IV

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Monsieur,

« Je ne sais comment vous remercier des jolies choses que vous m’avez envoyer. Je me connais assez aux belles choses pour voir qu’elles ont été choisies par quelqu’un qui a beaucoup de goût. Si vous me faites le plaisir de revenir me voir, vous trouverez beaucoup de changement dans ma loge et vous verrez que vos jolies cristalleries y occupent la place d’honneur.

« Recevez, Monsieur, l’assurance de mon meilleur souvenir.

« Mitsou. »

« P.S. – Si ce n’est pas trop indiscret, je voudrais savoir la date de votre prochaine permission. »

Le Lieutenant Bleu à Mitsou.

« Madame,

« Vous avez fait avec moi un marché de dupe. Dépêcher, vers vous, le plus modeste, le plus banal bibelot, et recevoir en échange un billet où l’humour, la spontanéité, la grâce parisienne fleurissent ensemble, – c’est trop, c’est trop. Combien mes camarades m’envieraient, si je leur montrais ce billet, ce qu’ils ne manqueraient pas de nommer un début d’aventure ! C’est qu’ils ignorent que je ne suis point aventureux, et que vous incarnez, dans la Revue de l’Empyrée-Montmartre, la jeune gravité, le souci de bien faire, enfin la tenue, la Tenue, Madame, avec un grand T, une automobile et un ami sérieux. N’oublié-je rien ? D’avance je m’en excuse, Madame, avec toute la modestie d’un homme qui, bien que vous le connaissiez par ses nom et prénom, s’obstine à rester l’anonyme et respectueux

« Lieutenant Bleu. »

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Monsieur,

« J’ai été bien contente de recevoir votre lettre. Elle n’a mis que quatre jours à venir, ce qui n’est pas beaucoup par le temps qui court, – qui ne court pas bien vite. Il y a par moments des journées qui sont plus longues que d’autres, on ne sait pas pourquoi. Il y a des compliments qui ne font pas plaisir, et même qui vous rendent triste, j’y pensais en lisant votre lettre. J’ai eu plus de plaisir à regarder votre jolie écriture qu’à relire votre lettre, où il y a des passages qui ont bien l’air de me prendre pour une autre. Si vous les avez écrits dans l’espoir que je n’étais pas capable de les comprendre, c’est un passe-temps pas très relevé pour un jeune homme comme vous. Et si vous avez cru que je les comprendrais et que je m’en froisserais, sachez que je ne m’en tourmente guère, et qu’une femme n’a pas le temps d’être susceptible quand elle a l’esprit occupé par quelque chose. J’aurez toujours appris dans votre lettre comment les officiers français se représentent la Tenue, en chemise de tulle avec des bas couleur fraise.

« Je vous dis, Monsieur : sans rancune et au revoir, et n’oubliez pas une autre fois que je vous ai demandé la date de votre prochaine permission.

« Mitsou. »

Le Lieutenant Bleu à Mitsou.

« Madame,

« Peu d’épistolières se vantent de faire tenir comme vous faites, en quinze lignes, tant de choses essentielles : de l’ironie, le sentiment des convenances, et du mystère. Le Mystère de la Divette : quel beau titre pour un film en vingt-trois chapitres ! Ils mentaient donc, ces yeux larges ouverts sur le passage de la vie ? Ils pensaient à quelque chose ! Quant à l’ironie, je n’ai pas, à moins de passer encore une fois pour un grossier personnage, le droit de m’en montrer étonné. On ne vit pas impunément dans l’atmosphère fiévreuse du music-hall et parmi ces joyeux drilles, les auteurs de Revues ! J’en ai connu un seul : c’était un étincelant bureaucrate qui avait passé, de longtemps, l’âge des R.A.T. Il classait tout le jour, dans un carnet à souche, l’actualité, la gaillardise et la scatologie par ordre alphabétique.

« Pour ma prochaine permission, Madame, ce sont les Allemands qui en fixeront la date. Dans deux mois s’ils se tiennent sages, – peut-être jamais s’ils attaquent. N’est-il pas fâcheux que ma visite à votre loge dépende de ces gens-là ?

« Je demeure, Madame, très respectueusement, votre

« Lieutenant Bleu. »

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« C’est vous qui l’aurez décidé, Monsieur, vous êtes donc mon Lieutenant Bleu. Regardez comme c’est drôle, les mots. Si je dis « mon lieutenant », c’est ordinaire ; si je mets « mon Lieutenant Bleu » ça devient gentil. Petite-Chose appelait un de ses amis « ma poule d’eau mauve », mais je ne fais aucune comparaison. Je ne vous demanderez que de ne m’appeler « Mademoiselle », et non pas Madame, je n’ai pas de motif sinon que je n’aime pas ça.

« Je n’ai pas trouvé, moi, de « choses essentielles » dans votre lettre. Peut-être que vous n’en aviez pas mis. À moins que ce ne soit le passage où vous plaisantez les pauvres vieux qui font des revues. Ce passage-là m’a plutôt flattée, il me semblait que je causais à monsieur votre père. Les personnes d’âge aiment bien plaisanter sur la vie des coulisses comme s’ils la connaissez, et ils ajoutent des petit hé ! hé !

« Mais, en relisant, j’ai bien vu que c’était vous qui écrivait. Je vous ai revu tel que vous étiez dans le placard, et aussi jeune. Il faut qu’un jeune homme soye bien jeune pour que, lorsqu’une femme lui dit qu’elle pense à quelque chose, il ne comprenne pas que ça veut dire : à quelqu’un.

« Au revoir, mon Lieutenant Bleu. Petite-Chose vous envoie ses amitiés, et moi je forme des souhaits pour qu’il ne vous arrive rien de mal.

« Mitsou. »

Le Lieutenant Bleu à Mitsou.

« Mademoiselle Mitsou, il me semble aujourd’hui que je ne vous écrirai que des sottises. On ne devrait jamais écrire à une femme après deux nuits blanches, dont une où j’étais de garde. Mademoiselle Mitsou, votre simplesse, votre apparente simplesse m’intrigue plus que je ne veux. Oui-da, vous pensez ? C’est de notre âge, – classe 13 si je ne me trompe. Moi aussi, je pense. Je pense à une famille que j’ai, à mon métier de militaire, aux plaisirs rapides, un peu brutaux, qui récompensent mes permissions, à… à ma marraine, jureriez-vous ? Ne jurez pas. Je n’ai, ni ne veux, de marraine. Mes amis, mes camarades, mes hommes autour de moi se sont livrés à une telle orgie épistolaire, à un tel gaspillage, un tel sabotage de marraines, que je m’écarte, tout rassasié avant la lettre, de cette goinfrerie.

« Mais vous, Mademoiselle Mitsou-qui-pensez, l’aimable visage de mon camarade kaki hante-t-il vos songes ? Que je suis bête ? Il s’agit, il ne peut s’agir que d’un civil. Nous autres passants, nous jetons derrière nous, déjà courant, un « au revoir… qui sait ?… peut-être… », nous promettons, et les civils tiennent. Forain n’avait pas mesuré tous les sens du mot tenir. Ils sont là, – ils sont parfois un peu là, – que de supériorités sur nous !

« Peut-être votre prochaine lettre va-t-elle me hausser jusqu’au grade de confident. Il est juste, il est « guerre » que le confident, mortifiant ses vingt-quatre ans dans la tranchée, y écoute le roman d’amour du jeune premier qui pourrait être son père. Mademoiselle Mitsou, je vous écoute. Ma bienveillance vous est acquise, à cause d’une phrase tombée de votre plume distraite juste au moment où j’avais besoin de la lire : « Je forme des souhaits pour qu’il ne vous arrive rien de mal. »

« Votre respectueux et fatigué

« Le Lieutenant Bleu. »

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Mon Lieutenant Bleu,

« Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en lisant votre lettre, d’abord parce que j’étais contente depuis le moment où j’avais vu l’enveloppe, et ensuite parce que vous dites : « Une phrase échappée à votre plume distraite ». Ma plume distraite ! Seigneur ! On voit bien que vous écrivez facilement. Comment voulez-vous que ma plume soit distraite, quand il faut en écrivant que je fasse attention à tout, à l’écriture, à l’orthographe, à ce que je veux vous faire comprendre ! Oh ! non, je ne suis pas distraite en vous écrivant. Et ce n’est pas au moment où vous commencez à prendre une bonne opinion de moi qu’il faut que je me néglige et que je me laisse vivre !

« Alors mes lettres ne vous ennuyent pas trop ? Qu’est-ce que je dirai des vôtres, alors ! Ce que vous n’imaginez pas, c’est que je n’ai jamais correspondu avec personne. Je suis de Paris et je n’en bouge pas. Les connaissances que j’ai, elles sont de Paris, et entre gens de Paris on a plutôt fait de s’envoyez trois sous de téléphone qu’une lettre. Je voudrais vous faire bien comprendre que c’est un événement dans ma vie que de commencer à écrire des lettres, et que ce soit des lettres pour vous. Je ne peux pas bien mesurer la différence qu’il y a entre les lettres que je vous écris et les lettres que vous mériteriez de recevoir. Mais je vous écris sans mentir. Et toute bête que soit cette Mitsou, elle saura bien quand le temps sera venu de ne plus vous écrire. Ces choses-là, Dieu merci, on les apprend sans avoir besoin de grammaire.

« J’avoue que j’ai essayé de me moquer un peu de vous dans mes avant-dernières lettres. Mais oui, pourquoi donc pas ? Le peu que je vous ai vu, vous m’avez paru tellement jeune, tellement grave, tout à fait un Mitsou-homme ! Comme Mitsou vous avez peur qu’on vous manque, comme elle vous prenez votre métier au sérieux, et peut-être que vous vous dites comme elle : « N’oublions pas que nous avons vingt-quatre ans, et que la rigolade c’est pour l’âge mûr ! »

« À cause de cette idée que je me fais de vous, je me sens disposée à vous pardonnez tout et à ne vous passez rien. J’aime bien à penser que nous sommes un peu rivaux, rivaux comme deux amis ou deux jumeaux. Cela me donne un peu d’aplomb, et le droit de vous poser des questions, par exemple deux questions :

« 1° Est-ce que c’est bien dangereux une nuit de garde ?

« 2° Avez-vous besoin de choses inutiles ? Parce que, une famille, ça pense bien à vous envoyez ce qui est utile, mais pas le reste. J’aurais du plaisir à vous envoyez de ces choses qui ne servent à rien et qui sont agréables.

« Il fait très beau à Paris de ce moment. Je souhaite que vous en ayez autant, je souhaite surtout qu’il fasse ce temps-là dans deux mois, je veux dire dans un mois et demi juste. Je profite du beau temps le matin à partir de dix heures, vous trouverez que c’est tard, mais je n’ai pas besoin d’être levée plus tôt, il n’y a pas de courrier avant dix heures, je l’ai demandé. Il y en a un autre à midi, et c’est bien commode, parce que la personne que vous avez rencontrez dans ma loge vient déjeuner à une heure, alors j’aime mieux avoir le courrier avant. Après cela, je peux sortir faire des courses ou autrement, je suis bien tranquille, il n’y a pas de courrier, je veux dire de courrier intéressant, avant sept heures, sept heures et demie.

« À six heures et demie, je prends un thé-repas très solide, et comme la poste est très capricieuse en ce moment, il arrive que je trouve en rentrant du music-hall une lettre venue après mon départ. C’est ce qui est arrivé pour votre dernière lettre, et j’en suis restée saisie que si j’avais trouver une personne vivante dans ma chambre.

« Je vous écris là des choses bien longues et bien sottes, mais j’ai mis tant de plaisir à les écrire que je n’ai pas le courage de les déchirer. Je vous souhaite une bonne nuit, mon cher Lieutenant Bleu, et je pense à vous dans la crainte que ce sois encore une nuit de garde.

« Mitsou. »

Le Lieutenant Bleu à Mitsou.

« Mitsou, j’ai votre lettre. Je la relis avec des yeux qui s’étonnent qu’une petite fille volontiers nue, puisse cacher tant d’elle-même. Mitsou, je n’oublie pas, je ne saurais oublier la forme et l’attrait de tout ce que m’a laissé contempler, du fond du placard, votre hautaine indifférence. Mais ce n’est pas pendant cette contemplation que j’ai eu envie de vous crier : « Qui donc êtes vous, Mitsou ? » Je vous le demande aujourd’hui comme si je ne vous avais jamais vue. Mitsou sans apprêts de style, Mitsou à l’écriture d’écolière, vous n’avez pourtant jamais manqué dans vos lettres de me faire entendre ce que vous vouliez, rien de plus et rien de moins. Vous n’avez pas répondu, Mitsou, quand je vous ai questionnée d’un petit air désinvolte sur l’objet favori de vos pensées. Vous n’avez pas répondu, mais… vous m’avez donné un horaire fort précis des distributions postales dans Paris.

