De quoi est-ce qu’on a l’air

– Qu’est-ce que vous faites, demain dimanche ?

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

–Oh ! pour rien…

Mon amie Valentine a pris, pour s’enquérir de l’emploi de mon dimanche, un air trop indifférent… J’insiste :

– Pour rien ? c’est sûr ? Allons, dites tout !… Vous avez besoin de moi ?

Elle s’en tire avec grâce, la rouée, et me répond gentiment.

– J’ai toujours besoin de vous, ma chère.

Oh ! ce sourire !… Je reste un peu bête, comme chaque fois que sa petite duplicité mondaine me joue. J’aime mieux céder tout de suite :

– Le dimanche, Valentine, je vais au concert, ou bien je me couche. Cette année, je me couche souvent, parce que Chevillard est mal logé et parce que les concerts Colonne, qui suivent, se ressemblent.

– Ah ! vous trouvez ?

– Je trouve. Quand on a fréquenté Bayreuth, autrefois, assez assidûment, quand on a joui de Van Rooy en Wotan et souffert de Burgstaller en Siegfried, on n’a aucun plaisir, mais aucun, à retrouver celui-ci chez Colonne, en civil, avec sa dégaine de sacristain frénétique couronné de frisettes enfantines, ses genoux de vieille danseuse et sa sensiblerie de séminariste… Un méchant hasard nous réunit au Châtelet, lui sur la scène, moi dans la salle, il y a quelques semaines, et je dus l’entendre bramer – deux fois ! – un « Ich grolle nicht » que Mme de Maupeou n’ose plus servir à des parents de province ! Avant la fin du concert, j’ai fui, au grand soulagement de ma voisine de droite, la « dame » d’un conseiller municipal de Paris, ma chère !

– Vous la gêniez ?

– Je lui donnais chaud. Elle ne me connaît plus, depuis qu’une séparation de corps et de biens m’a tant change. Elle tremblait, chaque fois que je bougeais un cil, que je l’embrassasse…

– Ah ! je comprends !…

Elle comprend ! … Les yeux baissés, mon amie Valentine tapote le fermoir de sa bourse d’or. Elle porte – mais je vous l’ai conté déjà – un vaste et haut chapeau, sous lequel foisonnent des cheveux d’un blond ruineux. Ses manches à la japonaise lui font des bras de pingouin, sa jupe, longue et lourde, couvre ses pieds pointus, et il lui faut un terrible entêtement pour paraître charmante sous tant d’horreurs… Elle vient de dire, comme malgré elle :

– Je comprends…

– Oui, vous comprenez. J’en suis sûre. Vous devez comprendre cela… Mon enfant, vous ne rentrez pas chez vous ? Il est tard, et votre mari…

– Oh ! ce n’est pas gentil à vous…

Ses yeux bleu-gris-vert-marron, humbles, me supplient, et je me repens tout de suite.

– C’est pour rire, bête ! Voyons, que vouliez-vous faire de mon dimanche ?

Mon amie Valentine écarte ses petits bras de pingouin, comiquement :

– Eh bien, voilà, justement, c’est comme un fait exprès… Figurez-vous, demain après-midi, je suis toute seule, toute seule…

– Et vous vous plaignez !…

Le mot m’a échappé… Je la sens presque triste, cette jeune poupée. Son mari absent, son amant… occupé, ses amis, – les vrais, – fêtent le Seigneur portes closes, ou filent en auto…

– Vous vouliez venir chez moi, demain, mon petit ? Mais venez donc ! C’est une très bonne idée.

Je n’en pense pas un mot, mais elle me remercie, d’un regard chien-perdu propre à me toucher, et elle s’en va, vite, pressée, comme si vraiment elle avait quelque chose à faire…

DIMANCHE. – Mon cher dimanche de paresse et de lit tiède, mon dimanche de gourmandise, de sommeil, de lecture, te voilà perdu, gâché, et pour qui ? Pour une incertaine amie qui m’apitoie vaguement…

Ne t’endors pas, ma chatte grise repue, car mon amie Valentine va sonner, entrer, froufrouter, s’exclamer… Elle passera sa main gantée sur ton dos, et tu frémiras de l’échine, en levant sur elle des yeux meurtriers… Tu sais qu’elle ne t’aime guère, toi ma campagnarde à fourrure rase ; elle s’extasie devant les angoras qui ont des pèlerines de colleys et des favoris comme Chauchard… Parce que tu l’as griffée un jour, elle s’écarte de toi, elle ignore ta petite âme violente, délicate et vindicative, de chatte bohémienne. Dès qu’elle viendra, tourne-lui ton dos zébré, roule-toi en turban contre mes pieds, sur le satin éraillé par tes griffes courbes qui ont la forme des épines d’églantier…

Chut ! elle a sonné… La voici ! Elle grelotte et pose au hasard sur ma figure son petit nez glacé, – elle embrasse si mal !

– Seigneur ! votre nez a perdu connaissance, ma chérie. Asseyez-vous dans le feu, je vous en prie.

