I

Un mois de mai de la guerre.

L’Empyrée-Montmartre, pour jouer sa grande Revue de printemps Ça gaze ! a engagé dix-huit jeunes femmes, un petit compère « faible du poumon », un tragédien octogénaire pour les rôles indispensables, du Père la Victoire, du Grognard de Raffet et du général Joffre.

La loge de Mlle Mitsou, première vedette. Papier qui imitait la toile de Jouy blanche et rose, quand il était blanc et rose. Mitsou n’a pas connu ce temps-là. Un tréteau en guise de table, nappé de serviettes éponge. Toilette, seau et broc de chambre de bonne. La poudre de riz dans des boîtes de carton. Un très beau brillant, monté en bague, parmi les crayons gras et les boîtes de rouge. Petit divan, moelleux comme un banc de square, deux chaises cannées peintes au ripolin. Allure générale de « c’est-bien-assez-bon-comme-ça ».

L’entracte. Mitsou, seule, se repose, vêtue de bas couleur de fraise cousus par l’ourlet à son maillot de jambes, d’une paire de souliers d’or et d’un kimono de crépon mauve. La nature a paré Mitsou des beautés que requiert la mode actuelle : point de nez, – ou si peu, – l’œil très grand, noir comme le cheveu, la joue ronde, la bouche étroite, boudeuse et fraîche, voilà pour le visage. Pour le corps, il le fallait mince, avec la jambe longue et noble, le sein bas et petit : nous avons tout cela, sans autre défaut qu’un peu de maigreur au-dessus du genou. Mais la trentaine rembourrera cette cuisse de page, et aussi ce dos de nymphe anémique : Mitsou n’a que vingt-quatre ans.

Mitsou est seule, assise à sa table de maquillage. Les deux jambes, ouvertes en V, demeurent rigides pour ne point « pocher » les bas au genou, mais le jeune dos ploie, et le cou se tend comme celui d’une gazelle altérée. Mitsou, immobile, n’aurait presque pas l’air vivante, si de temps en temps elle ne se poudrait la joue, n’avivait de rouge sa bouche ou n’aiguisait au crayon l’angle de l’œil. La main diligente ne pense à rien, ni le grand œil sombre et poli, ni la jeune figure morne et sereine…

Bruit, dans le couloir, de pas boiteux. Un vieux doigt sec frappe à la porte, celui de Boudou l’avertisseur.

BOUDOU (entrouvrant la porte. Il a soixante-douze ans et paraît plus âgé.) : La fin de l’entracte. Ça va être à vous, mademoiselle Mitsou.

MITSOU (lentement éveillée.) : Merci, Boudou. Il va mieux, votre pied ?

BOUDOU : Pas beaucoup mieux. Si jeudi il n’y a pas de changement, je le laverai, et j’y mettrai une chaussette de laine et une chaussette de coton l’une par-dessus l’autre. Il faut tout essayer, c’est mon principe.

Il s’éloigne, laissant la porte entrouverte. Bruit, dans le couloir, de pieds mous. Passage, dans la pénombre, de Beautey, le tragédien octogénaire. Il s’arrête un instant et les ampoules de la loge éclairent l’uniforme glorieux des Grognards, mais aussi les yeux sanguinolents et la lippe affreuse de Beautey.

BEAUTEY (à Mitsou.) : Ça va, petite ?

MITSOU (précipitamment, penchée sur son miroir.) : Oui, oui, monsieur Beautey, merci bien… Oh ! je suis en retard…

BEAUTEY : Tu veux que je t’aide ?

