d’août. Il la chercha des yeux avant de se laisser glisser au creux du chemin. En bas de la plage déclive, parmi les feux de cent petits miroirs d’eau d’où rejaillissait le soleil, un béret de laine bleue, décoloré comme un chardon des dunes, marquait la place où Vinca, obstinée, cherchait encore la crevette et le tourteau rosé.

– Si ça l’amuse ! … souffla Philippe.

Il se laissa glisser, épousa délicieusement, de son torse nu, l’ornière de sable frais. Près de sa tête, il entendait dans les paniers le chuchotement humide d’une poignée de crevettes et le grattement intelligent des pinces d’un gros crabe contre le couvercle…

Phil soupira, atteint d’un bonheur vague et sans tache auquel la fatigue agréable, la vibration de ses muscles encore tendus par l’escalade, la couleur et la chaleur d’un après-midi breton chargé de vapeur saline versaient chacune, leur part. Il s’assit, les yeux éblouis par le ciel laiteux qu’ils avaient contemplé et revit avec surprise le bronze nouveau de ses jambes, de ses bras – bras et jambes de seize ans, minces, mais d’une forme pleine d’où le muscle sec n’avait pas encore émergé et qui pouvaient enorgueillir une jeune fille autant qu’un jeune homme. Il essuya, de la main, sa cheville qui saignait, écorchée, et lécha sur sa main le sang et l’eau marine qui mêlaient leur sel.

La brise, soufflant de terre, sentait le regain fauché, l’étable, la menthe foulée; un rose poussiéreux, au ras de la mer, remplaçait peu à peu le bleu immuable qui régnait depuis le matin. Philippe ne sut pas se dire : « Il est peu d’heures dans la vie où le corps content, les yeux récompensés et le cœur léger, retentissant, presque vide, reçoivent en un moment tout ce qu’ils peuvent contenir, et je me souviendrai de celle-ci. »; mais il suffit pourtant d’une clarine fêlée et de la voix du chevreau qui la balançait à son cou, pour que les coins de sa bouche tressaillissent d’angoisse, et que le plaisir emplît ses yeux de larmes. Il ne se tourna pas vers les rochers mouillés où errait son amie, et de son émotion pure ne s’exhala point le nom de Vinca; un enfant de seize ans ne saurait appeler au secours d’un délice inespéré, une autre enfant, peut-être pareillement chargée.

– Hep ! petit !

La voix qui l’éveilla était jeune, autoritaire. Phil se tourna, sans se lever, vers une dame tout de blancvêtue qui enfonçait, à dix pas de lui, ses hauts talons blancs et sa canne dans le chemin du goémon.

– Dis-moi donc, petit, je ne peux pas mener mon auto plus loin dans ce chemin-là, n’est-ce pas ?

Par politesse, Philippe se leva, s’approcha, et ne rougit que quand il fut debout, en sentant sur son torse nu le vent rafraîchi et le regard de la dame en blanc, qui sourit et changea de ton.

– Pardon, monsieur… je suis sûre que mon chauffeur s’est trompé. J’ai eu beau l’avertir… Cette route finit en sentier et ne va que vers la mer, n’est-ce pas ?

– Oui, madame. C’est le chemin du goémon.

– Du Goémon ? Et à quelle distance se trouve le Goémon ?

Phil n’eut pas le temps de retenir un éclat de rire que la dame blanche imita complaisamment :

– J’ai dit quelque chose de drôle ? Prenez garde, je vais vous tutoyer : vous paraissez douze ans, quand vous riez.

Mais elle le regardait dans les yeux, comme un homme.

– Madame, le goémon, ce n’est pas le Goémon, c’est… c’est du goémon.

– Lumineuse explication, approuva la dame blanche, et dont je vous suis bien obligée.

Elle raillait d’une manière virile, condescendante, qui avait le même accent que son regard tranquille, et Philippe se sentit tout à coup fatigué, penchant et faible, paralysé par une de ces crises de féminité qui saisissent un adolescent devant une femme.

– Vous avez fait bonne pêche, monsieur ?

– Non, madame, pas beaucoup… C’est-à-dire… Vinca a plus de crevettes que moi…

– Qui est Vinca ? Votre sœur ?

– Non, madame, c’est une amie.

– Vinca… Un nom étranger ?

– Non… C’est-à-dire… Ça signifie Pervenche.

– Une amie de votre âge ?

– Elle a quinze ans. J’en ai seize.

– Seize ans…répéta la dame blanche.

Elle ne fit aucun commentaire, et ajouta un moment après :

– Vous avez du sable sur la joue.

Il s’essuya la joue avec emportement, à s’écorcher la peau, puis son bras retomba. « Je ne sens plus mes bras, songea-t-il. Je crois que je vais me trouver mal… »

La dame blanche délivra Philippe de son regard tranquille et sourit :

– Voici Vinca, dit-elle en désignant le tournant du chemin où la jeune fille apparaissait, halant un filet à cadre de bois et le veston de Philippe. Au revoir, monsieur ?…

– Phil, dit-il machinalement.

Elle ne lui tendit pas la main et le salua d’un signe de tête deux ou trois foisrépété, comme une femme qui répond « oui, oui », à une pensée cachée. Elle n’était pas encore hors de vue quand Vinca accourut.

– Phil ! Qu’est-ce que c’est que cette dame ?

Des épaules et de tout le visage, il exprima qu’il n’en savait rien.

– Tu ne la connais pas et tu lui parles ?

Phil toisa sa petite amie avec une malice qui renaissait en lui et secouait un joug passager. Il percevait joyeusement leur âge, leur amitié déjà troublée, son propre despotisme et la dévotion hargneuse de Vinca. Ruisselante, elle montrait des genoux meurtris de Saint Sébastien, parfaits sous leur épiderme balafré; des mains d’aide-jardinier ou de mousse; un mouchoir verdi la cravatait et son blouson sentait la moule crue. Son vieux béret poilu ne luttait plus avec le bleu de ses yeux et, sauf ces yeux anxieux, jaloux, éloquents, elle ressemblait à un collégien déguisé pour une charade. Phil se mit à rire et Vinca frappa du pied et lui jetant son blazer à la figure :

– Veux-tu me répondre ?

Il passa nonchalamment ses bras nus dans les emmanchures vides du veston.

– Bête, va ! C’est une dame avec son auto, qui se trompait de route. Un peu plus, l’auto s’enlisait ici. Je l’ai renseignée.

– Ah…

Assise, Vinca vidait ses espadrilles d’où pleuvaient les graviers mouillés.

– Et pourquoi est-ce qu’elle est partie si vite, juste au moment où je venais ?

Philippe prit son temps avant de répondre. Il goûta de nouveau, en secret, l’assurance sans gestes, le regard ferme de l’inconnue, et son sourire méditatif. Il se souvint qu’elle l’appelait « monsieur » gravement. Mais il se souvint aussi qu’elle avait dit « Vinca » tout court, d’une manière trop familière et un peu injurieuse. Il fronça les sourcils et son regard protégea l’innocent désordre de son amie. Il rêva un moment et trouva une réponse ambiguë qui satisfaisait en même temps son goût du secret romanesque et sa pudibonderie de jeune bourgeois :

– Elle a aussi bien fait, répondit-il.

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