« O Mitsou avisée, vous venez de me révéler ce qui peut tenir de romanesque dans un indicateur des chemins de fer ! C’est le point le plus charmant et le plus irritant d’une aventure, lorsque deux êtres, qui ne savent encore rien l’un de l’autre, ont déjà l’habitude impérieuse d’être, à certaines heures, l’un avec l’autre… Mitsou, je veux vous appeler Mitsou tout court. Mitsou, un mot de plus et je vous tutoie… Non, je n’en ferai rien. Le premier tu est un cri irrépressible, et on ne crie pas dans une lettre.

« Non, chère Mitsou, ce n’est pas très dangereux, une nuit de garde. Mais c’est du moins une épreuve, où l’on porte deux poids que la longueur de la nuit fait lourds : la responsabilité et la solitude. La responsabilité est la plus légère, on la mesure, on la connaît, on est digne d’elle. Mais la solitude vous gorge de songes, de frissons, d’appels qu’on refrène, de sensibilité qu’on jugule… C’est déjà trop que de l’avouer, Mitsou.

« Vous voulez absolument me faire don de ce que Richard Wagner nommait – en bon français, ma foi – l’« enivrant superflu » ? (Il n’eût pas trouvé, lui, votre formule savoureuse : « Si vous avez besoin de quelque chose d’inutile… ») Soit. J’ai besoin :

« 1° D’une photographie de Mitsou.

« 2° D’un morceau de velours couleur de fraise, grand comme mes deux grandes mains, pour recouvrir un livre que j’aime. La nuance ? celle des bas de la Rose Jacqueminot.

« C’est tout, jusqu’à nouvel ordre. Mes exigences ne sont point à leur terme, craignez-le ! Chère Mitsou, je baise respectueusement vos longues petites pattes, et je suis votre

« Lieutenant Bleu. »

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Mon cher Lieutenant Bleu,

« Il y a plus d’une femme, en recevant votre dernière lettre, qui se serait imaginée recevoir une lettre d’amour. Pas moi, heureusement. Malgré les mots difficiles de temps en temps dans vos lettres, il n’y a pas de danger que je me trompe sur ce qu’elles disent réellement. Je m’en trouve assez flattée pour ne pas aller cherchez midi à quatorze heures.

« Le portrait de Mitsou et le velours partent dans un petit paquet à part. Pour le velours, il est bien rassorti. Et la photo est « Rose Jacqueminot » aussi. Mais comme c’est sombre en photographie, tout ce rouge ! Je ne veux plus de rôles en rouge à partir de maintenant, ça fait triste.

« Petite-Chose voulait que je vous envoye un sachet de préservation comme elle envoie à ses amis. Ce sont des sachets où elle ne met rien, que des baisers. Mais je ne vous envoie, comme les autres fois, que mon souhait sincère pour que rien ne vous arrive en mal. Cette phrase-là, elle me revient de celles qu’on me faisait écrire au jour de l’an sur du papier à dentelle, quand j’étais petite. Je regrette bien de ne pas pouvoir en inventer une autre plus belle pour vous. Mais ça m’est égal. Mon souhait est mieux qu’une belle phrase, parce qu’une phrase ça n’existe pas, et mon souhait il existe. Il existe autant que la petite hirondelle ou la colombe sur l’ancien papier à lettres. Je le vois, il vole, il se promène, il a une figure, il est autour de vous, sur votre tête, sur votre poitrine, – je le vois comme si j’y étais, sur votre poitrine… Le sachet de Petite-Chose serait assurément très joli, et très bien brodé, mais il ne couvrirait qu’une trop petite place. Avec mon souhait, je suis plus tranquille, vous êtes tout enveloppé.

« Que vous êtes drôle, mon cher Lieutenant Bleu, avec votre « Qui donc êtes-vous, Mitsou ? » Je n’aurez jamais penser que vous jouriez aussi bien le compère de revue : « Mais qui êtes-vous, ma belle enfant ? » Si j’étais encore chez Mayol à jouer la revue de Noël, je vous répondrais, costumée de deux ailes, d’un casque et d’une lance : « Moi ? je suis l’Amour héroïque ? »

« Je ne suis pas l’Amour héroïque. Je ne suis rien du tout d’extraordinaire, je vous assure. Vous m’avez vue toute entière, le soir du placard : une petite artiste jeune, pas laide, qui plaît au public et qui n’a pas beaucoup de talent. Ma modestie vous étonne ? Allez, nous savons presque toutes très bien à quoi nous en tenir, au music-hall, avec notre air de nous en croire. Regardez Petite-Chose : elle s’est fait un genre en ne tenant plus en place, et je te tortille, et je te tortille. Moi, comme j’ai un genre enfant, une figure bien propre, des yeux que j’ouvre à m’en faire mal dans le front parce que ça va bien ensemble avec mes grandes jambes, ma petite bouche et mon pas de nez, les auteurs de revues se sont écriés : « Elle sera épatante dans les scènes les plus raides, on va les lui garder ! » Vous voyez comme c’est simple. Mais vous, qui n’avez pas des idées d’auteur de revue, ne cherchez donc pas Mitsou plus loin que vous l’avez vue. Je me suis déshabillée devant vous ? C’est que je ne pensais à rien de mal, sans quoi j’aurais mis le paravent. Je n’ai pas dit trois paroles ? C’est que je n’ai inventé ni la poudre ni la houppette, comme on dit. – À preuve, je n’ai même pas trouvé un mot pour arranger la situation quand la personne que vous savez est entrée dans ma loge. Voilà, c’est tout. C’est tout pour Mitsou qui était une gentille ouvrière en modes, et qui a eu peur de ce qu’elle connaissait le mieux, la misère et l’atelier. Alors elle a eu envie de ce qu’elle connaissait le moins, monter sur les planches. On croit toujours que c’est plus facile de réussir dans ce qu’on n’a pas appris que dans ce qu’on a appris, c’est naturel.

« Le reste, ma vie privée, vous la voyez d’ici. Vous avez vu de qui elle dépend, — jusqu’au jour où je ne voudrai plus qu’elle dépende. Mes amis ? Le tour en est bientôt fait, je suis trop jeune pour avoir des amis hommes, à mon âge ça se gâte tout de suite avec eux. Les amies femmes, ce n’est pas bien commode non plus. On tombe sur des déchaînées qui n’ont de respect pour rien. Elles boivent, elles fument l’opium. J’en sais qui se sont mises dactylos depuis la guerre ou téléphonistes dans des administrations, mais celles-là nous traitent plus bas que terre. J’en rencontre aussi d’autres, mais c’est des pareil à moi, et celles-là c’est les pires. Au bout d’une heure que je les vois, je me dis : « Comment, c’est moi ça ? Je suis comme elles, je suis déjà, à mon âge, aussi quelconque, aussi terne que ça en dehors de la scène ? Autant rester devant mon miroir, il me fait moins honte. » Que voulez-vous ! On en arrive vite à vivre pas mal seule, à moins qu’un événement… Il n’y a que trois grands événements de possibles dans notre vie a nous autres : la mort, la célébrité théâtrale ou l’amour. Mon cher Lieutenant Bleu, quel est celui des trois qui va me tombé le premier sur la tête ou sur le cœur ? J’attends.

« Non, non, n’embrassez pas mes mains, même dans une lettre. Elles ne sont pas assez belles, le blanc liquide les abîme et puis je me suis mis trop de vernis aux ongles. Je soigne mes mains, je les répare pour quand vous viendrez. Mais embrassez la saignée de mon bras, elle a tant de petites rivières vertes et bleues que vous pourrez, en l’embrassant, penser seulement à votre carte d’état-major.

« Votre

« Mitsou. »

« P. S. – Mais je veux aussi une photographie ! »

Le Lieutenant Bleu à Mitsou.

« Chère Mitsou, j’ai envie de vous voir. J’ai envie de vous voir. Que vous dirais-je d’autre ? J’ai envie de vous voir. Je me sens doux, faible, vague, penché vers quelque chose de moelleux, de profond, d’indistinct qui m’attire. Je me sens à la fois heureux et privé de tout. C’est une anxiété, et en même temps une paresse, l’une comme l’autre pleine de charmes. Un état d’adolescence… Cette photographie de vous ressemble à vous d’abord, et à une phrase de Francis Jammes sur une jeune fille « qui avait l’air d’une sombre petite rose et qui chantait… » Mitsou, voulez-vous m’embrasser ? Je vous le demande parce que j’en ai bien envie. Notre long passé de huit semaines de sincérité m’oblige à ne rien vous taire. Mitsou, embrassez-moi. Quand je songe que j’ai agrafé, derrière vous, le « gros grain » d’une ceinture, en faisant bien attention à ne pas pincer, entre les agrafes, votre peau si peu voilée de tulle… Je me souviens qu’à cause du rouge pétunia de vos joues, sous la lumière crue, vos bras et le sillon de votre dos paraissaient verts, verts comme les lilas blancs que l’on oblige à fleurir en hiver… Je me souviens que vous avez froidement, chastement, pour m’aider, levé vos bras minces… Mitsou, je n’aime pas l’odeur de la verveine. Je n’aime que le parfum – une rose thé effeuillée dans une boîte en bois de santal qui aurait contenu un peu de tabac fin –, le parfum de Mitsou.

« Beaucoup de changement dans votre loge ? Pourquoi ? Attendez, laissez-moi la revoir telle que je l’ai vue, du fond du placard, autrefois… N’y changez rien, n’en bannissez qu’un meuble. Un meuble qui est entré pendant que j’étais là, un meuble dans les cinquante-cinq, cinquante-six ans, – très mauvaise époque. Tout sera bien ainsi. Ah ! chère, chère Mitsou, que tout me plaît en vous, et surtout ce souci qu’ont vos lettres de me peindre votre existence morose et claire, et vide comme une mansarde neuve ! Savez-vous que la mienne n’est guère plus meublée ? Mitsou, nous autres garçons qui avons vingt-quatre ans, la guerre nous a pris à la porte du collège dont nous sortions. Elle a fait de nous des hommes, et je crois qu’il nous manquera toujours d’avoir été des jeunes gens. Il est perdu pour nous, ce temps précieux pendant lequel nous pouvons apprendre l’équilibre de la voix, du geste à l'habitude de la liberté, de la famille, approcher, sans épouvante comme sans cannibalisme, des femmes qui ne songent pas tout le temps à notre désir ou à notre argent… Mitsou, pardonnez-moi de vous ennuyer avec ces choses. C’est qu’à présent mon regret a un but, et je balance entre deux appréhensions : mettrai-je à vos pieds un lycéen vieilli ou un homme trop jeune qui sera comme un fruit dessaisonné – mûri d’un côté, vert de l’autre ?…

« Mitsou, écoutez-moi : dans dix jours, Mitsou, je… Eh bien oui, dans dix jours je serai à Paris, pour quarante-huit heures, – une mission brève… La brutalité de cet aveu m’éblouit. Je viens d’en rougir comme on rougit du geste qu’on tente dans une foule vers un sein, vers une hanche, et dont on a honte après…

« Voici la photographie que vous m’avez demandée. Elle est jaune et non collée, et j’y suis bien laid, le nez froncé sous le soleil. La petite ondulation que vous voyez au loin par l’échancrure des parois de terre, ce sont des lignes allemandes, – au diable, à quatre cents mètres ! Mitsou, que ce velours cramoisi sent bon, – je l’ai gardé contre moi en dormant…

« Votre

« Lieutenant Bleu. »

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Cher Lieutenant Bleu, ah ! c’est fini de mon courage a vous écrire : je vais vous voir. Je vous ai déjà vu, sur cette photo dont vous dites qu’elle est vilaine, et pourtant je sens, je sens à en perdre la tête que vous l’avez choisie parce qu’il n’y a rien de mieux au monde que la forme de vous sur ce ciel, et qu’on y voit votre jolie taille, et votre manière de porter la tête, de lever le menton. Non, non, ne dites pas qu’elle est vilaine, elle a tout ce qu’il faut pour me plaire, pour que le cœur me batte, pour que j’en sois bouleversée. C’est que je n’en peux plus, vous savez. Croyez-vous que je me suis bien retenue, depuis le jour où au lieu de vous écrire une lettre si bête, j’aurai voulu vous écrire simplement : « Il faut que je vous revoie, parce que je suis toute changée et je crois bien que je vous aime… » Et comme j’ai bien fait de me retenir ! D’abord ce n’était probablement pas vrai encore, que je vous aimais. Je n’en avais encore que le mal partout, comme une espèce de grippe de préparation. J’étais je ne sais comment, je me suis plaint à Petite-Chose d’avoir pris un froid et chaud, j’ai demandé à l’habilleuse des cachets pour la tête et l’estomac. Je ne savais pas, vous comprenez. Jusqu’à votre cadeau que je regardais comme s’il m’avait fait quelque chose, je l’attrapais, je le disputais : « Ce Lieutenant Bleu, est-ce qu’il croit que j’attends après lui pour une boîte à poudre ? » Enfin toutes les bêtises et les malentendus. Je ne parle pas bien comme vous. Il y a toutes sortes de choses fines qui m’échapperont toujours. Mais, comme dit Petite-Chose, « quand on se tait on ne se trompe pas » ; je compte beaucoup sur mon silence, quand vous serez là, près de moi… Je me dépêche de toute me renversé devant vous, comme un panier dont on veut montrer que le dessous est aussi bon que le dessus. C’est que je me sens depuis deux mois pleine de pensées si nouvelles, si douces, si tourmentantes, que je ne sais pas de mots qui soient à leur hauteur.