MITSOU (épouvantée.) : Non, non, monsieur Beautey, ne vous donnez pas la peine… Pensez-vous ! (Il s'éloigne)

MITSOU (avec un frisson.) : Je mourrais plutôt que de le regarder en face. Montrer des gens si vieux que ça, ce n’est guère convenable. Moi qui ne peux déjà pas regarder un cheval par terre…

Bruit, dans le couloir, de dix petits talons de bois ; passage, dans un désordre anglais bien agréable, des cinq Tirelireli-girls. Mais Mitsou, blasée, ne tourne pas la tête. Passent, l’un après l’autre, le Pain de Régime, la Crise du Papier, la Saccharine, le petit compère faible du poumon… Entrée d’une Vieille Dame montée sur savates, qui porte les palmes académiques épinglées sur le pan gauche de sa palatine en peluche : l’Habilleuse.

Enfin, bruit et cris comme d’un nid de souris traquées, et irruption, dans la loge, de Petite-Chose. Petite-Chose est-elle laide, ou jolie ? Bien, ou mal faite ? C’est un bout de femme qu’un incessant et astucieux tortillement défend de toute estimation sérieuse. Des cheveux teints descendent en nuage jusqu’au bout de son nez, qui d’ailleurs ascensionne à leur rencontre. Les cils noircis, les pommettes farceuses, les coins de la bouche, tout cela remonte, comme rebroussé par un coup de vent. Les épaules frissonnent, la croupe danse, les mains empoignent la gorge – pour la signaler ou la soutenir ? – et si les genoux se frottent l’un à l’autre en marchant, est-ce parce que Petite-Chose a froid, parce qu’elle veut faire rire, ou simplement parce qu’elle est cagneuse ? Mystère. Que Petite-Chose tombe à la Seine : ses amis les plus intimes, appelés à la Morgue, ne seront pas capables de la reconnaître : personne ne l’a, en vérité, jamais vue…

PETITE-CHOSE : (vêtue d’un peignoir de bain sans fraîcheur et coiffée d’une banane « stylisée » en carton peint, se jetant sur Mitsou.) : Cache-les-moi, Mitsou, cache-les-moi. On veut les flanquer dehors et me coller l’amende !

MITSOU (paisible, les sourcils hauts.) : Qui ?

PETITE-CHOSE : Les deux petits, là, qui sont si jolis ! (Elle désigne le couloir.) Cache-les-moi le temps que Boudou ait fini sa ronde ! (Câline, excessivement tortillée.) On ne leur cherchera pas de misères chez toi, tu es vedette, tu as le droit de recevoir qui tu veux !

MITSOU (royale.) : Ça ne serait vraiment pas la peine d’être vedette, si on ne pouvait pas recevoir. Mais moi je n’ai jamais personne ici et je ne veux pas de monde que je ne connais pas.

PETITE-CHOSE (pressante.) : Rien qu’une minute, Mitsou ! Dans ton grand placard ! Ils sont si jolis ! (Sans attendre la réponse, elle appelle à demi-voix dans le couloir.) Vite, vite, vous les deux là-bas ! Au trot !

Elle attire dans la loge deux jeunes sous-lieutenants, un kaki et un bleu horizon. Le kaki est très bien ; le bleu est mieux.

MITSOU (les regardant comme deux meubles.) : Je n’ai rien à faire à tout ça, moi !

LE KAKI : Mademoiselle Mitsou, nous vous avons beaucoup admirée tout à l’heure. Permettez-moi de vous prés…

MITSOU (sans paraître l’entendre, à Petite-Chose, par-dessus la tête du lieutenant kaki.) : Tu comprends bien que si jamais mon ami a l'idée de venir ici avant le deux, avec des associés à lui qu’ils ont pris une avant-scène, ça me fera du joli dans ma loge !

