I

– Et pourquoi cesserais-je d’être de mon village ? Il n’y faut pas compter. Te voilà bien fière, mon pauvre Minet-Chéri, parce que tu habites Paris depuis ton mariage. Je ne peux pas m’empêcher de rire en constatant combien tous les Parisiens sont fiers d’habiter Paris, les vrais parce qu’ils assimilent cela à un titre nobiliaire, les faux parce qu’ils s’imaginent avoir monté en grade. À ce compte-là, je pourrais me vanter que ma mère est née boulevard Bonne-Nouvelle ! Toi, te voilà comme le pou sur ses pieds de derrière parce que tu as épousé un Parisien. Et quand je dis un Parisien… Les vrais Parisiens d’origine ont moins de caractère dans la physionomie. On dirait que Paris les efface !

Elle s’interrompait, levait le rideau de tulle qui voilait la fenêtre :

– Ah ! voici Mlle Thévenin qui promène en triomphe, dans toutes les rues, sa cousine de Paris. Elle n’a pas besoin de le dire, que cette dame Quériot vient de Paris : beaucoup de seins, les pieds petits, et des chevilles trop fragiles pour le poids du corps ; deux ou trois chaînes de cou, les cheveux très bien coiffés… Il ne m’en faut pas tant pour savoir que cette dame Quériot est caissière dans un grand café. Une caissière parisienne ne pare que sa tête et son buste, le reste ne voit guère le jour. En outre, elle ne marche pas assez et engraisse de l’estomac. Tu verras beaucoup, à Paris, ce modèle de femme-tronc.

Ainsi parlait ma mère, quand j’étais moi-même, autrefois, une très jeune femme. Mais elle avait commencé, bien avant mon mariage, de donner le pas à la province sur Paris. Mon enfance avait retenu des sentences, excommunicatoires le plus souvent, qu’elle lançait avec une force d’accent singulière. Où prenait-elle leur autorité, leur suc, elle qui ne quittait pas, trois fois l’an, son département ? D’où lui venait le don de définir, de pénétrer, et cette forme décrétale de l’observation ?

Ne l’eussé-je pas tenu d’elle, qu’elle m’eût donné, je crois, l’amour de la province, si par province on n’entend pas seulement un lieu, une région éloignés de la capitale, mais un esprit de caste, une pureté obligatoire des mœurs, l’orgueil d’habiter une demeure ancienne, honorée, close de partout, mais que l’on peut ouvrir à tout moment sur ses greniers aérés, son fenil empli, ses maîtres façonnés à l’usage et à la dignité de leur maison.

En vraie provinciale, ma charmante mère, « Sido », tenait souvent ses yeux de l’âme fixés sur Paris. Théâtres de Paris, modes, fêtes de Paris, ne lui étaient ni indifférents, ni étrangers. Tout au plus les aimait-elle d’une passion un peu agressive, rehaussée de coquetteries, bouderies, approches stratégiques et danses de guerre. Le peu qu’elle goûtait de Paris, tous les deux ans environ, l’approvisionnait pour le reste du temps. Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, de denrées exotiques et d’étoffes en coupons, mais surtout de programmes de spectacles et d’essence à la violette, et elle commençait de nous peindre Paris dont tous les attraits étaient à sa mesure, puisqu’elle ne dédaignait rien.

En une semaine elle avait visité la momie exhumée, le musée agrandi, le nouveau magasin, entendu le ténor et la conférence sur la Musique birmane. Elle rapportait un manteau modeste, des bas d’usage, des gants très chers.

Surtout elle nous rapportait son regard gris voltigeant, son teint vermeil que la fatigue rougissait, elle revenait ailes battantes, inquiète de tout ce qui, privé d’elle, perdait la chaleur et le goût de vivre. Elle n’a jamais su qu’à chaque retour l’odeur de sa pelisse en ventre-de-gris, pénétrée d’un parfum châtain clair, féminin, chaste, éloigné des basses séductions axillaires, m’ôtait la parole et jusqu’à l’effusion.