« Tout à l’heure je croyais que je ne pouvais plus vous écrire. Et maintenant il me semble que cette lettre-ci ne suffira jamais, pour tout ce qui me paraît si pressé et si inquiétant. Voilà que je pense tout d’un coup que vous ne m’avez jamais vue en toilette de ville ! C’est terrible ! Comment faire ? Et puis vous ne m’avez pas dit si vous aimiez les petits chapeaux, je ne porte guère que ceux-là ?… Je ne m’habille pas trop court, vous savez. Et je ne porte pas de couleurs voyantes dans les rues, d’abord parce que c’est la guerre, ensuite parce que je me repose des arc-en-ciel qu’on me met sur la scène. Je porte du marine, du vert foncé, du blanc et noir. Je ne me mets pas de rouge sur les joues à la ville. Je me coiffe très serré et les oreilles découvertes, parce qu’elles sont toutes petites.

« Je cherche quoi encore ? Vous avez vu presque tout le reste, et je le regrette maintenant. Je n’ai rien de vraiment vilain dans tout mon corps, sauf un peu les doigts des pieds à cause des chaussures à la mode. Et aussi une cicatrice (un accident d’épingle à chapeau) sur la nuque à la naissance des cheveux. Mais comme je ne baisserai la tête devant vous que si j’ai honte ou si j’ai du chagrin, il ne tient donc qu’à nous deux que vous n’ayez pas l’occasion de la voir.

« Je ne sais pas au juste ce qui va nous arriver. Je ne sais pas même s’il va nous arriver quelque chose… Oh ! j'espère bien que oui ! Nous sommes bien jeunes, bien exposez à tout. Mais avant de vous avoir connu tout à fait et même si vous devez m’oublier bientôt, je veux vous dire merci de tout mon cœur. Peut-être que bientôt j’aurai devant moi dans la glace une Mitsou rayonnante de joie. Peut-être aussi que ce sera une Mitsou en larmes. Mais dans tous les cas ce ne sera plus la même Mitsou d’avant vous, cette stupide, cette raisonnable qui ne riait pas et qui ne pleurait jamais, cette pauvre qui n’avait même pas un chagrin à elle. Je suis donc pour la vie votre obligée, mon cher, cher Lieutenant Bleu, puisque vous n’aurez pas pu faire autrement que de donnez quelque chose a celle qui n’avait rien.

« Votre,

« Mitsou. »

* * *

Chez Mitsou. Elle l’attend. Il doit être à Paris depuis midi, mais Il a une famille… Il a promis à Mitsou de venir prendre le thé. Elle l’attend. Elle a acheté la veille une table anglaise à thé et à liqueurs, du porto, trois tabliers à dentelle pour la femme de chambre, cent vingt-cinq francs de parfums, un chapeau, et piétiné debout pendant deux heures aux « essayages finis » de deux robes. Ce matin, elle a acheté des fleurs et des fruits.

Il est cinq heures. Les parfums neufs brillent, couleur d’eau-de-vie et de chartreuse verte dans les flacons de la coiffeuse ; le cherry-brandy, le porto et la fine champagne, sur la table à liqueurs, ressemblent à des eaux de toilette ambrées et au carmin liquide dont Mitsou s’enlumine l’intérieur des lèvres, les gencives et la langue. Les fleurs ont chaud. Le soleil, qui chemine lentement, pique d’un rayon la coupe de cerises, colle un rond d’or sur la nappe, et touche enfin l’épaule de Mitsou, qui est assise depuis très longtemps dans une bergère.

MITSOU (se levant brusquement.) : Il est cinq heures ! (Le son de sa voix l’intimide, elle répète plus bas :) Il est cinq heures.

Elle ouvre un journal illustré, qu’elle referme parce qu’elle a vu dans ses mains trembler les pages. Elle tente de marcher de long en large, mais il n’y a dans le boudoir ni long ni large, et elle se réfugie contre la fenêtre, sous le store de filet, sentant qu’elle a trouvé le coin d’où elle ne bougera plus, jusqu’à…jusqu’au roulement d’une voiture, jusqu’à la trompe et au claquement de portière d’un taxi, jusqu’au grelottement d’une sonnette…

Elle est vêtue d’une robe de satin noir, brodée au cou de vert émeraude, à manches courtes, des manches qui s’arrêtent, comme dit Petite-Chose, au maigre du bras. Mitsou n’est pas très jolie aujourd’hui. Pourtant sa pâleur sans fard, ses grands cils alourdis, ses cheveux lisses, – en satin noir, eux aussi, – et la longueur démodée et distinguée d’un cou de cygne lui prêtent la gravité, le charme blanc et noir d’une héroïne romantique, – mais quelle héroïne romantique eut un si petit nez ?

Elle a soif, et mord sa bouche sèche. Elle appuie son front à la vitre entrouverte, goûte le faible courant d’air et croit que son cerveau roule mille pensées tumultueuses ; – en réalité elle ne songe à rien, elle attend. Elle regarde la rue, et parfois jette un regard sur ses petits souliers à cothurnes. De temps en temps un souci, rapide, traverse le vide anxieux de son esprit, le blesse et s’évanouit : « Je crois que j’ai une maille partie à mon bas… J’aurais dû prendre un comprimé d’aspirine… S’Il n’était pas libre pour dîner avec moi ?… Si je rencontrais Pierre dans le restaurant ?… Et s’Il veut rentrer avec moi ce soir, qu’est-ce que je dirai ?… J’aurais dû prendre le chapeau noir au lieu du noir et vert… Il est cinq heures et demie… Il a peut-être été empêché… »

Soudain le taxi est là. Mitsou a le temps d’entendre une voix qui intime au chauffeur l’ordre de « prendre trois francs », deux portes s’ouvrent, se ferment. Il est devant elle et… il ne la reconnaît pas. Il a eu beau dessiner cent fois, – sur fond de ciel déchiré de lueurs, sur nuit sans lune, sur mur de terre glaiseux, sur songe ocellé, – une Mitsou en robe de ville, ou en pyjama, ou en saut-de-lit, il ne l’a tout de même vue qu’une fois, peu couverte de bas cramoisis et de tulle… Il est surpris, gêné, il était venu pour crier « Mitsou ! », ouvrir les bras et les refermer sur quelque tulle froissé et une chair dévêtue… Mais il trouve jolie, et touchante, cette jeune fille en noir, pâle, qui lui tend la main.

Mitsou, elle, l’a reconnu de la tête aux pieds. Elle n’a ni surprise ni déception. Elle sourit seulement du plaisir de découvrir que son Lieutenant Bleu n’a pas les cheveux si noirs qu’elle l’avait cru ; châtain foncé, plutôt, un peu roussis sur la nuque… Elle dit tout de suite le mot qu’il fallait dire :

MITSOU : Comme vous êtes beau !

Il sourit. Il baise la petite main tendue. Il a rougi et n’ose pas baiser une joue ronde, blanche, où un duvet d’argent retient la poudre. D’ailleurs Mitsou ne s’attend pas à être embrassée. Elle s’assoit, désigne une chaise en face d’elle, et parle…

MITSOU : Vous avez fait un bon voyage ?

LE LIEUTENANT BLEU : Très bon. Très lent, naturellement. (Silence.)

MITSOU : Est-ce que vous voulez un peu de porto ?

LE LIEUTENANT BLEU : Si vous en buvez avec moi, oui.

MITSOU (emplissant deux verres.) : Les cigarettes sont à côté de vous.

LE LIEUTENANT BLEU : Si vous fumez avec moi, oui.

Elle allume une cigarette et souffle la fumée très loin. Il boit. Elle boit. Elle pose son verre d’une main tremblante et la tige de la tulipe de cristal se brise.

MITSOU (comme si le plafond tombait) : Ha !

LE LIEUTENANT BLEU (se levant) : Ah ! enfin ! J’attendais cette parole ! (Il prend Mitsou dans ses bras et l’embrasse sans viser.)

MITSOU (dès qu’il l’a lâchée.) : C’est du verre blanc…

LE LIEUTENANT BLEU : Quoi ?

MITSOU (respirant vite.) : Ça porte bonheur. (Elle se remet dans les bras du lieutenant.) Rembrassez-moi encore, s’il vous plaît… Pendant que vous m’embrassez, au moins, je ne pense pas à être intimidée.

LE LIEUTENANT BLEU : Ce que j’en fais, c’est bien pour vous rassurer…

Il la rassure. Les petites mains glacées deviennent tièdes et se détendent, le corps mince qu’il serre ploie et semble perdre la vie. Mitsou ferme les yeux, mais le Lieutenant regarde, de tout près, les longues paupières bombées et frangées de noir, plus haut le front découvert, plus loin une cheminée ornée de bibelots…

LE LIEUTENANT BLEU (in petto.) Que j’aie une minute à moi, voilà une statuette qui ne périra que de ma main…

MITSOU (à bout de souffle.) : Ah… (Très bas, avec mille précautions :) Robert…

Il est charmé comme si elle lui faisait un cadeau. Elle ne l’a jamais appelé Robert.

ROBERT (bas.) : Mais oui, Mitsou, c’est moi.

Le chuchotement les met à l’aise, ils ne sont pas encore habitués aux nuances de leurs voix.

MITSOU : Alors, vous voilà…

ROBERT : …

MITSOU : Vous dînez avec moi ?

ROBERT : …

MITSOU : Mais pas ici.

ROBERT (rappelé à la réalité) : Pourquoi pas ici ?

MITSOU (gênée.) : Mais, parce que… (Il fronce à tout hasard les sourcils, elle se hâte de mentir.) … parce qu’on ne mange pas assez bien pour vous, ici, c’est de la cuisine faite en courant…

ROBERT (scandalisé.) : Oh ! Mitsou ! Vous n’êtes donc pas gourmande ?

MITSOU : Oh ! si… Mais il n’y a plus de gâteaux, nulle part.

ROBERT : Il n’y a pas que les gâteaux. Qu’est-ce que nous allons manger ce soir ? Venez sur mes genoux me donner la commande. Homard à l’indienne ? Poulet aux morilles ?

MITSOU (faisant la moue.) : Non… Je voudrais du saumon froid avec beaucoup de mayonnaise. Et puis peut-être du ris de veau… Ça m’est égal… L’ennui, c’est qu’il faut dîner de bonne heure, à cause de la revue.

ROBERT : C’est toujours la même revue ?

MITSOU : Non, une nouvelle depuis vendredi.

ROBERT : Vous y avez de beaux rôles ?

MITSOU : Je comprends ! Je fais le « Décolleté du ventre », la « Liberté éclairant le monde », sans maillot, et la « Petite fille du XVIe. »

ROBERT : Du XVIe siècle ? »

MITSOU : Non, du XVIe arrondissement, celle qui demeure à côté du campement américain d’Auteuil, et qui s’occupe… vous pensez comment.

ROBERT (rêveur.) : Curieuses mœurs…

Silence. Il oublie d’embrasser Mitsou et regarde autour de lui. La coiffeuse chirurgicale l’hypnotise. Il a envie de demander à Mitsou, avec un intérêt apitoyé : « Comment ça vous est-il venu ? » car il hésite à la croire responsable d’un tel meuble…

MITSOU : Elle est originale, n’est-ce pas ?