– Ne riez pas, c’est terrible dehors ! Avez-vous de la chance, tout de même, d’être couchée ! Quatre degrés sous zéro ; tout le monde va mourir.

De fait, le visage de mon amie a tourné au lilas, le lilas un peu verdâtre des prunes qui commencent à mûrir…

Un splendide costume tailleur, en velours souris, la moule, l’épouse du col aux pieds. La jaquette surtout, oh ! la jaquette !… étroite en haut, évasée en bas, la basque brodée battant le genou, comme une seconde petite jupe… Et on a jeté là-dessus, par quatre degrés sous zéro, une étole de zibeline, un coûteux chiffon de fourrure inutile, – et on meurt de froid et on a le nez mauve.

– Petite buse ! Vous ne pouviez pas mettre votre paletot en breitschwanz, au moins ?

Elle se tourne à demi, les mains au chapeau, égarée dans sa voilette :

– Mais non, je ne pouvais pas ! Avec cette mode de jaquettes longues, les basques de celle-ci dépassent sous mon manteau de breitschwanz, alors, je vous demande un peu, de quoi est-ce qu’on à l’air ?

– Il fallait allonger le paletot de breitschwanz.

– Merci ! et puis quoi encore ! Max est très chic, et pas trop cher, mais tout de même…

– Il fallait… acheter une zibeline plus grande…

Mon amie vire sur moi comme si elle allait me mordre.

– Une… une zibeline plus grande ! ! ! Je ne suis pas Rotschild, moi !

– Moi non plus. Ou bien… attendez… vous auriez dû avoir un manteau sérieux, en fourrure moins chère, qui ne serait pas de la zibeline…

Dépêtrée de sa voilette, mon amie laisse tomber ses bras fatigués.

– Une autre fourrure !… Il n’y a pas de fourrure vraiment chic, vraiment habillée, en dehors de la zibeline… Une femme chic sans zibeline, sérieusement, ma chère, de quoi a-t-elle l’air ?

De quoi, en effet, peut-elle bien avoir l’air ? Je n’en sais rien. Je cherche, en caressant des orteils, au fond de mon lit, ma « boule » en caoutchouc…

Le feu craque et siffle, un feu campagnard et sans vergogne, qui pète et lance de petites braises roses…

– Valentine, vous allez être bien gentille et vous occuper du ménage. Tirez la table à thé contre le lit. L’eau bouillante est devant le feu ! les sandwiches, le frontignan, tout est là… vous n’aurez pas à sonner Francine ; je ne serai pas forcée de me lever ; on va être tranquilles, gourmandes, paresseuses… Ôtez votre chapeau, vous pourrez appuyer votre nuque aux coussins… Là donc !

Elle est gentille, sans chapeau. Un peu modiste, un peu mannequin, mais gentille. Un beau rouleau de cheveux dorés s’abaisse jusqu’à ses sourcils châtains et soutient une grosse vague ondulée ; – au-dessus, il y a encore une vague plus petite, et puis encore au-dessus, en arrière, des boucles, des boucles, des boucles… C’est appétissant, propre, à la fois crémeux et net, compliqué comme un entremets de repas de noces…

La lampe, – j’ai fait clore persiennes et rideaux, – jette au visage de mon amie un fard rose ; mais, malgré la poudre de riz en nappe égale et veloutée, malgré le rouge des lèvres, je devine les traits tirés, le sourire raidi… Elle s’appuie aux coussins avec un grand soupir de fatigue…

– Claquée ?

– Claquée complètement.

– L’amour ?…

Geste d’épaules.

– L’amour ? Ah ! là là… Pas le temps. Avec les « premières », les dîners, les soupers, les déjeuners en auto aux environs, les expositions et les thés… C’est terrible, ce mois-ci !

– On se couche tard, hein ?

– Hélas…

– Levez-vous tard. Ou bien vous perdrez votre beauté, mon petit.

Elle me regarde, étonnée :

– Me lever tard ? Vous en parlez à votre aise. Et la maison ? Et les ordres à donner ? Et les comptes des fournisseurs ? Et tout et tout !… Et la femme de chambre qui frappe à ma porte vingt-cinq fois !

– Tirez le verrou, et dites qu’on vous fiche la paix.

– Mais je ne peux pas ! Rien ne marcherait plus chez moi ; ce serait le coulage, le vol organisé… Tirer le verrou ! Je pense à la figure que ferait, derrière la porte, mon gros maître d’hôtel qui ressemble à Jean de Bonnefon… De quoi est-ce que j’aurais l’air ?

– Je ne sais pas, moi… D’une femme qui se repose…

– Facile à dire… soupire-t-elle dans un bâillement nerveux. Vous pouvez vous payer ça, vous qui êtes… qui êtes…

– En marge de la société…

Elle rit de tout son cœur, soudain rajeunie… Puis, mélancolique :

– Eh oui, vous le pouvez. Nous autres, on ne nous le permet pas.