LE BLEU (que l’inattention de Mitsou agace.) : Mademoiselle, je ne veux pas vous imposer plus longtemps une présence qui…

MITSOU (de même, à Petite-Chose.) : Tu comprends bien que pour moi, ça m’est indifférent qu’ils soient dans mon placard ou ailleurs, ce n’est pas la question, c’est pour l’air que ça a. Tu sais bien que je ne suis pas une personne a…

PETITE-CHOSE (irrésistible.) : Je le sais, je le sais ! Mais tu le feras pour moi, tu es si gentille ! (Aux deux sous-lieutenants.) Ouste, vous les deux, dans le placard ! (À Mitsou.) Y a plein de drames dans la maison, comprends donc, Boudou a trouvé un classe dix-sept dans la penderie de cette grande jument de Weiss, il a dit qu’il ferait remonter ça jusqu’à la direction, c’est un choléra vert que ce père Boudou…

BOUDOU (entrouvrant la porte, obligeant et soupçonneux.) : Dans cinq minutes c’est à vous, mademoiselle Mitsou. (Il regarde fixement Petite-Chose, qui a refermé sur les lieutenants les portes du placard.)

PETITE-CHOSE (aimable.) : Ça va, Boudou ? Et ce pied ?

BOUDOU (froid) : Comme ça… S’il n’y a pas du mieux jeudi, je le laverai, et après j’y mettrai une chaussette de coton et une chaussette de laine.

PETITE CHOSE : Aux grands maux les grands remèdes, Boudou !

Il sort. Petite-Chose rouvre le placard. Les deux internés, bien rangés à plat sur le fond du placard, ne donneraient pas leur place pour la croix de guerre. Ils ne disent mot et ne s’en amusent pas moins.

PETITE-CHOSE : Hein ! ce qu’il vous repérait, sans moi, ce vieux patrouilleur ! C’est à moi, c’est à moi, j’entends le finale de L’Enfer des Poisons ! Je me sauve, restez là, je reviens ! (Elle les embrasse tous deux avec une prodigieuse agilité. Bas, au lieutenant bleu, en désignant Mitsou :) Ne comptez pas trop sur elle pour entretenir la conversation… (Elle s’échappe en criant :) Sages, les chéris ! Vous êtes chez du monde bien !

Cette flatterie du Parthe arrache un sourire condescendant à Mitsou. Restée seule avec les deux jeunes gens, toujours debout et compassés dans le placard, Mitsou rejette son kimono, qui la laisse vêtue d’un maillot de jambe recouvert de longs bas fraise, et, plus haut, d’une chemise de jour en tulle. Placide, elle resserre et noue à sa taille la coulisse du maillot, écarte les cuisses pour « chausser » à fond l’entrejambe, s’insinue avec précaution dans la mousse de tulle rouge-noir qui constitue son costume (la « Rose Jacqueminot »), se poudre les aisselles et le sillon de la gorge ; – enfin témoigne, dans tous ses gestes, d’un sans-gêne morose, d’une impudeur distraite qui bannit toute coquetterie. Ce faisant, elle croit devoir jeter aux lieutenants un « Ça va, dans le placard ? » sec comme une croûte, et qui les froisse.

LE BLEU (tout yeux, mais très correct.) : Parfaitement bien, Madame, je vous remercie.

MITSOU : Tiens, me voilà passée Madame, à présent. Pour un avancement rapide, c’est un avancement rapide. (Silence. Elle s’efforce d’agrafer derrière elle une ceinture et n’y parvient pas :) Je me demande où elle est encore partie, cette vieille mère Machin-Chouette d’habilleuse !

LE BLEU (sortant du placard.) : Puis-je vous aider, Madame ?

MITSOU : Ce n’est pas de refus. Il y a quatre agrafes, vous voyez, sur la hauteur du gros grain ; le reste je peux toute seule, c’est des boutons-pression. (Elle lui tend son dos nu, en toute froideur.) Merci beaucoup.

Elle dit « merci » sans se retourner, à l’image que lui renvoie la glace : leurs deux têtes brunes et jeunes, aux grands yeux, et qui se ressemblent comme s’ils étaient frère et sœur. Mitsou sourit, le Lieutenant Bleu sourit, ils se ressemblent encore davantage.

LE LIEUTENANT BLEU (s’inclinant.) : Il n’y a pas de quoi, Madame. (Il retourne dans le placard. Silence.)

