Partie de pêche

VENDREDI. – Marthe dit : « Mes enfants, on va pêcher demain à la Pointe !… Café au lait pour tout le monde à huit heures. L’auto plaquera ceux qui ne seront pas prêts ! » Et j’ai baissé la tête et j’ai dit : « Chouette ! » avec une joie soumise qui n’exclut pas l’ironie. Marthe, créature combative, inflige les félicités d’un ton dur et d’un geste coupant. Péremptoire, elle complète le programme des fêtes : « On déjeunera là-bas, dans le sable. On emmène vous, et puis le Silencieux qui va rafler tout le poisson, et puis Maggie pour qu’elle étrenne son beau costume de bain ! »

Là-dessus, elle a tourné les talons. Je vois de loin, sur la terrasse qui domine la mer, son chignon roux, qui interroge l’horizon d’un air de menace et de défi. Je crois comprendre, au hochement de son petit front guerrier, qu’elle murmure : « Qu’il pleuve demain, et nous verrons !… » Elle rentre, et, délivré du poids de son regard, le soleil peut se coucher tranquillement au-delà de la baie de Somme, désert humide et plat où la mer, en se retirant, a laissé des lacs oblongs, des flaques rondes, des canaux vermeils où baignent les rayons horizontaux… La dune est mauve, avec une rare chevelure d’herbe bleuâtre, des oasis de liserons délicats dont le vent déchire, dès leur éclosion, la jupe-parapluie veinée de rose…

Les chardons de sable, en tôle azurée, se mêlent à l’arrête-bœuf fleuri de carmin, l’arrête-bœuf, qui pique d’une épine si courte qu’on ne se méfie pas de lui. Flore pauvre et dure, qui ne se fane guère et brave le vent et la vague salée, flore qui sied à notre petite hôtesse batailleuse, ce beau chardon roux, au regard d’écolier sans vergogne.

Pourtant, çà et là, verdit la criste marine, grasse, juteuse, acidulée, chair vive et tendre de ces dunes pâles comme la neige… Quand cette poison de Marthe, mon amie, a exaspéré tout le monde, quand on est tout près – à cause de sa face de jeune furie, de sa voix de potache – d’oublier qu’elle est une femme, alors Marthe rit brusquement, rattache une mèche rousse envolée, en montrant des bras clairs, luisants, dans lesquels on voudrait mordre et qui craqueraient, frais, acidulés et juteux sous la dent comme la criste marine.

La baie de Somme, humide encore, mire sombrement un ciel égyptien, framboise, turquoise et cendre verte. La mer est partie si loin qu’elle ne reviendra peut-être plus jamais ?… Si, elle reviendra, traîtresse et furtive comme je la connais ici. On ne pense pas à elle ; on lit sur le sable, on joue, on dort, face au ciel, – jusqu’au moment où une langue froide, insinuée entre vos orteils, vous arrache un cri nerveux : la mer est là, toute plate, elle a couvert ses vingt kilomètres de plage avec une vitesse silencieuse de serpent. Avant qu’on l’ai prévue, elle a mouillé le livre, noirci la jupe blanche, noyé le jeu de croquet et le tennis. Cinq minutes encore, et la voilà qui bat le mur de la terrasse, d’un flac-flac doux et rapide, d’un mouvement soumis et content de chienne qui remue la queue…

Un oiseau noir jaillit du couchant, flèche lancée par le soleil qui meurt. Il passe au-dessus de ma tête avec un crissement de soie tendue et se change, contre l’Est obscur, en goéland de neige…

SAMEDI MATIN, 8 heures. – Brouillard bleu et or, vent frais, tout va bien. Marthe pérore en bas et les peuples tremblent prosternés. Je me hâte ; arriverai-je à temps pour l’empêcher de poivrer à l’excès la salade de pommes de terre ?