ROBERT : Qui, Mitsou ?

MITSOU : Ma coiffeuse. C’est un jeune artiste qui l’a exécutée, il n’en a fait qu’une comme ça, et il est mort.

ROBERT : Bien tard…

MITSOU : Pourquoi, bien tard ? Il paraît qu’il n’avait pas trente ans.

ROBERT : Non, je me suis trompé. J’ai voulu dire : trop tard.

MITSOU (toute pureté.) : Mais puisque, au contraire, je vous explique…

ROBERT : N’expliquez rien, mon amour.

MITSOU (avec élan) : Oh ! je suis si contente de vous voir chez moi ! Vous savez, c’est chez moi, ici ! Vous avez vu ma vitrine ? La bergère en damas, vous l’aimez bien ? Dansez un peu sur les ressorts !… Et les gravures, c’est ancien, mais ancien !… il n’y a pas plus ancien ! Vous voyez ?

ROBERT (à lui-même, avec une grande douceur.) : Oui. Je vois. Évidemment il faudra tout brûler.

MITSOU : Tout brûler ?

Elle le regarde et il ne poursuit pas. C’est qu’elle a une manière de désarmer l’ironie, – quand elle ne comprend pas, elle se tait et ouvre de grands yeux patients, tandis que la pointe recourbée de ses cils rejoint ses sourcils.

ROBERT (touché.) : Mitsou chérie !

Il la prend contre lui et sent qu’à cette minute en effet il la chérit, parce qu’il a été tout près de la blesser un peu…

MITSOU (alanguie.) : Alors… voilà… qu’est-ce qu’on fait ?

Il n’attendait pas cette question. Mais des épaules de Mitsou ses mains descendent le long des bras, puis le long des flancs, si fermement appuyées qu’elles ne semblent pas vouloir caresser le jeune corps obéissant, mais le pétrir, mais le créer…

MITSOU (réveillée.) : Non, oh ! non… Je disais ça… parce qu’il est déjà tard…

ROBERT : Je dîne avec vous, Mitsou, si vous voulez me faire cet honneur.

MITSOU (très sérieuse, et comme elle le pense.) : Tout l’honneur est pour moi.

Il baisse les yeux, rougit légèrement sous son beau hâle doré, comme chaque fois que Mitsou, sans effort, dépasse ce qu’il espère d’elle…

ROBERT : Je vous conduis à votre théâtre… qui est un music-hall…

MITSOU (anxieuse.) : Oui…

ROBERT : Et puis… (Elle se tait.) et puis je vous dépose… à votre porte… (Les yeux de Mitsou deviennent d’un éclat extrême et mouillé, il se hâte, pris d’une sorte de pitié un peu sadique.) à votre porte, Mitsou, et à ce moment-là je vous dis en confidence : « Mitsou, le vieux valet de chambre de ma mère a le sommeil très dur et je risque de passer la nuit sur le palier, si… »

Il s’arrête. Aucun des deux n’a envie de sourire, et Mitsou ne baisse pas les yeux. Son regard est si peu celui d’une femme et d’une amoureuse, il contient tant de décision, tant de fatalisme, et si peu d’espoir, que la pitié, encore une fois, et une sorte de déférence émeuvent le cœur neuf du jeune homme. Il se hausse à la simplicité de Mitsou :

ROBERT : Mitsou, vous voulez bien de moi ?

MITSOU : Oh ! oui, avec beaucoup de plaisir.

Et il admire que ce cliché, rajeuni par une voix presque pieuse, omette discrètement de rappeler qu’il s’agit, entre eux, d’une histoire d’amour.

* * *

Le restaurant Lavoie. Comme il n’est que sept heures un quart et que plusieurs tables demeurent vacantes, Mitsou et son lieutenant ont droit à une table de coin dans la région fortunée du restaurant, celle de gauche, et même à l’empressement relatif du chasseur et d’un maître d’hôtel. Il fait encore grand jour, l’air étouffé sent le melon et la fraise. Robert regarde avec ravissement la poussière du soir, dorée et lourde, qui verdit délicatement le ciel derrière la Madeleine.

UN GARÇON (douze ans, et le sérieux qui sied à cet âge.) : Tickets de pain, sieur-dame.

ROBERT : Attendez, Mitsou, j’en ai.

MITSOU : Mois aussi. J’en ai de supplément, j’ai un certificat de travail de nuit… N’en donnez que deux, c’est bien assez.

ROBERT : Mais j’ai faim, Mitsou ! Tenez, jeune homme. (L’austère enfant s’éloigne.)

MITSOU : Vous êtes bien ? Vous n’aimez pas mieux mon coin ?

ROBERT : Je suis très bien, Mitsou.

Il regarde autour de lui, avec l’assurance un peu fausse d’un viveur de vingt-trois ans et une feinte mauvaise humeur qui, en même temps qu’elle avertit les dîneurs de ne point dévisager Mitsou, les informe en même temps qu’il est très habitué à elle, et même blasé. Ayant jeté ce muet avis à deux députés ternes, à deux dames de la Croix-Rouge américaine, à un quadrille d’officiers supérieurs tannés et bavards, il se décide à jouir lui-même de Mitsou au restaurant, Mitsou en chapeau noir à tortil vert émeraude, Mitsou en cape de satin noir qui, glissant de ses épaules, laisse luire, blanc, flexible et long, son cou de victime.

Elle s’est remise à être extrêmement jolie, tout à coup.

ROBERT : Que le noir vous va bien, Mitsou !

Et en même temps il se demande : « Pourquoi Mitsou – qui n’est point fardée, qui porte le cheveu lisse et l’oreille nue, qui ne fait point de gestes et n’a pas encore élevé la voix – ne ressemble-t-elle pas à ce que l’on nomme une jeune femme bien ? » Ce problème l’absorbe au point qu’il n’a pas vu le maître d’hôtel debout près de lui, qui attend et laisse lire ses pensées sur un visage de Romain engraissé : « Mon temps est précieux… gaspillons-le pour la patrie et ne nous plaignons pas… »

MITSOU (flattée par la contemplation de Robert.) : Robert…

ROBERT : Ah ! oui… Mitsou, vous ne voudriez pas manger du homard ? Il y a quatre mois que je n’en ai pas eu. Homard à l’indienne ?

MITSOU : Oh ! oui. Avec de la mayonnaise et toutes les pattes.

LE MAÎTRE D’HÔTEL (regard par-delà les limites de ce triste monde) : Le homard à l’indienne ne comporte pas de mayonnaise. Le riz s’accompagne de safran et de cary.

MITSOU : Oh ! ça m’est égal. On me fera une mayonnaise à part.

ROBERT : Notez la mayonnaise. Poulet aux morilles… ah ! quelle chance, il y en a… Mitsou, vous aimez le poulet ?

MITSOU : Oh ! oui, pourvu qu’il y ait de la salade avec.

LE MAÎTRE D’HÔTEL : Le poulet aux morilles ne comporte pas de salade, il s’accompagne d’une sauce crème et de…

MITSOU : Oh ! ça ne fait rien. Vous me ferez une salade à part.

LE MAÎTRE D’HÔTEL : Fraises, framboises, cerises dans la glace, bananes, fruits rafraîchis ?

MITSOU (vivement.) : Cerises dans la glace, cerises dans la glace !

ROBERT : Mais ce n’est pas bon, Mitsou ! Ça n’a plus de saveur !

MITSOU : Justement, c’est rigolo.

ROBERT : Cerises pour Madame, et pour moi des petites fraises (Plein de convoitise.) avec de la crème d’Isigny. Envoyez-moi le sommelier. Mitsou, bourgogne, bordeaux, champagne ?

MITSOU : Ça m’est égal, je ne reconnais pas les pays dans les vins.

ROBERT : Il y a ici, je crois, un bordeaux très joli, qui a dans le verre un parfum léger de café et de violette…

MITSOU (horrifiée.) : Si c’est possible ! Et on permet ça ?

ROBERT : Je ne parle pas du bourgogne, qui n’a rien à faire avec le homard et qui est bien rude au poulet…

MITSOU : Ça mousse, le bourgogne ?

ROBERT : Quand on l’y force, et encore… Je vois bien que nous allons en arriver au champagne…

MITSOU : C’est ça, c’est ça ! Un champagne qui n’a pas de goût ! (Le sommelier, visible et présent, a cessé de s’intéresser à la conversation.)

ROBERT (scandalisé.) : Qui n’a pas de goût ! ! ! Où vous a-t-on élevée, Mitsou ?

MITSOU (vexée à cause du sommelier.) : Pas chez le bistrot, toujours.

ROBERT (au sommelier.) : Une bouteille de **** nature. De l’eau minérale, Mitsou ?

MITSOU : Oui. Une qui mousse.

Ils attendent le homard. Des dîneurs s’asseyent aux tables vacantes. L’Américain domine. Des officiers blonds, qui ont les joues couleur de pomme d’hiver, admirent Mitsou jusqu’à la limite de l’admiration, – c’est-à-dire que de temps en temps ils posent leur verre à demi plein, et regardent Mitsou, bouche entrouverte, oubliant de boire. Robert fronce le sourcil pour dissimuler une satisfaction de propriétaire. Mitsou le compare à tous ceux qui sont là et constate : « Il est mieux. » Elle exagère à peine ; son amant est d’une race brune et fine, avec des mains maigres dont les petits os jouent sous une peau fine. Sa moustache non rognée cache une lèvre supérieure courte, qui tire imperceptiblement le bout de son nez quand il parle. Et les yeux « très grands pour un homme », estime Mitsou, reculent mystérieusement au fond de l’orbite.

Très jeunes, très graves, ils se taisent. Elle le contemple, mais lui observe. La griserie manque, – elle va venir. Justement voici le champagne avant le homard : pendant que Mitsou suce la mousse en clignant des yeux, il boit d’un trait son verre.

MITSOU (riant.) : C’est meilleur que le pinard, hein ?

Il ne répond que d’un signe de tête à cette vérité essentielle. « Voilà, songe-t-il. J’ai trouvé ce qu’il faut à Mitsou. Elle est beaucoup plus jolie quand elle est triste que quand elle rit. Je devrais lui raconter des choses sentimentales et mélancoliques ; je ne pourrai jamais. Pourquoi ? je lui écrivais avec abandon, pourtant… » Il s’aperçoit qu’il n’est pas certain d’avoir envie de devenir l’amant de Mitsou ce soir… « Quelle brute je fais », se dit-il au moment même où la brute, la brute joviale et gloutonne, défaut en lui…

MITSOU (au maître d’hôtel qui la sert.) : Assez, merci.

ROBERT (protestant.) : Mais vous n’avez qu’une petite patte !

MITSOU (distinguée.) : J’en reprendrai peut-être. Mais vous savez, je n’aime pas beaucoup les bêtes exotiques.

ROBERT (riant malgré lui.) : Je parierais que vous n’avez jamais vu la mer, Mitsou ?

MITSOU : Mais si, à Deauville. Je me suis bien ennuyée.

ROBERT : Je comprends ça.

MITSOU : N’est-ce pas ? je suis contente que vous disiez ça. Je n’ai rien compris du tout.

ROBERT : À quoi ?

MITSOU : À Deauville. C’est vrai que je n’ai fait que passer en auto, et rien que deux jours. Mais je ne comprends pas les endroits où tout le monde reste dehors comme ça dans la journée. Je comprends qu’on aille dans un casino, ou dans un thé, mais tout ce monde dehors comme s’ils n’avaient pas où se loger…

ROBERT : Mais le grand air, Mitsou ! Et la mer ! Le libre flot sauvage de Deauville !

MITSOU (secouant la tête.) : Non, ça ne me dit pas. La campagne ne m’amuse guère… (Le regardant.) Avec vous, peut-être… Avec vous la Cabane Bambou, si vous voulez…

ROBERT (désarmé, et sustenté.) : Mitsou chérie ! Nous irons à la Cabane Bambou. Mais pas en auto ! – je n’ai pas d’auto, Mitsou.

MITSOU : Moi non plus.

ROBERT : Pourtant.

MITSOU : Oh ! c’est pas à moi, celle que vous avez vue. C’est celle de Pierre. Il lui en faut bien une pour ses affaires.

ROBERT (froid.) : Ah !

MITSOU (paisible, insistant.) : Il en a tant, d’affaires. Heureusement !

ROBERT (nerveux.) : Est-ce que vous n’avez pas un autre sujet de congratulations à m’offrir ?