MITSOU (s’asseyant, désigne le divan.) : Je ne vous invite pas à vous asseoir là, parce que tant que Boudou ne sera pas sur scène, il y aura du danger pour vous. À partir du moment où il sera descendu en scène pour faire les bruits de coulisse, vous pourrez partir. C’est Boudou qui fait en coulisse le cri du Damné, le Vitrier et le pot de fleurs qui tombe par la fenêtre.

LE KAKI (pour dire quelque chose.) : Mais c’est Protée !

MITSOU (simple.) : Non, c’est le père Boudou qu’il s’appelle. Ça a toujours été lui depuis le commencement de la Revue. (Silence. Mitsou se rougit les ongles.)

LE BLEU (poli.) : Et vous êtes contente de vos rôles dans cette Revue, Madame ? (Il parle froidement, mais regarde Mitsou avec feu. Chaque fois qu’il l’appelle Madame, elle manifeste sa surprise en levant un peu ses sourcils bien arqués.)

MITSOU : Très contente. Surtout qu’ici, ce n’est pas seulement une affaire de talent, pour réussir.

LE BLEU ET LE KAKI : Ah, vraiment ?

MITSOU (importante.) : La difficulté pour jouer ici, c’est l’âge. La direction n’engage pas une seule femme qui ait plus de vingt-cinq ans. C’est le genre de la maison. Moi, j’ai vingt-quatre ans.

LE BLEU : Moi aussi.

MITSOU : Non ? Ça, c’est drôle, par exemple !

LE BLEU : Où le comique va-t-il se nicher ?…

LE KAKI : Vous croyez que Mlle Petite-Chose n’a pas plus de vingt-cinq ans ?

MITSOU : Qu’elle dit. Mais vous la connaissez sans doute mieux que moi ?

LE KAKI ET LE BLEU : Mais non !

MITSOU : Pas possible ?

LE KAKI (seul) : Nous la voyons ce soir pour la première fois. Un de nos amis nous a présentés, et il a fui, le lâche, au moment du flagrant délit, vous savez le classe dix-sept qu’on a surpris chez Mme Weiss… Nous n’avions aucune idée que la police intérieure fût aussi sévère, au café-concert.

MITSOU (choquée) : C’est un music-hall, ici, ce n’est pas un café-concert. D’ailleurs, il faut ça. Sans quoi, on en verrait !… Moi, je peux recevoir dans ma loge, c’est sur mon contrat.

LE BLEU : Et vous recevez beaucoup ?

MITSOU (digne) : Pensez-vous ! Personne.

Sur ce mot, on frappe. Mitsou, étonnée, entrouvre la bouche, lève les sourcils et ne dit rien. On refrappe et la porte s’ouvre. Paraît l’Ami de Mitsou, un homme bien, dans tout l’éclat de ses cinquante ans.

L’HOMME BIEN (baisant la main de Mitsou) : Petite amie !… (Il se retourne et voit les deux lieutenants dans le placard. Léger cri :) Ah !… (car il est nerveux. Puis il se ressaisit et essaie la manière désinvolte :) Je vous l’avais bien dit, petite amie, que vous n’auriez pas assez de ce placard pour serrer tous vos colifichets !

Les deux jeunes gens sortent du placard. Il est aisé de lire sur leurs traits l’espoir qu’enfin « on va rigoler sérieusement ! »

MITSOU (point habituée aux drames psychologiques, perd un moment la parole, et la retrouve pour confesser la vérité. À l’Homme Bien, montrant les deux officiers) : C’est pas à moi, c’est à Petite-Chose.

L’HOMME BIEN (amer) : Ah ! Mitsou !…

MITSOU : Boudou les a pincés dans sa loge et elle les a mis dans mon placard.