8 h. ½. – Départ ! l’auto ronronne, pavoisée de haveneaux flottants. Du fond d’un imperméable verdâtre, de dessous une paire de lunettes bombées, la voix de Marthe vitupère le zèle maladroit des domestiques, « ces empotés qui ont collé les abricots contre le rôti de porc frais ! ». Pourtant, elle condescend à me tendre une patte gantée, et je devine qu’elle me sourit avec une grâce scaphandrière… Maggie, mal éveillée, prend lentement conscience du monde extérieur et sourit en anglais. Nous savons tous ce qu’elle cache, sous son long paletot, un costume de bain pour music-hall (tableau de la pêche aux crevettes). Le Silencieux, qui ne dit rien, fume avec activité.

8 h. ¾. – Sur la route plate, qui se tortille inutilement et cache, à chaque tournant, un paysan et sa charrette, Marthe, au volant, freine un peu brusquement et grogne dans son scaphandre…

8 h.50. – Tournant brusque, paysan et charrette… Embardée sur la gauche. Marthe crie : « Cocu ! »

9 heures. – Tournant brusque : au milieu de la route, petit garçon et sa brouette à crottin. Embardée à droite. Marthe frôle le gamin et lui crie : « Cocu ! » Déjà ! pauvre gosse…

9 h. 20. – La mer, à gauche, entre des dunes arrondies. Quand je dis la mer… elle est encore plus loin qu’hier soir. Mes compagnons m’assurent qu’elle est montée, pendant mon sommeil, jusqu’à cette frange de petites coquilles roses, mais je n’en crois rien.

9 h.30. – Les Cabanes ! Trois ou quatre cercueils noirs, en planches goudronnées, tachent la dune, la dune d’un sable si pur ici, si délicatement mamelonné par le vent, qu’on songe à la neige, à la Norvège, à des pays où hiver ne finit point…

Dans un immobile roulis

Le sable fin creuse une alcôve

Où, malgré les cris de la mauve,

On peut se blottir, et, pour lits,

La dune a de charmants replis…

murmure le Silencieux, poète modeste. Marthe, excitée, se penche sur le volant et… enlise deux roues de l’auto. Plus vive qu’un petit bull, elle saute à terre, constate le dommage et déclare avec calme : « C’est aussi bien comme ça, d’ailleurs. Je n’aurais pas pu tourner plus loin. »

Nous avons atteint le bout du monde. La dune, toute nue, abrite entre ses genoux ronds les cabanes noires, et devant nous fuit le désert qui déçoit et réconforte, le désert sous un soleil blanc, dédoré par la brume des jours trop chauds…

10 heures. – « Tribu papoue conjurant l’Esprit des Eaux amères. » C’est la légende que j’écrirai au verso de l’instantané que vient de prendre Maggie. Les « indigènes », à têtes de phoques mouillés, dans l’eau jusqu’au ventre, la battent avec de longues perches, en hurlant rythmiquement. Ils rabattent le poisson dans le filet tendu en travers d’un grand lac allongé, un grand bout de mer qu’abandonne ici la marée négligente. Le carrelet y grouille, et la crevette grise, et le flet et la limande… Marthe s’y rue et fouit les rives de sable mouvant, avec une activité de bon ratier. Je l’imite, à pas précautionneux d’abord, car toute ma peau se hérisse, à sentir passer entre mes chevilles quelque chose de plat, vif et glissant…

– À vous ! à vous, bon Dieu ! vous ne la voyez donc pas ?

– Quoi ?

– La limande, la limande, là !… »

Là ?… Oui, une assiette plate nacrée, qui miroite et file entre deux eaux… Héroïque, je fouille le fond de l’eau, à quatre pattes, à plat ventre, traînée sur les genoux… Un bref jappement : c’est Marthe qui crie de triomphe et lève au bout de son bras ruisselant l’assiette plate qui se tord en fouette… Je crèverai de jalousie, si je reviens bredouille ! Où est le Silencieux ? oh ! le lâche, il pêche au haveneau ! Et Maggie ? ça va bien, elle nage, soucieuse uniquement de sa plastique et de son maillot de soie framboise… C’est contre Marthe seule que je lutte, Marthe et son calot de cheveux rouges collés, Marthe ficelée dans du gros jersey bleu, petit mathurin à croupe ronde… Les bêtes, les bêtes, je les sens, elles me narguent ! Un gros lançon de nacre jaillit du sable mou, dessine en l’air, de sa queue de serpent, un monogramme étincelant et replonge…