Nous autres… Pluriel mystérieux, franc-maçonnerie imposante de celles que le monde hypnotise, surmène et discipline… Un abîme sépare cette jeune femme assise, en costume tailleur gris, de cette autre femme couchée sur le ventre, les poings au menton. Je savoure, silencieuse, mon enviable infériorité. Tout bas, je songe :

« Vous autres, vous ne pouvez pas vivre n’importe comment… C’est là votre supplice, votre orgueil et votre perte. Vous avez des maris qui vous mènent, après le théâtre, souper, – mais vous avez aussi des enfants et des femmes de chambre qui vous tirent, le matin, à bas du lit. Vous soupez, au Café de Paris, à côté de Mlle Xaverine de Choisy, et vous quittez le restaurant en même temps qu’elle, un peu grises, un peu toquées, les nerfs en danse… Mais Mlle de Choisy, chez elle, dort si ça lui chante, aime si ça lui roucoule, et jette en s’endormant à sa camériste fidèle : « Je me pieute pour jusqu’à deux heures de l’après-midi, et qu’on ne me barbe pas avant ou je fiche ses huit jours à tout le monde ! » Ayant dormi neuf heures d’un juste repos, Mlle de Choisy s’éveille, fraîche, déjeune, et file rue de la Paix, où elle vous rencontre, vous, Valentine, vous, toutes les Valentines, vous, mon amie, debout depuis huit heures et demie du matin, déjà sur les boulets, pâlotte et les yeux creux… Et Mlle de Choisy, bonne fille, glisse en confidence à son essayeuse : « Elle en a une mine, la petite Mme Valentine Chose ! Elle doit s’en coller une de ces noces ! » Et votre mari, et votre amant, au souper suivant compareront in petto, eux aussi, la fraîcheur reposée de Mlle de Choisy à votre évidente fatigue. Vous penserez, rageuse et inconsidérée : « Elles sont en acier, ces femmes-là ! » Que non pas, mon amie ! Elles se reposent plus que vous. Quelle demi-mondaine résisterait au traintrain quotidien de certaines femmes du monde ou même de certaines mères de famille ?… »

Ma jeune amie a ébouillanté le thé, et emplit les tasses d’une main adroite. J’admire son élégance un peu voulue, ses gestes justes ; je lui sais gré de marcher sans bruit, tandis que sa longue jupe la précède et la suit, d’un flot obéissant et moiré… Je lui sais gré de se confier à moi, de revenir, au risque de compromettre sa position correcte de femme qui a un mari et un amant, de revenir chez moi avec un entêtement affectueux qui frise l’héroïsme…

Au tintement des cuillers, ma chatte grise vient d’ouvrir ses yeux de serpent.

Elle a faim. Mais elle ne se lève pas tout de suite, par souci de pur cant. Mendier, à la façon d’un angora plaintif et câlin, sur une mélopée mineure, fi !… De quoi est-ce qu’elle aurait l’air ? comme dit Valentine… Je lui tends un coin de toast brûlé, qui craque sous ses petites dents de silex d’un blanc bleuté, et son ronron perlé double celui de la bouilloire… Durant une longue minute, un silence quasi provincial nous abrite. Mon amie se repose, les bras tombés…

– On n’entend rien, chuchote-t-elle avec précaution.

Je lui réponds des yeux sans parler, amollie de chaleur et de paresse. On est bien… Mais l’heure ne serait-elle pas meilleure encore, si mon amie n’était pas là ? Elle va parler, c’est inévitable. Elle va dire : « De quoi est-ce qu’on a l’air ? » Ce n’est pas de sa faute, on l’a élevée comme ça. Si elle avait des enfants, elle leur défendrait de manger leur viande sans pain, ou de tenir leur cuiller avec la main gauche : « Jacques, veux-tu bien !… De quoi as-tu l’air ? »

Chut !… elle ne parle pas. Ses paupières battent et ses yeux ont l’air de s’évanouir… J’ai, devant moi, une figure presque inconnue, celle d’une jeune femme ivre de sommeil et qui s’endort avant d’avoir fermé les paupières. Le sourire voulu s’efface, la lèvre boude, et le petit menton rond s’écrase sur le col en broderie d’argent.

Elle dort profondément à présent. Quand elle se réveillera en sursaut, elle s’excusera, en s’écriant : « M’endormir en visite, sur un fauteuil ! De quoi ça a-t-il l’air ? »

Mon amie Valentine, vous avez l’air d’une jeune femme oubliée là comme un pauvre chiffon gracieux. Dormez entre le feu et moi, au ronron de la chatte, au froissement léger du livre que je vais lire. Personne n’entrera avant votre réveil ; personne ne s’écriera, en contemplant votre sommeil boudeur et mon lit défait : « Oh ! de quoi ça a-t-il l’air ! » car vous en pourriez mourir de confusion. Je veille sur vous, avec une tiède, une amicale pitié ; je veille sur votre constant et vertueux souci de l’air que ça pourrait avoir…

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