LE BLEU : D’où nous sortons, Madame, en laissant à vos pieds nos excuses, et nos respectueux hommages…

LE KAKI (en écho.) : …xcuses, spectueux hommages. (À l’Homme Bien.) Monsieur…

L’HOMME BIEN (congestionné.) : Monsieur… Monsieur… (La porte se referme sur les deux lieutenants. Silence.) Mitsou !

MITSOU : Quoi ? (L’Homme Bien se tait avec reproche) : Ah ! c’est pour ça ? Ce n’est pas la peine, allez. Je vous l’ai dit, ils sont à Petite-Chose. Je ne sais pas inventer, moi. De me voir aussi bête, vous devez bien penser que je dis la vérité.

L’HOMME BIEN : Deux officiers… Deux à la fois !… Ah ! Mitsou, je ne vous connaissais pas ce vice-là…

MITSOU (morne.) : Moi non plus. Ni celui-là ni un autre.

L’HOMME BIEN (touché.) : C’est vrai, Mitsou. Mais convenez que les apparences… Ils sont bien de leur personne. Le bleu, surtout…

MITSOU (levant les yeux sur la glace qui, tout à l’heure, reflétait deux jeunes têtes.) : Vous trouvez ?

L’HOMME BIEN : Comment s’appelle-t-il ?

MITSOU (surprise.) : Tiens, c’est vrai… Je ne sais ni leurs noms ni quoi ni qu’est-ce.

PETITE-CHOSE (dans le couloir.) : Tu es là, Mitsou ?

MITSOU (ouvrant la porte, sévère.) : Entre, toi !

PETITE-CHOSE (essoufflée) : Tu les as donc renvoyés ? Une chance que je les ai rencontrés, ils descendaient dans les dessous…

MITSOU : D’abord, fais des excuses à mon ami, que tu lui as donné un arrêt du cœur ! Tu penses, arriver ici et trouver deux militaires dans mon placard !

PETITE-CHOSE (tout contre l’Homme Bien, par habitude.) : Oh ! c’est vrai, Monsieur ? Il ne faut pas m’en vouloir, Monsieur, ni à Mitsou non plus, Monsieur ! Monsieur, ils sont si jolis ! Vous avez vu, Monsieur, surtout le bleu ? Il a un œil…

L’HOMME BIEN (envieux.) : Quoi, un œil ? Il a un œil de verre ?

PETITE-CHOSE (indignée.) : Un œil de verre ! Un œil de flamme, oui ! Et la bouche ? Vous avez vu sa bouche, Monsieur ? Mitsou, tu as remarqué sa bouche ? Et les narines, Monsieur, vous avez vu ? Des belles petites narines, qui palpitent quand il respire fort… D’ailleurs, à la réflexion, le Kaki est tout aussi bien, vous savez. Il a un beau teint ; vous avez vu, Monsieur ?

L’HOMME BIEN (sec.) : J’avoue ne pas y avoir accordé autant d’attention que vous.

PETITE-CHOSE (trépidante.) : Ah ! c’est qu’on ne me cache rien, à moi ! Monsieur, Monsieur, vous allez rater le ballet des Kabyles balayeurs !

L’HOMME BIEN : Je l’ai déjà vu.

PETITE-CHOSE (très mondaine.) : Alors, vous nous restez ! Mais c’est une fête !

L’HOMME BIEN : Non, car je rejoins mes invités, deux minotiers que j’ai laissés dans l’avant-scène.

PETITE-CHOSE : Deux minotiers ? Oh ! Envoyez-les-moi, Monsieur ! Ils sont jolis ?

L’HOMME BIEN : L’un est mon oncle, l’autre est son beau-frère.

PETITE-CHOSE (comme à la vue de l’eau purgative.) : Beuh ! Mince de taux de blutage !

Sortie de l’Homme Bien.

MITSOU (sentencieuse.) : Regarde tous les ennuis que tu pouvais me faire arriver ce soir, avec tes colis militaires. Heureusement que j’ai affaire à un homme intelligent !