11 heures. – La tribu papoue a fini ses conjurations. L’Esprit des Eaux amères, sensible aux hurlements rituels, a comblé de poissons plats leurs filets. Sur le sable, captives encore des mailles goudronnées, agonisent de belles plies au ventre émouvant, l’insipide flet, les carrelets éclaboussés d’un sang indélébile… Mais je ne veux que la proie traquée par mes seules mains écorchées, entre mes genoux écaillés par le sable et les coquilles tranchantes… Le carrelet, je le connais à présent, c’est un gros serin qui pique du nez droit entre mes chevilles jointes et s’y bloque, – la limande n’est pas plus maligne… Nous pêchons côte à côte, Marthe et moi, et le même jappement nous échappe, quand la prise est belle…

11 h. ½. – Le soleil cuit nos nuques, nos épaules qui émergent de l’eau tiède et corrosive… La vague, sous nos yeux fatigués, danse en moires glauques, en bagues dorées, en colliers rompus… Aïe, mes reins !… Je cherche mes compagnons muets ; le Silencieux arrive, juste comme Marthe, à bout de forces, gémit : « J’ai faim ! »… Le Silencieux fume, et son gros cigare ne lui laisse que la place d’un sourire d’orgueil. Il tend vers nous son haveneau débordant de nacres vivantes…

Maggie vient à son tour, ravie d’elle-même : elle a pris sept crevettes et un enfant de sole…

– À la soupe, les enfants ! crie Marthe. Les indigènes charrieront le gibier jusqu’à l’auto.

– Oh ! on va emporter tout ? il y en a au moins cinquante livres !

– D’abord, ça fond beaucoup à la cuisson. On en mangera ce soir en friture, demain matin au gratin, demain soir au court-bouillon… Et puis on en mangera à la cuisine, et on en donnera peut-être aux voisins…

1 heure. – Assis sous la tente, nous déjeunons lentement, dégrisés… Là-bas, au bout du désert aveuglant et sans ombre, quelque chose bout mystérieusement, ronronne et se rapproche, – la mer !… Le champagne ne nous galvanise pas, la migraine plane sur nos têtes laborieuses…

Nous nous contemplons sans aménité. Marthe a pincé un coup de soleil sur son petit nez de bull. Le Silencieux bâille et mâche son cinquième cigare. Maggie nous choque un peu, trop blanche et trop nue, dans son maillot framboise…

– Qu’est-ce qui sent comme ça ? s’écrie Marthe. Ça empeste le musc, et je ne sais quoi encore…

– Mais c’est le poisson ! Les filets pleins pendent là…

– Mes mains aussi empestent. C’est le flet qui sent cette pourriture musquée… Si on donnait un peu de poisson à ces braves indigènes ?…

2 heures. – Retour morne. Nous flairons nos mains à la dérobée. Tout sent le poisson cru : le cigare du Silencieux, le maillot de Maggie, la chevelure humide de Marthe… Le vent d’Ouest, mou et brûlant, sent le poisson… La fumée de l’auto, et la dune glacée d’ombre bleue, et toute cette journée, sentent le poisson…

3 heures. – Arrivée. La villa sent le poisson. Farouche, le cœur décroché, Marthe s’enferme dans sa chambre. La cuisinière frappe à la porte :

– Madame veut-elle me dire si elle veut les limandes frites ou gratinées ce soir ?

Une porte s’ouvre furieusement et la voix de Marthe vocifère :

– Vous allez me faire le plaisir de faire disparaître de la maison toute cette cochonnerie de marée ! Et pendant une semaine je vous défends de servir autre chose que des œufs à la coque et du poulet rôti !

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