D’un geste, d’un regard elle reprenait tout. Quelle promptitude de main ! Elle coupait des bolducs roses, déchaînait des comestibles coloniaux, repliait avec soin les papiers noirs goudronnés qui sentaient le calfatage. Elle parlait, appelait la chatte, observait à la dérobée mon père amaigri, touchait et flairait mes longues tresses pour s’assurer que j’avais brossé mes cheveux… Une fois qu’elle dénouait un cordon d’or sifflant, elle s’aperçut qu’au géranium prisonnier contre la vitre d’une des fenêtres, sous le rideau de tulle, un rameau pendait, rompu, vivant encore. La ficelle d’or à peine déroulée s’enroula vingt fois autour du rameau rebouté, étayé d’une petite éclisse de carton… Je frissonnai, et crus frémir de jalousie, alors qu’il s’agissait seulement d’une résonance poétique, éveillée par la magie du secours efficace scellé d’or…

Il ne lui manquait, pour être une provinciale type, que l’esprit de dénigrement. Le sens critique, en elle, se dressait vigoureux, versatile, chaud et gai comme un jeune lézard. Elle happait au vol le trait marquant, la tare, signalait d’un éclair des beautés obscures, et traversait, lumineuse, des cœurs étroits.

– Je suis rouge, n’est-ce pas ? demandait-elle au sortir de quelque âme en forme de couloir.

Elle était rouge en effet. Les pythonisses authentiques, ayant plongé au fond d’autrui, émergent à demi suffoquées. Une visite banale, parfois, la laissait cramoisie et sans force aux bras du grand fauteuil capitonné, en reps vert.

– Ah ! ces Vivenet !… Que je suis fatiguée… Ces Vivenet, mon Dieu !

– Qu’est-ce que qu’ils t’ont fait, maman ?

J’arrivais de l’école, et je marquais ma petite mâchoire, en croissants, dans un talon de pain frais, comblé de beurre et de gelée de framboises…

– Ce qu’ils m’ont fait ? Ils sont venus. Que m’auraient-ils fait d’autre, et de pire ? Les deux jeunes époux en visite de noces, flanqués de la mère Vivenet… Ah ! ces Vivenet !

Elle ne m’en disait guère plus, mais plus tard, quand mon père rentrait, j’écoutais le reste.

– Oui, contait ma mère, des mariés de quatre jours ! Quelle inconvenance ! des mariés de quatre jours, cela se cache, ne traîne pas dans les rues, ne s’étale pas dans des salons, ne s’affiche pas avec une mère de la jeune mariée ou du jeune marié… Tu ris ? Tu n’as aucun tact. J’en suis encore rouge, d’avoir vu cette jeune femme de quatre jours. Elle était gênée, elle, au moins. Un air d’avoir perdu son jupon, ou de s’être assise sur un banc frais peint. Mais lui, l’homme… Une horreur. Des pouces d’assassin, et une paire de tout petits yeux embusqués au fond de ses deux grands yeux. Il appartient à un genre d’hommes qui ont la mémoire des chiffres, qui mettent la main sur leur cœur quand ils mentent et qui ont soif l’après-midi, ce qui est un signe de mauvais estomac et de caractère acrimonieux.

– Pan ! applaudissait mon père.

Bientôt j’avais mon tour, pour avoir sollicité la permission de porter des chaussettes l’été.

– Quand auras-tu fini de vouloir imiter Mimi Antonin dans tout ce qu’elle fait, chaque fois qu’elle vient en vacances chez sa grand-mère ? Mimi Antonin est de Paris, et toi d’ici. C’est l’affaire des enfants de Paris de montrer l’été leurs flûtes, sans bas, et l’hiver leurs pantalons trop courts et de pauvres petites fesses rouges. Les mères parisiennes remédient à tout, quand leurs enfants grelottent, par un petit tour de cou en mongolie blanche. Par les très grands froids, elles ajoutent une toque assortie. Et puis on ne commence pas à onze ans à porter des chaussettes. Avec les mollets que je t’ai faits ? Mais tu aurais l’air d’une sauteuse de corde, et il ne te manquerait qu’une sébile en fer blanc.