MITSOU (candide.) : Congratulations, c’est la même chose que condoléances ?

ROBERT (qui ne veut pas rire.) : Non, Mitsou. Mais ne me parlez pas de… cette personne, voyons, c’est élémentaire.

MITSOU (qui a bu tout de même trois verres de champagne.) : Oh ! que vous êtes susceptible !… Demain matin, même si je ne vous ai pas plu cette nuit, je vous aurai pourtant donné quelque chose que je n’ai encore donné à personne…

ROBERT : ?

MITSOU : Non, pas ce que vous croyez, – seulement l’amour. C’est une histoire pas compliquée : je n’ai jamais été vraiment amoureuse, à présent je la suis… Vous voyez que la personne en question n’est pas bien enviable et qu’il n’y a pas de quoi la traiter d’élémentaire.

Il lui baise la main, et garde dans la sienne des doigts qui sont fins et longs, tièdes, francs dans la pression qu’ils rendent, empressés, joyeux de se confier – et cependant il est la proie d’une demi-hallucination saugrenue : la phrase que vient de prononcer Mitsou, il lui semble qu’il la lit et la relit, là-bas, dans un lieu dépouillé, sous le rayon qui glisse entre deux murs de terre : « Je n’ai jamais été amoureuse, à présent que la suis… » « Elle aurait sans doute mis un z à été… Que j’aime ce z… » Un appel nerveux de la petite main qu’il tient l’éveille : « Qu’est-ce que j’ai donc ? » se dit-il. « Je crois bien, Dieu me pardonne, que je viens d’oublier que Mitsou est là, devant moi… » (Haut.) Sommelier, une autre bouteille, je vous prie.

MITSOU : Une autre bouteille ? Mais vous allez être gris ! (Elle éclate de rire sans motif. Battant des ailes avec ses bras :) J’ai chaud, j’ai chaud !… Si on s’en allait ?

ROBERT : S’en aller ? Et le poulet aux morilles qui aurait peur tout seul ! Justement le voici.

MITSOU : Justement le voici ! Ça c’est une phrase d’un de mes rôles dans la prochaine revue.

ROBERT : Elle nous promet un texte inédit…

On les sert. Mitsou mange peu, Robert moins qu’il ne l’espérait. Leur dialogue s’appauvrit encore, réduit à quelques exclamations, serrements de mains, sourires de fausse complicité ; mais des éclats de rire cachent l’indigence de leurs propos. Les tables voisines envient ce couple d’amoureux qui semble s’amuser si fort. À la vérité Robert, malgré le champagne et la chère aimable, commence à désespérer. Il a pris entre ses bottes les pieds et les genoux de Mitsou, elle s’est prêtée à la dure étreinte de ses genoux de bon cavalier… Et pourtant il ne la désire pas encore. Il n’a point d’envie, sinon celle de voir devant ses pas une rue déserte où meurt le jour, une avenue vide à la jeune verdure, ou même une de ces routes campagnardes dont le passage des camions et des canons a effacé les marges… Mitsou a si peu de place dans ces souhaits que Robert commence à s’affoler. Il cherche, dans le regard des Américains ivres et déférents qui contemplent Mitsou, des motifs de désir et de jalousie. Il appelle l’image de Mitsou demi-nue et de ses bas fraise. Il s’injurie et se fouette en vain… Il cesse soudain de faire aucun effort pour briller ou seulement plaire. Il constate sans joie que Mitsou, animée, luit comme une perle, qu’elle ne rougit point au feu du vin, que les ailes de son trop petit nez restent pâles et transparentes… Sans joie, et sans rancune, il l’écoute parfois accommoder, en axiomes, quelques traditions familiales :

« La feuille de mauve dessoule, ma mère me l’a toujours dit… Laisse un homme faire deux pas tout seul, il fera trois bêtises, comme disait ma mère… Ma mère m’a toujours enseigné qu’il n’y a pas d’offense à être insulté par plus bas que soi… »

Il rêve, il se retranche dans un isolement morne. S’il osait, il jetterait là sa serviette, un billet de banque, allumerait une cigarette et… adieu. Il entend soudain, avec un soulagement indicible, Mitsou lui demander l’heure, et il triche de cinq minutes.

MITSOU : Oh ! déjà ? Mon chéri, il faut que j’aille à l’Empyrée… Oh ! là là… Quelle désolation ! Et ma tête qui tourne…

ROBERT : Garçon, l’addition ! Chasseur, le vestiaire… (Il se lève trop tôt.)

MITSOU (angélique.) : Où allez-vous ? Vous avez mal au ventre ? C’est au premier.

ROBERT (suffoqué) : Mal au… Vous êtes folle, Mitsou !

MITSOU : Pourquoi ? Vous n’avez jamais mal au ventre ?

ROBERT (pour s’en tirer.) : La reine d’Espagne n’a pas de jambes, Madame !

MITSOU : Première nouvelle. Ils ne sont pas dégoûtés, vrai, en Espagne, d’avoir une reine cul-de-jatte… J’ai mes gants ? Oui, j’ai mes gants. J’ai mon sac ? Non, je n’ai pas mon sac.

ROBERT (décidément un peu gris, et galvanisé par l’attention générale qui salue Mitsou, fredonne) :

Tu n’auras pas

Le haut, le bas,

Le sac et le blé,

Le blé, le sac, et l’argent du meunier !

Ils traversent le restaurant, on ne regarde qu’eux. Mitsou lutte contre l’étourdissement et se pare d’un dédain distingué, Robert affecte une désinvolture qui lui sied à peu près comme une robe à traîne.

Ils sortent. Le long crépuscule printanier teint de rose la Madeleine. Des enfants de trois à cinq ans vendent les journaux du soir et des narcisses fanés. Sauf que le bottillon de narcisses coûte vingt sous au lieu de dix centimes, c’est tout à fait la paix. Mitsou frissonne, Robert s’étire et respire, évadé d’un lieu clos.

UN CHASSEUR (à Robert.) : Taxi ?

MITSOU : Et au trot.

Elle s’appuie au bras de Robert, durant que les deux grooms se livrent à leur chasse crépusculaire qui consiste à rabattre, aux deux extrémités de la rue Royale, tout le gibier automobile errant. Ils courent, légers, à peine terrestres ; parfois l’un d’eux happe au vol un taxi, s’y pose d’un bond, s’y colle un moment, et l’abandonne pour une autre proie plus savoureuse… Enfin un véhicule dompté frôle le trottoir et s’arrête.

ROBERT (au chauffeur.) : À l’Empyrée-Montmartre.

LE CHAUFFEUR (haineux.) : C’est tout ?

ROBERT (rogue comme un homme bien élevé.) : Vous irez où on vous dira d’aller. Montez, Mitsou.

MITSOU (au chauffeur qui ouvrait ses mandibules.) : Pour sûr que sera tout ! Pensez-vous que je pourrais jamais m’habituer à votre figure ?

Ayant reconnu l’accent de « quelqu’un du pays », le chauffeur démarre sans insister. Mitsou appuie sa tête sur l’épaule de Robert, le bras de Robert ceint les flancs minces de Mitsou. C’est le meilleur moment.

L’air plus pur, la vitesse, les lucioles vert-bleu des becs de gaz, l’alcool du vin qui bat dans les veines, le parfum de Mitsou pour Robert, pour Mitsou la nouveauté d’une bouche qui baise sa bouche, tout est délicieux. C’est la première fois que longuement Mitsou goûte, tour à tour, ces lèvres soyeuses, cette langue hardie, ces petites dents sans brèche… Ah ! cette petite dent d’en bas, plus coupante que les autres… Le plaisir de la morsure est si vif que Mitsou s’écarte de son amant.

MITSOU (la tête renversée, les yeux clos.) : Ah ! je me demande où tu m’as mordue…

Il la presse sans ménagement contre le drap décoloré et la capote branlante. Il jouit de se sentir, enfin, normalement exaspéré, plein de hâte, insoucieux à peu près de cette femme qu’il convoite… Il se souvient pourtant de son nom et l’appelle tout bas : – Mitsou !

MITSOU (faiblement.) : Oui… Mais comment veux-tu… On arrive… Laissez-moi, on arrive ! Laisse-moi donc, je te dis, tu vois bien que je n’ai pas le courage de t’empêcher de rien…

Il n’entend ni n’obéit, mais le taxi s’arrête devant la funèbre arcade de lampes violettes qui signalent au passant l’entrée d’un endroit où l’on s’amuse…

MITSOU (vacillante.) : Tu viens ?

ROBERT : Où ?

MITSOU (désignant l’entrée des artistes.) : Avec moi, m’attendre ?

ROBERT (irrité, avide.) : Non ! Viens, toi.

MITSOU (désolée.) : Mais je ne peux pas ! Et mon dédit ? Veux-tu la clef ?

ROBERT : Quelle clef ?

MITSOU : De chez moi, donc. Tu te coucheras en m’attendant.

ROBERT (choqué.) : Non.

MITSOU (de plus en plus désolée.) : Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

ROBERT (un peu étonné qu’elle le tutoie quand elle est hors de ses bras.) : Me promener, t’attendre dehors… entrer au cinéma…

MITSOU : Mais pourquoi ne vas-tu pas me voir dans la salle ?

ROBERT (ombrageux.) : Je ne sais pas. Je n’aime plus te voir de la salle.

MITSOU (vexée.) : J’ai justement de si jolis costumes, et un couplet très sérieux qui s’intitule « Le lierre du champ de bataille… » avec une petite ceinture en graines de lierre et la couronne assortie…

ROBERT (éclatant de rire.) : Ça, c’est drôle !

MITSOU (consternée.) : Robert ! qu’est-ce que vous avez ?

ROBERT : Rien. Je pense aux gens qui croient que le lierre pousse sur un champ de bataille… Ne soyez pas fâchée, ma Mitsou chérie. Dans deux heures je vous attends avec un taxi.

MITSOU (maladroite.) : Pas besoin, j’aurai la voiture !…

ROBERT (interrompant.) : Donnez-la à un pauvre, Mitsou, ou revenez seule dedans. Moi, j’aurai un taxi.

Il se découvre, lui baise la main comme si elle ne lui tendait pas sa bouche, et la regarde s’en aller. Elle court, la tête en avant, comme une petite employée retardataire, et si elle ne se retourne pas, c’est qu’elle craint de voir derrière elle, sous la triste lumière violette des ampoules, une sombre figure de jeune homme, mécontente, ingrate, où brille une bouche encore rougie du dernier et mordant baiser.

* * *

Chez Mitsou. Elle entre, précédant Robert. Il cligne sous l’électricité et avance d’un air hostile, en évitant les meubles avec défiance. Mitsou se retourne et le regarde ; elle s’est jetée si follement dans le taxi où il l’attendait, le trajet a paru si court (quelques baisers épanouis, quelques paroles réticentes : « beaucoup de monde ce soir ? pas trop fatiguée ? – qu’est-ce que vous avez pu faire pendant deux heures tout seul », etc., etc.) qu’elle n’a pas eu le temps de savoir s’il est, comme elle se le dit enfantinement « toujours fâché »… Il n’est pas fâché, il est sur ses gardes. Il a l’œil sur ces portes inconnues, sur cette suspension inspirée par Mérovée, – enfin sur cette chambre où le luxe, à force d’être banal, fleure la province douillette, la province à festons, à dentelles, à tapis épais. Le lit éblouissant attend, conjugal. Des draps pas très fins, des rubans ciel aux oreillers, une couverture de soie ciel piquée… Un grand lit pour dormir et faire des enfants.

« Si je m’approche de ce lit », se dit Robert, « je suis perdu… » – car il vient de s’apercevoir qu’il tombe de sommeil…

MITSOU : Mon chéri, nous pouvons causer tranquillement, il n y a personne ici. Venez que je vous montre ! Ça, c’est la salle de bain, je fais couler le bain tout de suite. (Il écoute le bruit de l’eau et sourit d’aise. Il s’est déjà baigné ce matin, il recommencera bien toutes les heures si l’on veut…) Ça, c’est le boudoir… Là on sort sur le couloir et là c’est les « vatère » … Venez que je vous fasse voir où on tourne l’électricité dans les vatère.

ROBERT (pudique comme un homme.) : Laissez, Mitsou, je trouverai bien.

MITSOU : On dit ça, et puis la nuit vous vous levez pour faire pipi et vous vous cognez dans tout et vous arrivez dans la cuisine… Tenez, vous voyez, le bouton est là à gauche de la porte. Ça vous contrarie que je vous montre les vatère ? Mon Dieu, que vous êtes compliqué ! Vous ne vous gênez pas pour demander à boire, et vous ne voulez pas parler de ce qu’on a besoin quand on a bu… Maintenant là c’est le salon.