PETITE-CHOSE (non moins sentencieuse.) : Un homme intelligent, c’est un homme qui se prépare à être un jour ou l’autre cocu comme père et mère, ou bien ce n’est pas un homme intelligent. Des ennuis, des ennuis… C’est la vie, les ennuis !

Elle se roule sur le divan, en frétillant de tout le corps sauf des genoux, à cause du maillot de soie.

MITSOU (digne et ennuyeuse.) : Dieu merci, depuis trois ans que je suis avec Pierre, j’ai oublié ce que c’est qu’un ennui.

PETITE-CHOSE (ouvrant de grands petits yeux incrédules.) Non ? Vrai ? Pas seulement de disputes ? Pas seulement un raccommodage ?

MITSOU (l’ongle sous la dent.) : Pas ça. Il ne me dispute jamais. Moi je ne le cherche pas : la tranquillité.

PETITE-CHOSE : Ben ! … On ne doit pas rigoler tous les jours, chez toi… Mais, le front ?

MITSOU : Quel front ?

PETITE-CHOSE (scandalisée.) : Quel front ! ! ! Mais le front ! La guerre, quoi ! Tu as bien quelqu’un, un petit sentiment au front ?

MITSOU : Non, puisque je suis avec Pierre depuis le mois de juin 1914.

PETITE-CHOSE (les pieds au plafond.) : Cette raison !… À propos, les deux petits, là, qui sont si jolis, à quelle place du front qu’ils sont, déjà ?

MITSOU : Je ne sais pas.

PETITE-CHOSE : Tu ne leur as pas demandé ?

MITSOU : Non.

PETITE-CHOSE : De quoi avez-vous parlé, alors ?

MITSOU : Je ne sais pas… Ils m’ont demandé si j’étais contente de mes rôles dans la Revue.

PETITE-CHOSE (bondissant.) : De tes rôles ! La Revue ! … En voilà un sujet de conversation avec des lieutenants en perme ! Où donc qu’on t’a élevée ? Mais je n’ai pas leur adresse ! Mais il me la faut ! Mais il me les faut !

Elle s’élance en projectile dans le couloir. Retour de la Vieille Dame habilleuse. Elle entre sans bruit. Mitsou, songeuse, ne l’entend pas.

LA VIEILLE DAME (à l’oreille de Mitsou, annonçant d’une voix insaisissable.) : On en est aux « Fleurs prisonnières ! »

MITSOU (tressaille et porte la main à son sein, avec un cri.) :

Ah !… Vous, vous me ferez mourir d’une maladie de cœur, c’est couru ! Je me demande où vous avez pris ces manières de revenant !

LA VIEILLE DAME (dans un murmure.) : J’étais garde-malade, avant la guerre…

MITSOU : Ce que vous devez en avoir, des morts de saisissement, sur la conscience ! Donnez-moi ma lance ! …

Elle prend une lance de bois enguirlandée de roses, et contemple dans le miroir son charmant reflet de fleur. Y a-t-il beaucoup de différence, sur un très jeune visage, entre l’expression de la sérénité passive et celle du désespoir sans issue ? … Irruption de Petite-Chose, qui brandit une carte et saute à pieds joints.

PETITE-CHOSE (criant.) : Je les ai, je les ai ! Les noms, les adresses, le secteur postal, tout !

MITSOU : Ils sont partis ?

PETITE-CHOSE : Partis ? Ils ne veulent plus démarrer. Ils disent que c’est bien plus amusant que dans la salle ! Je déblaie ma scène et je remonte !

MITSOU : Où sont-ils ?

PETITE-CHOSE : Dans la penderie de Christophette Colombe. Quelle bombe, ma chère ! On leur passe de la bière sous le rideau, et des madeleines, on est malades de rigoler !

Elle s’échappe en gloussant de joie. Mitsou descend vers la scène, avec l’air puni et résigné qui convient aux enfants sages.

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