Ainsi parlait-elle, et sans chercher jamais ses mots ni quitter ses armes, j’appelle armes ses deux paires de « verres », un couteau de poche, souvent une brosse à habits, un sécateur, de vieux gants, parfois le sceptre d’osier, épanoui en raquette trilobée, qu’on nomme « tapette » et qui sert à fouetter les rideaux et les meubles. La fantaisie de ma mère ne pliait que devant les dates qu’on fête, en province, par les nettoyages à fond, la lessive, l’embaumement des lainages et des fourrures. Mais elle ne se plaisait ni au fond des placards, ni dans la funèbre poudre du camphre, qu’elle remplaçait d’ailleurs par quelques cigares coupés en berlingots, les culots des pipes d’écume de mon père, et de grosses araignées qu’elle enfermait dans l’armoire giboyeuse, refuge des mites d’argent.

C’est qu’elle était agile et remuante, mais non ménagère appliquée ; propre, nette, dégoûtée, mais loin du génie maniaque et solitaire qui compte les serviettes, les morceaux de sucre et les bouteilles pleines. La flanelle en mains, et surveillant la servante qui essuyait longuement les vitres en riant au voisin, il lui échappait des cris nerveux, d’impatients appels à la liberté.

– Quand j’essuie longtemps et avec soin mes tasses de Chine, disait-elle, je me sens vieillir…

Elle atteignait, loyale, la fin de la tâche. Alors elle franchissait les deux marches de notre seuil, entrait dans le jardin. Sur-le-champ tombaient son excitation morose et sa rancune. Toute présence végétale agissait sur elle comme un antidote, et elle avait une manière étrange de relever les roses par le menton pour les regarder en plein visage.

– Vois comme cette pensée ressemble au roi Henri VIII d’Angleterre, avec sa barbe ronde, disait-elle. Au fond, je n’aime pas beaucoup ces figures de reîtres qu ont les pensées jaunes et violettes…

* * *

Dans mon quartier natal, on n’eût pas compté vingt maisons privées de jardin. Les plus mal partagées jouissaient d’une cour, plantée ou non, couverte ou non de treilles. Chaque façade cachait un « jardin-de-derrière » profond, tenant aux autres jardins-de-derrière par des murs mitoyens. Ces jardins-de-derrière donnaient le ton au village. On y vivait l’été, on y lessivait ; on y fendait le bois l’hiver, on y besognait en toute saison, et les enfants, jouant sous les hangars, perchaient sur les ridelles des chars à foin dételés.

Les enclos qui jouxtaient le nôtre ne réclamaient pas de mystère la déclivité du sol, des murs hauts et vieux, des rideaux d’arbres protégeaient notre « jardin d’en haut » et notre « jardin d’en bas ». Le flanc sonore de la colline répercutait les bruits, portait, d’un atoll maraîcher cerné de maisons à un « parc d’agrément », les nouvelles.

De notre jardin, nous entendions, au Sud, Miton éternuer en bêchant et parler à son chien blanc dont il teignait, au 14 juillet, la tête en bleu et l’arrière-train en rouge. Au Nord, la mère Adolphe chantait un petit cantique en bottelant des violettes pour l’autel de notre église foudroyée, qui n’a plus de clocher. À l’Est, une sonnette triste annonçait chez le notaire la visite d’un client… Que me parle-t-on de la méfiance provinciale ? Belle méfiance ! Nos jardins se disaient tout.

Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie, aménité de potager à « fleuriste » et de bosquet à basse-cour ! Quel mal jamais fût venu pardessus un espalier mitoyen, le long des faîtières en dalles plates cimentées de lichen et d’orpin brûlant, boulevard des chats et des chattes ? De l’autre côté, sur la rue, les enfants insolents musaient, jouaient aux billes, troussaient leurs jupons, au-dessus du ruisseau ; les voisins se dévisageaient et jetaient une petite malédiction, un rire, une épluchure dans le sillage de chaque passant, les hommes fumaient sur les seuils et crachaient… Gris de fer, à grands volets décolorés, notre façade à nous ne s’entrouvrait que sur mes gammes malhabiles, un aboiement de chien répondant aux coups de sonnette, et le chant des serins verts en cage.

Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne se battaient point, où bêtes et gens s’exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un mari et une femme vécurent sans élever la voix l’un contre l’autre…

Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J’ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n’est plus d’un blanc pur à la base d’un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d’eau et de bourgeons lancéolés… Ce ciel pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles des chattes… La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j’arpentais le jardin, happant la neige volante… Avertie par ses antennes, ma mère s’avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri :

– La bourrasque d’Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier !… La porte de la remise aux voitures !… Et la fenêtre de la chambre du fond !