Il la suit, arrête un regard vague sur les coussins d’un goût papou et les faux saxe. Il ne pense qu’au lit. Ces gros oreillers sous lesquels on fourre les bras pour trouver la place qui reste fraîche, l’élasticité musicale du sommier, et ce steppe blanc et sans plis, le drap… Y crouler jambe de-ci, jambe de-là, et dormir…

« Dormir ? songe-t-il en sursaut. Il s’agit bien de dormir !… »

Mitsou l’a ramené dans la chambre à coucher. Dans sa robe noire, avec ses chastes paupières bombées et son long cou distingué, elle est passive comme une fiancée. Robert n’en est point ému, mais Mitsou noire sur fond de dentelle blanche est une charmante image, et il sourit :

ROBERT : À quoi pensez-vous, Mitsou ?

MITSOU (levant les yeux, très jeune fille.) : Je pense que je vais me déshabiller à côté, dans le boudoir. Le bain est coulé, j’en ai pour dix minutes, après je vous refais couler le bain, et…

ROBERT (avidement, regardant le lit.) : … et on se couche !

MITSOU (flattée.) : Mon chéri. (Elle se pend à son cou, l’embrasse et s’enfuit.)

Robert, seul, reste un moment debout devant le lit :

« Rien que ma joue, se dit-il, poser ma joue contre l’oreiller, en attendant… Pas de blague ! Si j’appuie ma joue contre cette toile blanche, Mitsou ne trouvera plus dans cette chambre qu’une brute vautrée, toute bottée, et ronflant sur le lit… »

Il tombe dans un fauteuil, prétend penser à Mitsou et glisse immédiatement au sommeil rigide du soldat, assis, la tête droite, les traits durs. Cette pétrification couvre des rêves brusques, où la guerre et l’adolescence, si proches toutes deux de lui, mêlent les souvenirs du sang noir en flaques, du feu en jets, et ceux d’une maison d’été à la campagne, d’une rivière berçant un bateau plat, au soleil… Pieds nus, tout petit, il pêchait des têtards dans un chapeau de paille, lorsque Mitsou reparaît…

MITSOU (en saut-de-lit fleur de pêcher, les cheveux au long des joues, très émue et brave.) : Voilà… Je suis prête.

ROBERT (tout à la joie qu’elle n’ait pas de pyjama de nuit.) : C’est un mot de victime, mon amour chéri !

Il la prend dans ses bras et devient grave parce qu’elle est nue et qu’elle tremble.

ROBERT : Mitsou, je vous fais mes excuses pour l’inconvenance de mon costume, puis-je aller dans la salle de bain ?

MITSOU (très sérieuse aussi.) : Oui. Le bain est coulé. Je crois qu’il y a tout.

Il s’en va. Pendant qu’il savoure, à coups de pieds dans l’eau, à coups de brosse et de gant de crin sur son corps, le plaisir de l’eau chaude, et qu’il constate le soin pieux de Mitsou à fournir savon vierge, linge neuf, sels alcalins, essences ambrées, elle se couche peureusement. Elle tremble très légèrement, et regarde trembler le ruban rose qui noue sa chemise. Elle écoute avec respect les bruits qui viennent, assourdis, de la salle de bain. Elle se souvient soudain d’un soir de la semaine dernière où Petite-Chose, dégringolant l’escalier de l’Empyrée pour courir à un rendez-vous, criait sans vergogne : « Chouette ! chouette ! on va… aimer, on va… aimer ! » Mitsou, qui n’a envie ni de danser, ni de crier, médite un moment et secoue la tête : « Oui. Mais pour Petite-Chose, ce n’était pas une histoire d’amour. Elle retourne, avec un peu de honte, à un autre jour plus lointain, celui où elle s’est abandonnée, avec une froide gentillesse, a un Homme Bien qui la caressa inutilement. « Comme c’est loin, tout ça ! Ce que je me sens dépaysée ! Je ne vais plus savoir… Je vais avoir l’air d’une vieille fille… » Elle soupire, – Robert entre sans frapper. Il est en peignoir de bain.

MITSOU (dressée sur son séant.) : Mais je vous avais mis un pyjama ! Sur la chaise au pied de la baignoire !

ROBERT (tout ragaillardi par le bain.) : Croyez-vous que je m’habille avec des laissés pour compte ?

Il laisse tomber le peignoir et, sûr de son effet, apparaît nu, – margaritas… car Mitsou déclare « bien fait » tout homme qui n’a point de ventre. Elle détourne, et c’est dommage, les yeux, et se fait petite sur un côté du lit, en disant :

– Vous allez sûrement attraper froid…

D’un saut il conquiert le lit, l’ouvre, s’y plonge et glissant son bras gauche sous les reins de Mitsou, l’applique tout entière contre lui. Elle a fait un cri de petite bête qu’on aplatit et, dûment écrasée, se tait, le souffle précipité…

ROBERT (victorieusement.) : Ah ! Ah !

Mais il ne saurait dire s’il chante victoire à cause de Mitsou capturée ou à cause du drap – douceur, grain ineffable de la toile fine, volupté mille fois regrettée – qui lui caresse tout le corps. Il a, en face du sien, un jeune visage aux grands yeux, très noirs dans la pénombre, un jeune visage clair et rond comme un astre, traversé d’un cyrrhus effilé de cheveux. Il touche presque le nez, un si petit nez, si commode pour le baiser sur la bouche !… – il respire une haleine que le savon dentifrice n’a point encore quittée, et le parfum de la joue, frottée d’un alcool vanillé. Il sépare, de son genou nu, deux genoux voilés de soie, installe commodément entre deux cuisses sa jambe dont elle perçoit la belle forme arrondie et le muscle élastique. Il est bien. S’il osait, il dirait à cette jeune femme inconnue qu’il serre de si près : « Ma chère, restons ainsi. Dormons s’il nous plaît, ou parlons, – très peu. Ou bien caressons-nous sans folie, presque fraternellement. Nous ferons pis, si l’envie nous en prend. Le désir est bien capable de nous éveiller tous deux, dans la nuit… Mais, hélas ! cette trêve délicate ne nous est pas permise. Il faut, sous peine de déchoir l’un devant l’autre, que je lève ou que j’écarte cette chemise de voile dont la soie m’est pourtant si douce, que je rompe notre étreinte d’amis, que je me hâte et que vous vous dépensiez… Évidemment nous serons contents après, – contents comme des enfants qui ont brisé une vitre pour avoir de l’air, et qui constatent après que la vitre valait – peut-être – mieux que le courant d’air… Allons !

Il ne se borne pas à penser ce dernier mot, il le dit tout haut :

– Allons !

MITSOU (vaguement inquiète.) : Où ?

ROBERT (miséricordieux car elle est bien jolie.) : Mais, ma chérie, je suis très méchant ! Allons-nous-en, hors de cette tranquillité, hors de ce pauletvirginisme, et foin de la feuille de bananier ! Vous ne voulez pas venir avec moi ?

MITSOU (à qui cela est bien égal, en ce moment, de ne pas comprendre.) : Si…

Mais elle ferme les yeux, et ses mains demeurent aussi chastes que ses paupières.

ROBERT (tout bas.) : Tu dors, Mitsou ?

MITSOU (de même.) : Oui.

Elle glisse un regard entre ses cils vers ce joli faune nu penché sur elle. Il rit d’avoir vu l’œil blanc et noir et malicieux, – nerveuse, elle éclate d’un rire aigu. La gaieté charmante des hôtes est toute proche d’eux, chacun prépare la morsure amicale, la ruade pour rire et la lutte, mais chacun se souvient de l’amour nécessaire, de l’étreinte inéluctable… « Allons ! »

Il y met une bonne volonté que sa jeunesse échauffe vite, et une méthode sans imprévu. La bouche d’abord, oui, la bouche. La gorge ensuite, n’oublions pas la gorge… il faut avouer que celle-ci, qui ne lui emplit pas les mains, qui n’imite ni la pomme insolente, ni le citron conique, mérite tout le plaisir rêveur et la sollicitude sacrilège qu’il lui consacre…

MITSOU (atteinte, et près de pleurer.) : Ah !…

Le cri, l’arc désolé de la bouche de Mitsou, l’espoir qu’elle va pleurer, enfièvrent l’agresseur plus qu’il n’avait prévu. Biffant, d’un bond précis, les stations commandées par un code amoureux élémentaire, Robert n’a plus rien à exiger de cette victime blanche, couchée sous lui dans ses cheveux répandus, et qui ne s’est point débattue. Le temps pour lui de savourer, secrètement immobile, le bien qu’il vient de saisir, et la mêlée commence, lente, au chant d’une plainte aérienne, au rythme des deux corps qui se balancent comme pour bercer et endormir une blessure…

Dans la chambre de Mitsou, sur le mur tendu de dentelle au chevet du lit, il y a pour la première fois une image magnifique : l’ombre d’un torse de cavalier nu, mince à la ceinture, large aux épaules, courbé sur sa cavale invisible…

* * *

Trois heures de la nuit. Il dort. Elle s’éveille, parce qu’il a bougé, peut-être, ou bien parce qu’ils ont oublié d’éteindre la lampe. Elle s’éveille un peu égarée, mais se souvient tout de suite : un jeune homme est là, un jeune homme qui fut son amant d’une manière brève et quasi muette, vers minuit, puis tomba endormi à côte d’elle, comme on tombe mort.

Elle est lasse, lucide, et ne se souvient que d’un plaisir exceptionnel, celui d’avoir tenu contre elle un beau corps qui embaumait en s’échauffant comme un bois odorant qu’on frotte, et qui se liait à elle avec une exactitude, une fidélité végétales : ainsi il était bien, et ainsi mieux encore, et toujours mieux à mesure qu’il changeait. C’est de cela qu’elle lui est reconnaissante, et non de la commotion aiguë qu’elle ne prise guère.

Il dort, sur le flanc, un bras levé sous sa tête. Elle se sent coupable de le regarder, – souffrirait-il, éveillé, qu’elle interrogeât si longuement ces veines sous la peau blanche, et le pelage châtain qui, planté entre les mamelles plates, dessine sur sa poitrine les trois branches d’une fleur de lis ? Sur l’épaule, une cicatrice blanche. Deux médailles de vaccin sur le biceps. Les côtes montrent sous la peau le dessin de leurs arceaux, – n’a-t-il point pâti et maigri, les semaines passées ? Où vivait-il et comment ? Ces mains fines, sombres au bout du bras blanc, quel travail dans la terre, l’acier, le feu, les durcit et râpa leurs ongles ?