Mousse exalté du navire natal, je m’élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d’Ouest et de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel… Je tâchais de trembler, de croire à la fin du monde.

Mais dans le pire du fracas ma mère, l’œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s’émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d’une poignée de neige qu’elle venait de cueillir aux mains même de l’Ouest rué sur notre jardin…

* * *

O géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil. Car « Sido » aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu’elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais… À contrecœur elle faisait pacte avec l’Est : « Je m’arrange avec lui », disait-elle. Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.

Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un junko-biloba – je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d’école, qui les séchaient entre les pages de l’atlas – tout le chaud jardin se nourrissait d’une lumière jaune, à tremblements rouges et violets, mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet dépendaient, dépendent encore d’un sentimental bonheur ou d’un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits… Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais, à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.

Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe… Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire…

* * *

Entre les points cardinaux auxquels ma mère dédiait des appels directs, des répliques qui ressemblaient, ouïes du salon, à de brefs soliloques inspirés, et les manifestations, généralement botaniques, de sa courtoisie ; – entre Cèbe et la rue des Vignes, entre la mère Adolphe et Me de Fourolles, une zone de points collatéraux, moins précise et moins proche, prenait contact avec nous par des sons et des signaux étouffés. Mon imagination, mon orgueil enfantins situaient notre maison au centre d’une rose de jardins, de vents, de rayons, dont aucun secteur n’échappait tout à fait à l’influence de ma mère.

Bien que ma liberté, à toute heure, dépendît d’une escalade facile – une grille, un mur, un « toiton » incliné – l’illusion et la foi me revenaient dès que j’atterrissais, au retour, sur le gravier du jardin. Car, après la question « D’où viens-tu ?… » et le rituel froncement de sourcils, ma mère reprenait son tranquille, son glorieux visage de jardin, beaucoup plus beau que son soucieux visage de maison. De par sa suzeraineté et sa sollicitude, les murs grandissaient, des terres inconnues remplaçaient les enclos que j’avais sautillant de mur à mur, de branche à branche, aisément franchis, et j’assistais aux prodiges familiers :

– C’est vous que j’entends, Cèbe ? criait ma mère. Avez-vous vu ma chatte ?

Elle repoussait en arrière la grande capeline de paille rousse, qui tombait sur son dos, retenue à son cou par un ruban de taffetas marron, et elle renversait la tête pour offrir au ciel son intrépide regard gris, son visage couleur de pomme d’automne. Sa voix frappait-elle l’oiseau de la girouette, la bondrée planante, la dernière feuille du noyer, ou la lucarne qui avalait, au petit matin, les chouettes ?… O surprise, ô certitude… D’une nue à gauche une voix de prophète enrhumé versait un « Non, Madame Colê…ê…tte ! » qui semblait traverser à grand-peine une barbe en anneaux, des pelotes de brumes, et glisser sur des étangs fumants de froid. Ou bien :

– « Oui…î…î, Madame Colê…ê…tte », chantait à droite une voix d’ange aigrelet, probablement branché sur le cirrus fusiforme qui naviguait à la rencontre de la jeune lune. « Elle vous a entendû… ûe… Elle pâ…â…sse par le h… lâs…

– Merci ! criait ma mère, au jugé. Si c’est vous, Cèbe, rendez-moi donc mon piquet et mon cordeau à repiquages ! J’en ai besoin pour aligner les laitues. Et faites doucement, je suis contre les hortensias !

Apport de songe, fruit d’une lévitation magique, jouet de sabbat, le piquet, quenouillé de ses dix mètres de cordelette, voyageait par les airs, tombait couché aux pieds de ma mère…

D’autres fois, elle vouait à des génies subalternes, invisibles, une fraîche offrande. Fidèle au rite, elle renversait la tête, consultait le ciel :

– Qui veut de mes violettes doubles rouges ? criait-elle.

– Moi, Madame Colê… ê… tte ! répondait l’inconnaissable de l’Est, plaintif et féminin.

– Prenez !

Le petit bouquet, noué d’une feuille aqueuse de jonquille, volait en l’air, recueilli avec gratitude par l’Orient plaintif.

– Qu’elles sentent donc bon ! Dire que je n’arrive pas à élever les pareil…eî…lles !

« Naturellement », pensais-je. Et j’étais près d’ajouter « C’est une question de climats… »

* * *

Levée au jour, parfois devançant le jour, ma mère accordait aux points cardinaux, à leurs dons comme à leurs méfaits, une importance singulière. C’est à cause d’elle, par tendresse invétérée, que dès le matin, et du fond du lit je demande : « D’où vient le vent ? » À quoi l’on me répond : « Il fait bien joli… C’est plein de passereaux dans le Palais-Royal… Il fait vilain… Un temps de saison » Il me faut maintenant chercher la réponse en moi-même, guetter la course du nuage, le ronflement marin de la cheminée, réjouir ma peau du souffle d’Ouest, humide, organique et lourd de significations comme la double haleine divergente d’un montre amical. À moins que je ne me replie haineusement devant la bise d’Est, l’ennemi, le beau-froid-sec et son cousin du Nord. Ainsi faisait ma mère, coiffant de cornets en papier toutes les petites créatures végétales assaillies par la lune rousse : « Il va geler, la chatte danse », disait-elle.

Son ouïe, qu’elle garda fine, l’informait aussi, et elle captait des avertissements éoliens.

– Écoute sur Moutiers ! me disait-elle.

Elle levait l’index, et se tenait debout entre les hortensias, la pompe et le massif de rosiers. Là, elle centralisait les enseignements d’Ouest, par-dessus la clôture la plus basse.

– Tu entends ?… Rentre le fauteuil, ton livre, ton chapeau il pleut sur Moutiers. Il pleuvra ici dans deux ou trois minutes seulement.

Je tendais mes oreilles « sur Moutiers » ; de l’horizon venaient un bruit égal de perles versées dans l’eau et la plate odeur de l’étang criblé de pluie, vannée sur ses vases verdâtres… Et j’attendais, quelques instants, que les douces gouttes d’une averse d’été, sur mes joues, sur mes lèvres, attestassent l’infaillibilité de celle qu’un seul être au monde – mon père – nommait « Sido ».

Des présages, décolorés par sa mort, errent encore autour de moi. L’un tient au Zodiaque, l’autre est purement botanique : quelques signes jouent avec les vents, les lunaisons, les eaux souterraines. C’est à cause d’eux que ma mère trouvait Paris fastidieux, car ils n’étaient libres, efficaces, péremptoires, qu’au plein air de notre province.

– Pour vivre â Paris, me confiait-elle, il m’y faudrait un beau jardin. Et encore !… Ce n’est pas dans un jardin de Paris que je pourrais cueillir et coudre pour toi, sur un petit carton, les grands grains d’avoine barbue, qui sont de si sensibles baromètres.

Je me gourmande d’avoir égaré, jusqu’au dernier, ces baromètres rustiques, grains d’avoine dont les deux barbes, aussi longues que celles des crevettes-bouquet, viraient, crucifiées sur un carton, à gauche, à droite, prédisant le sec et le mouillé. « Sido »n’avait point sa pareille pour feuilleter, en les comptant, les pelures micacées des oignons.

– Une… deux… trois robes ! Trois robes sur l’oignon !

Elle laissait choir lunettes ou binocle sur ses genoux, ajoutait pensivement :

– C’est signe de grand hiver. Je ferai habiller de paille la pompe. D’ailleurs, la tortue s’est déjà enterrée. Et les écureuils, autour de la Guillemette, ont volé les noix et les noisettes en quantité pour leurs provisions. Les écureuils savent toujours tout.

Annonçait-on, dans un journal, le dégel ? Ma mère haussait l’épaule, riait de mépris :

– Le dégel ? Les météorologues de Paris ne m’en apprendront pas ! Regarde les pattes de la chatte !

Frileuse, la chatte en effet pliait sous elle des pattes invisibles, et serrait fortement les paupières.

– Pour un petit froid passager, continuait « Sido », la chatte se roule en turban, le nez contre la naissance de la queue. Pour un grand froid, elle gare la plante de ses pattes de devant et les roule en manchon.