Mitsou baisera-t-elle, sans éveiller ce grave jeune homme endormi, sa main ouverte ? Non, il a bougé, il bouge, et elle s’écarte. Il rêve. La peau de son front, ses sourcils, les coins tressaillants de la bouche, voici que tous les traits s’animent d’une vie où rien ne subsiste du sourire ou de l’irritation diurnes. Qui torture, par-delà notre monde, ce prisonnier du songe ? Pour l’épouvante de Mitsou, il lutte, il soupire, ses pieds englués courent faiblement et il se soulève en vain… Une sorte de sanglot crève l’angoisse du pauvre visage au moment où Mitsou va appeler ce rêveur au secours de lui-même, et il retourne à la sérénité d’un repos où sans doute viennent de passer la guerre, la peur, le courage, l’agonie…

La main tendue encore pour l’éveiller, Mitsou penchée regarde mourir, sur son amant étendu, les dernières ondes du songe. Un dernier sursaut, une ligne de nacre apparue entre les paupières… il dort paisible et désaffecté de son âme agitée. « On dirait qu’il s’en va… », pense Mitsou. Mais elle ne mène pas jusqu’à l’image précise cette impression, pénible et délicate, d’assister au départ de son amant qui s’éloigne d’elle sur le radeau du sommeil…

Elle n’a pas envie de dormir. Le lit sent bon. Elle n’a jamais veillé ainsi, penchée, sur le sommeil de l’Homme Bien. Comment dort l’Homme Bien ? Elle ne sait pas. Elle erre un instant autour du brillant quinquagénaire en pyjama bleu, frissonne d’une horreur épidermique et se détourne mentalement : « Ce n’est pas convenable. » Mais une autre image l’attend derrière celle-là : celle de l’Homme Bien assis devant elle, à la table du déjeuner, à une heure moins un quart… « Que faire ?… » Il est trois heures du matin. Elle a encore neuf heures devant elle. Elle lève machinalement la tête vers la fenêtre où la nuit pâlit, – c’est le geste instinctif des prisonniers et des animaux séquestrés… « Que faire ? » Dire la vérité : elle y a songé avant toute chose, parce qu’elle est douce, un peu nonchalante, et simple quoique très jeune. Mais cette vérité-là, elle ne la dira pas sans l’assentiment de celui qui dort, là, contre elle ; son secret n’est point à elle tout entier. Il y a un nom qu’elle ne livrera à l’Homme Bien ni par vantardise, ni par cruauté, ni dans l’excès de la joie, mais seulement parce que le temps en sera venu. « Non, se dit Mitsou en hochant la tête sous ses cheveux noirs en repentirs, je ne dois rien dire à Pierre. Jusqu’à nouvel ordre, c’est plus honnête de mentir. C’est Robert qui décide, et s’il ne décide rien, eh bien… » Elle le contemple avec crainte. Il appartient maintenant aux régions profondes du sommeil que le songe ne trouble plus, et il est aussi beau qu’un mort demeuré vermeil. « Est-ce ma vie, cet homme-là ? » supplie Mitsou. « Ah ! s’il voulait… » Et tout de suite elle atteint au plus banal héroïsme : « S’il voulait, je n’aurais pas besoin de tout ce que j’ai ici, je prendrais un pied-à-terre… Je gagne sept cents francs par mois, huit cents dans la prochaine revue… je vendrais mon brillant bague… Je ferais du ciné comme il y a deux ans, et il viendrait me chercher le soir au théâtre quand ce ne serait plus la guerre…» Elle sourit, une ombre rapide de sourire : « Non. Il ne viendrait pas me chercher. Il ne m’attendrait pas dans ma loge. Il ne causerait pas à Petite-Chose et à Alice Weiss pendant mes scènes… Il est trop fier. Il est méchant. Il est spécial. »

Les passereaux crient. Mitsou, fatiguée de penser, bâille de froid et de faim, et le malaise de l’aube la pénètre. Sans courage pour aller chercher, à quatre pas de là, les bananes, les dures cerises de primeur ou les biscuits secs, elle se jure qu’elle est bien malheureuse et qu’elle désespère de dormir, – jusqu’au moment où recouchée, tapie contre les reins indifférents de Robert, les genoux dans le creux des jarrets demi-pliés de son amant, elle s’endort…

Cinq heures. Le jour, de bleu, devient rose entre les rideaux. À un heurt de meuble ou de porte dans la maison, Robert répond soudain « Oui ! » et s’assied sur le lit. Un regard à la chambre, un autre regard à cette tête noire de fauvette, nichée dans le blanc des draps : Mitsou endormie. Il s’éveille comme un soldat de vingt ans qu’il est : gai, reposé, agressif, prêt à bondir, à courir vers le soleil, mais Mitsou dort…

« Pauvre petite, elle n’a fait qu’un somme de toute la nuit et… je ne l’ai pas troublée. » Il va la prendre dans ses bras, puis se ravise et se donne le temps de peigner ses cheveux avec les doigts, de se frotter les yeux ; il boit à la carafe du chevet la tiède eau fade minérale et, se reprochant d’avoir dormi « comme un vieux mari », se penche vers Mitsou… Elle a perçu vaguement que l’on remuait près d’elle et délie seulement ses bras qui protégeaient son visage. Elle est pâle, le double feston des cils, frangeant les paupières bombées, répète – comme une arche de pont mire dans l’eau une arche pareille renversée – l’arc des sourcils. La bouche fermée est toute petite et triste.

« Comme elle est jolie », constate-t-il. « Quel dommage… » Il a pensé presque haut et s’étonne. « Quel dommage que… quoi ? Ah ! voilà… C’est que j’ai cessé, en la voyant, d’être amoureux de Mitsou. Dans un instant je vais lui prouver qu’elle est belle et que je suis jeune, et cela n’aura aucune signification. Cela n’aura aucune signification, et pourtant je m’inquiète que cela n’en ait pas. Il y a, entre Mitsou et moi, un scrupule incommode. On ne peut voir grand mal à ce qu’elle me veuille incomparable, mais je me mis à la souhaiter exceptionnelle, et par hasard elle l’est. Elle diffère de Germaine de Noël, de Lili de mars, elle ne ressemble pas à… comment, déjà ?… à Cricri du mois de septembre de l’an dernier… »

Il égrène quelques souvenirs sans regrets, et chaque fois il ajoute, loyal : « Mais Mitsou est mieux. Mitsou est mieux, et jamais aventure ne m’a si peu contenté. Elle est plus tendre que savante au déduit ? Cela n’importe guère. Elle est sotte ? Mais non. On n’est pas sot avec des sens fins, et une telle aptitude à éprouver ce qu’on ne raisonne point. Son grand crime, c’est… »

Il soulève délicatement une mèche mince de cheveux qui repose sur la joue de Mitsou, et cherche à formuler son grief : « Son grand crime, c’est justement qu’elle oblige de penser à elle, en même temps qu’on est tenté de lui dire : « Petit souci, tu n’es pas de taille à devenir un grand tourment. »

Un reflet de soleil, rebondissant sur une vitre de l’autre côté de la rue, danse en petit miroir d’or sur les rideaux clos, et le jeune homme se sent pris d’impatience physique, d’une rancune vague, d’un désir très net de s’en aller…

« Je peux d’ailleurs très bien m’en aller », songe-t-il en regardant Mitsou, endormie et moins pâle à mesure que le jour grandit… « Rien ne me retiendra, même pas elle, qui me rendrait ma liberté sans débat ni minauderie. Elle me rendrait ma liberté, mais il émanerait d’elle, dans la minute où je la rejetterais, un appel, une prière camouflée de mendiant fier : « Je n’ai besoin de rien, je n’ai rien demandé… »

Il se sent en péril de rapetisser, quoi qu’il fasse, devant Mitsou, et hausse les épaules avec une brutalité naissante : « Comme c’est agréable !… »

Le spectacle de Mitsou, toujours immobile, le ramène à la douceur. « Elle est jolie », répète-t-il. « Elle va dire une bêtise en s’éveillant ; – mais Cricri de septembre ne me ménageait pas les sottises de la première heure, ni Lili de mars, et je les absolvais tout de suite. Ou bien elle va m’assener une de ces vérités sentimentales grandes comme le monde, vieilles comme lui, et qui m’humilient… »

La chambre étrangère s’éclaire lentement, il l’inventorie d’un regard hostile.

« Ni la statuette en marbre savonneux, ni la coupe du plafond chargée de chaînes, ni l’Amour verseur de dentelles sur ma tête, je ne comptais les trouver ici. Qu’ai-je espéré, en venant ? Une femme qui n’était ni Lili, ni Cricri, – ni Mitsou. Je biaise, et j’encense ses vertus négatives, au lieu de me dire crûment : « Elle ne m’a pas fait rire, elle ne m’a pas touché aux larmes, elle ne m’a pas bercé, sur ses flancs dont la houle est à peine d’un petit lac, au ressac d’une volupté qui enchante ou stupéfie. » Ceci constaté, je n’ai, n’est-ce pas, qu’à m’en aller, ajoutant aux Lili des mois précédents une « Mitsou de mai » ? Non. Quelque chose, en celle-ci, réclame de moi ce que mon âge et ma condition de soldat me dispensent de lui donner : il semble qu’elle brûle d’envie de ressembler, par mes soins, à la femme que j’aimerai. Déjà, de loin, elle lui ressemble. Trop tôt, le hasard a fouillé le sillon où dormait vivante, mais non complète et frappée d’impuissance, la larve onduleuse de mon amour futur. Mais, mon amour futur, je n’ai pas le désir de déchirer davantage la coque où tu évolues. Ce n’est pas ma faute si je vis, depuis trois ans, une vie où le geste, comme l’impassibilité, s’empreint d’un caractère d’intensité ou de contention religieuses. C’est une vie où l’on finit par croire à la gravité de tout, même à la gravité de ne point aimer. Sans doute c’est à cause de cette vie-là que me voici sur ton lit, Mitsou, en train de soupeser ce que me vaut notre erreur mutuelle, au lieu de m’en aller cordialement et de t’écrire de là-bas des cartes postales. Tu n’en mourras pas, n’est-ce pas, d’avoir reçu, sur ta merveille ébauchée, une lumière prématurée ? Non. Tu vas retourner, un peu froissée, à ta petite vie embryonnaire. Ton éclosion ne sera pas, je crois, mon œuvre. Elle doit être promise à quelqu’un de plus mûr, de patient, de frivole et de minutieux qui ne s’arrêtera pas, comme moi, à ce petit « goût de l’arrière  » qu’exhale chacune de tes paroles et de tes pensées. Ceux qui ne savent pas ce que c’est que l’existence des jeunes hommes de la guerre, tremblants, exaltés, sceptiques et résignés, exigeants, privés de tout, lourds d’une vieillesse amère, et étayés d’une foi enfantine, ignorent aussi que ce petit « goût de l’arrière » nous gâte nos brefs retours à notre vie ancienne, à nos villes, à nos biens, à nos femmes…

« Du moins, ma Mitsou, à cause de toi j’ai pensé à la femme que j’aimerai. Il est probable qu’elle aura ta douceur, et une certaine fierté, la tienne, à endurer discrètement le chagrin. J’aimerais qu’elle eût, par surcroît, un assez grand cœur sous de pareils petits seins, bas et légers. Déjà je me flatte que nous parlerons, elle et moi, la même langue, et que nous nous rencontrerons sans étonnement… »

Il s’écoute penser, assombri à l’idée de l’isolement relatif dans lequel il lui faudra vivre, en attendant une Mitsou définitive… Dehors, la lance d’un arroseur écrase sur le pavé son fouet d’eau ; des boîtes à lait vides rendent un son de clarines alpestres… Le jeune homme nu, décidé, jette son mot familier « Allons ! » et se penche sur Mitsou qui dort :

– Adieu, chérie, murmure-t-il tout bas avant de l’éveiller. Puis il l’éveille en la serrant contre lui, l’embrasse et dit tout haut gaiement :

– Bonjour, Mitsou !

* * *

Dans la morne journée, à trois heures. Mitsou a déjeuné chez elle avec l’Homme Bien et l’Homme Bien n’a rien trouvé de changé en Mitsou. C’est que la voici capable désormais de porter un secret, de mentir à propos, de se taire pour ne point mentir inutilement, et d’offrir en hommage à son amour caché les misérables consentements qu’elle accorde à une habitude.

L’Homme Bien vient de partir, laissant à Mitsou la réconfortante promesse qu’il ne la reverra que le lendemain à la même heure. Mitsou, seule, a failli céder pour la première fois à un dynamisme assez violent pour casser un vase par plaisir, sauter à pieds joints sur la bergère de damas, envoyer au plafond un coussin ou pousser quelques cris discordants : l’Homme Bien est parti une demi-heure plus tôt que d’habitude, elle a trente minutes pour préparer sa coiffure, son petit corps, son visage : Robert va venir la chercher à cinq heures et ils iront, en taxi, au Bois, jusqu’aux allées désertes d’Auteuil. Robert l’a quittée lasse, un peu déçue qu’il ait voulu disparaître avant le lever de la femme de chambre et le petit déjeuner ; – mais l’étreinte du seuil a été longue, émue plus qu’elle ne l’espérait.

« Quand il m’a dit « je t’adore », en partant », se dit Mitsou, j’ai bien cru qu’il allait me dire qu’il m’aimait… »

Ce souvenir est trop doux pour qu’elle en sourie, aussi la gravité de Mitsou ne tressaille-t-elle pas, lorsque l’on sonne et qu’elle se dit, avec une sécurité absolue qui équivaut presque, dans les premières secondes, au soulagement : « C’est une lettre. Il ne vient pas. »

LA FEMME DE CHAMBRE (entrant.) : C’est une lettre portée à la main, Madame.

MITSOU (d’une petite voix.) : Est-ce qu’on attend la réponse ?

LA FEMME DE CHAMBRE : Non, Madame. C’est un militaire simple soldat. Il est parti.

MITSOU : Bon, merci.

Elle n’ouvre pas tout de suite la lettre. Elle se repose un instant parce qu’elle vient de ressentir une faiblesse bizarre et toute physique, celle que l’on éprouve après un saignement de nez abondant ou au retour d’une syncope. « C’est drôle », pense-t-elle, « je suis comme si j’avais le cœur pâle ». Puis elle s’assied près d’une fenêtre, ouvre la lettre et lit :

« Ma Mitsou chérie, le capitaine que j’ai accompagné ici en mission repart ce soir. »

Mitsou s’arrête pour reprendre haleine au bout de cette courte phrase. Elle se dit : « Je comprends. Ce n’est pas comme s’il était fâché après moi ou qu’il ait une idée de derrière la tête. » Même, elle sourit afin de se prouver que tout est pour le mieux et que, mon Dieu ! « c’est la guerre… »

« Ma Mitsou chérie, le capitaine que j’ai accompagné ici en mission repart ce soir. Il va sans dire, ma Mitsou, que je repars aussi. Ce n’est pas contre son flanc, ceint de drap et de cuir, et bombé comme un dessus de malle, que je comptais passer la soirée… J’ai peur, ma chérie tiède et lisse, de vous dire mal combien je vous regrette, et de quelle sorte… (Voyez que je retourne, malgré moi, au vous de nos lettres, lorsque nous nous tutoyions ce matin de si bon cœur, – et de si bon corps…) Je vous le dirais mal et je n’ai pas grande envie de vous le dire, – souvenez-vous qu’il n’y a pas longtemps que vous me traitiez en « jumeau », en rival d’âge et de collège… Votre rival épris, ma chérie, vous taira ce qu’il pleure le plus de quitter en vous et ce qu’il regrette le moins : l’un et l’autre auraient de quoi enflammer votre orgueil et égratigner, en même temps, votre amour-propre de petite fille très sage.

« Ce que vous ferez de mieux, ma Mitsou, dès que vous aurez lu ce billet, sera de vous attabler à un bureau rose ancien que je connais dans votre boudoir, et de m’écrire. Ainsi je n’attendrai pas trop longtemps votre première lettre, là-bas. Dites-moi bien durement si vous avez boudé notre après-midi manqué, notre dîner ajourné, notre nuit remise. Dites-moi, encore, si vous auriez choisi, obligée de rejeter l’une ou l’autre, la longue promenade en voiture avec moi ou la courte nuit qui commence tard et finit tôt ? Je n’ai pas eu le loisir, cette fois-ci, de vous poser de ces questions auxquelles, la bouche pressant la bouche et le corps tout entier interrogeant l’autre corps qui se défend, on ne donne point de délai ni d’échappatoire. Je n’ai encore brutalisé aucun de vos secrets, ni quitté cette habitude chère et énervante d’attendre longtemps – quatre jours chaque fois – la chute d’un de vos voiles et l’écho d’une de vos paroles. Ce dialogue, attardé aux obstacles de la route, m’avait donné de vous une idée de langueur et de nonchalance ; je l’ai perdue cette nuit, entre des bras dont l’étreinte explicite et rythmée – plus vite, encore plus vite, – éperonnait ma hâte…

« Je ne sais pas quand je reviendrai. Je ne sais pas si je reviendrai. Ne tremblez donc pas, ma chérie, j’ai voulu dire par là que les routes sont bien mauvaises, un accident d’auto peut m’y rompre une jambe, et que les eaux souillées font quelques victimes de la dysenterie dans mon régiment. Le reste, ce que vous nommeriez littérairement « l’autre danger », on n’y songe pas, voyons. Il faut seulement m’écrire, Mitsou. Cynique à mes heures, je vous avoue que je meurs de la curiosité de confronter, maintenant que je les ai l’une et l’autre délicieusement froissées contre mon cœur, Mitsou sur batiste et Mitsou sur papier. Encore un aveu, et guère plus prudent : si, lasse de moi avant de m’avoir revu, vous faisiez fête, dans quelques semaines, à un autre lieutenant, de bleu vêtu et de Mitsou féru, comme c’est le devoir et l’inclination des lieutenants de France, ne faudra-t-il pas vous tenir compte que cette permutation me vaudra, sans nul doute, une dernière lettre où Mitsou aura mis sa dangereuse simplicité, sa sincérité sans appel, et des arguments qui, pour désarmer, n’emprunteront leur lumière qu’à l’évidence elle-même ?

« Je plaisante, Mitsou ! Cela est d’un banal bon goût, à la fin d’une lettre où l’on voudrait se lamenter un peu et blasphémer de mécontentement. Je ne baise que vos mains, ma chérie, et j’éloigne sagement, amèrement de moi, pour un temps, le souvenir de tout votre corps sensible.

« Votre

« LIEUTENANT BLEU. »

* * *

Mitsou au Lieutenant Bleu.

« Je suis assise au petit bureau. Mais je ne m’y suis pas assise tout de suite et je n’ai pas commencé ma lettre sans réfléchir comme vous me le demandiez. D’abord ce n’est pas dans ma nature, ni dans mes possibilités. Et puis, il faut donner aux personnes le temps de lire une lettre, de bien la lire, de sourire, de se moucher, de s’essuyer les yeux et de raisonner. Je vous l’ai déjà écrit, je ne peux pas écrire vite. D’ailleurs, votre lettre non plus, vous ne l’avez pas écrite vite. Pour un officier en service commandé qui part, vous en avez mis long. Mon chéri, ce n’est pas un reproche et ne mettez pas vos sourcils sur le milieu de votre nez ! Ce n’est pas un reproche et c’en est un. Je me demande si je ne préférerez pas que vous m’auriez écrit : « Suis forcé partir avec capitaine. Baisers. » Comme un télégramme, quoi. Ne vous fâchez pas, je vous en prie. Laissez-moi vous mettre en premier tout ce qui n’est pas bon, le meilleur viendra après. Voilà donc que vous partez, c’est détestable et même pire. Mais pourquoi vous en excusez-vous ? J’ai dans l’idée que ce n’est pas de partir que vous vous excusez, mais de me quitter. Ah ! vous allez dire « cette Mitsou, je ne peux pas partir sans la quitter ! » Que si. Ce n’est difficile qu’à expliquez mais pas à comprendre… Mon amour, mettez-vous une chose dans la tête : c’est que je vous aime. O je ne vous dis pas ça comme on fait un cadeau, au contraire. Mon pauvre chéri, je vous aime. Et je vous donne permission de vous écriez en le lisant : « Eh bien, me voilà frais ! » Une femme qui aime, même une petite bête comme moi, ça devient insupportable, ça comprend, ça devine… Ça devient comme l’électricité quand le courant y est posé, une minute avant c’était un cordon et une boule en verre stupide, une minute après c’est un fil de feu qui éclaire tout.

« Le bon côté pour vous de cet ennui qui vous arrive, c’est que je sais à présent que vous pouvez comptez sur moi. Comptez sur moi pour tout ; pour vous attendre si vous voulez que je vous attende, pour deviner ce que vous auriez honte à me dire ; et comptez sur moi, si la fantaisie vous prend de me déclarer en face « c’est fini nous deux », pour vous montrez que je sais me conduire et qu’il n’y a pas besoin d’eau de mélisse ni de vinaigre.

« J’ajoute encore que si ça vous convenez que je fasse un autre métier, que j’apprenne des choses, que je me change en ci ou en ça, j’en suis également capable, quand même ce ne serez que pour vous faire une distraction ou un sujet de conversation avec moi.

« Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu rassurez dans votre malheur que je vous aime ? O, j’espère que oui. Moi, je me sens assez consolée dans le mien, parce que rien ne me le cache, surtout pas votre lettre. Mon Lieutenant Bleu bien-aimé, ce n’est pas difficile de voir que vous cherchez sans le vouloir a sautez piéjoints par-dessus notre rencontre d’hier.

On ne peut pas être plus aimable que vous l’êtes pour notre petit passé de correspondance. Un mal élevé m’aurez écrit : « Je raffolais de toi avant de te « connaître, effaçons nos dernières vingt-quatre heures et on va recommencer… » Mais ce ne serez pas la peine d’avoir été bien élevé, si ça ne vous servez pas a servir sur un joli plat ce que les autres vous envoyent par la figure.

« Bon », vous dites en lisant, « bon, cette Mitsou « elle s’est vexée. » Ni vexée ni désolée, mon chéri, et on me pousserez grand comme l’ongle que j’avouerez que je me sens plus à mon aize que ce matin. Pensez, je me demandais encore ce matin toute seule : « Mais qui est-ce qui me dira ce qu’il « pense de moi ? » et naturellement, je ne comptez pas sur vous pour me renseigner. Dans votre milieu, on ne dit pas à une femme : « Vous êtes la dernière « des dernières », on lui dit : « Madame, mes respectueux hommages, je m’en vais achetez des cigarettes, attendez-moi un instant », et on la laisse là pour la vie. Je ne suis pas la dernière des dernières, et pourtant j’avais bien peur de ne jamais vous voir revenir, même en lettre…

« À présent, le premier moment dur passé, je vois qu’il n’y a pas trop de grands dégâts. « Allons », je me dis, « il m’écrit, il se rappelle de moi, il questionne, il veut savoir… » Vous saurez tout, mon chéri. Vous n’avez qu’à demander. Si j’aurez préféré la promenade de jour au lieu de notre prochaine nuit ? Je n’hésite pas, j’aurai préféré la nuit. Mon amour, la nuit c’est moins embarrassant, c’est moins intime. Je serai toujours à peu près à la hauteur de vous, pourvu que je soie toute nue dans vos bras et couchée. Le plus terrible c’est qu’il faut nous relevez, et alors là je tremble devant vous. Tout ce que vous avez désirez inutilement de moi pendant que nous étions ensemble, moi je l’ai eu de vous. Je n’en ai pas encore fini de m’étonner que votre peau soit si douce, ni que vous avez l’air si sérieux en dormant, ni que vous couchez sans chemise. Je ne croyez pas que vous aviez les pieds si petits. Et aussi je croyais qu’un jeune homme si raffiné, qui mange au restaurant avec des petites manières et des précautions, allait s’occupez de toutes sortes de choses en faisant l’amour, et pas du tout ! Quand j’ai vu que vous ne vous occupiez que de me prendre toute à la fois tout uniment, je ne peux pas vous dire comme j’étais contente. Alors, comment voulez-vous que je ne vous aime pas ?

« Mon chéri, le difficile pour vous, c’était de ne pas être aimé de moi. Le presque impossible pour moi, c’est d’être aimée de vous. Je dis presque impossible, parce que je suis ainsi faite que je n’accepte pas dans mon esprit le pire des malheurs et le pire des bonheurs. « Trop raisonnable pour son âge, cette « Mitsou ! » qu’elles disent mes camarades. Si je ne l’étais pas, je n’aurez pas tant réfléchi la nuit dernière sur votre sommeil. Pendant que vous dormiez, mon amour, j’ai renoncez par avance au maximum de ce que vous pouviez me donnez. Mais c’était pour faire la part du feu, en espérant sauver de toi la moindre des choses… Tu me trouves bien humble ! Ne crois pas que je mendie. Si tu me réponds « adieu Mitsou », je n’en mourrai pas. J’ai un petit cœur assez dur pour qu’on le nourrisse avec un chagrin. Je serais plutôt du côté de Gitanette, qu’on veut tout le temps consolez d’une grande peine qu’elle a et qui répond : « Je serai bien avancée quand je n’aurai plus de chagrin ! à quoi est-ce que je m’occuperai après ? »

« En attendant je m’entête à espérer mieux que le chagrin que tu pourrez me laisser. Tu m’as trouvez sur le bord d’une scène où je chantais trois couplets, et je n’avais pas dans la tête autant d’idées que de couplets. Ce qui t’a plut en moi, c’est toi qui l’y a mis ; mais venu de toi ou non, ça s’y est bien enraciné ! Au bout de quatre mois, est-ce que tu n ‘étais pas ému de me voir grandir ? Le dommage c’est que, de te voir paraître en personne, ça m’a fait rentrez tous mes bourgeons… N’empêche qu’une femme qui a une obstination en amour, ça pousse vite. Ça fleuri, ça sait prendre une tournure, une couleur, à faire illusion aux plus délicats. Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion. C’est une ambition très grande, mon cher Lieutenant Bleu, et vous ne m’avez pas invitée à une promenade qui peut faire le tour de la vie… Commençons donc par le plus facile, et si vous n’êtes pas tout à fait découragé, donnez-moi, je vous en prie, encore votre sommeil à côté de moi, encore la surprise de vous suivre si facilement jusqu’au plaisir, – accordez-moi la confiance et la bonne amitié de votre corps : peut-être qu’une nuit, à tâtons, tout doucement, elles m’amèneront enfin jusqu’à vous.

« MITSOU. »

FIN

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