Sur des gradins de bois peints en vert, elle entretenait toute l’année des reposoirs de plantes en pots, géraniums rares, rosiers nains, reines-des-prés aux panaches de brume blanche et rose, quelques « plantes grasses » poilues et trapues comme des crabes, des cactus meurtriers… Un angle de murs chauds gardait des vents sévères son musée d’essais, des godets d’argile rouge où je ne voyais que terre meuble et dormante.

– Ne touche pas !

– Mais rien ne pousse !

– Et qu’en sais-tu ? Est-ce toi qui en décides ? Lis, sur les fiches de bois qui sont plantées dans les pots ! Ici, graines de lupin bleu ; là, un bulbe de narcisse qui vient de Hollande ; là, graines de physalis ; là, une bouture d’hibiscus – mais non, ce n’est pas une branche morte ! – et là, des semences de pois de senteur dont les fleurs ont des oreilles comme des petits lièvres. Et là… Et là…

– Et là ?…

Ma mère rejetait son chapeau en arrière, mordillait la chaîne de son lorgnon, m’interrogeait avec ingénuité :

– Je suis bien ennuyée… je ne sais plus si c’est une famille de bulbes de crocus, que j’ai enterrés, ou bien une chrysalide de paon-de-nuit…

– Il n’y a qu’à gratter, pour voir…

Une main preste arrêtait la mienne – que n’a-t-on moulé, peint, ciselé cette main de « Sido », brunie, tôt gravée de rides par les travaux ménagers, le jardinage, l’eau froide et le soleil, ses doigts longs bien façonnés en pointe, ses beaux ongles ovales et bombés…

– À aucun prix ! Si c’est la chrysalide, elle mourra au contact de l’air ; si c’est le crocus, la lumière flétrira son petit rejet blanc, – et tout sera à recommencer ! Tu m’entends bien ? Tu n’y toucheras pas ?

– Non, maman…

À ce moment, son visage, enflammé de foi, de curiosité universelle, disparaissait sous un autre visage plus âgé, résigné et doux. Elle savait que je ne résisterais pas, moi non plus, au désir de savoir, et qu’à son exemple je fouillerais, jusqu’à son secret, la terre du pot à fleurs. Elle savait que j’étais sa fille, moi qui ne pensais pas à notre ressemblance, et que déjà je cherchais, enfant, ce choc, ce battement accéléré du cœur, cet arrêt du souffle : la solitaire ivresse du chercheur de trésor. Un trésor, ce n’est pas seulement ce que couvent la terre, le roc ou la vague. La chimère de l’or et de la gemme n’est qu’un informe mirage il importe seulement que je dénude et hisse au jour ce que l’œil humain n’a pas, avant le mien, touché…

J’allais donc, grattant à la dérobée le jardin d’essai, surprendre la griffe ascendante du cotylédon, le viril surgeon que le printemps chassait de sa gaine. Je contrariais l’aveugle dessein que poursuit la chrysalide d’un noir brun bilieux et la précipitais d’une mort passagère au néant définitif.

– Tu ne comprends pas… Tu ne peux pas comprendre. Tu n’es qu’une petite meurtrière de huit ans… de dix ans… Tu ne comprends rien encore à ce qui veut vivre…

Je ne recevais pas, en paiement de mes méfaits, d’autre punition. Celle-là m’était d’ailleurs assez dure.

« Sido » répugnait à toute hécatombe de fleurs. Elle qui ne savait que donner, je l’ai pourtant vue refuser les fleurs qu’on venait parfois quêter pour parer un corbillard ou une tombe. Elle se faisait dure, fronçait les sourcils et répondait « non » d’un air vindicatif.

– Mais c’est pour le pauvre M. Enfert, qui est mort hier à la nuit ! La pauvre Mme Enfert fait peine, elle dit qu’elle voudrait voir partir son mari sous les fleurs, que ce serait sa consolation ! Vous qui avez de si belles roses-mousse, madame Colette…

– Mes roses-mousse ! Quelle horreur ! Sur un mort !

Après ce cri, elle se reprenait et répétait :

– Non. Personne n’a condamné mes roses à mourir en même temps que M. Enfert.

Mais elle sacrifiait volontiers une très belle fleur à un enfant très petit, un enfant encore sans parole, comme le petit qu’une mitoyenne de l’Est lui apporta par orgueil, un jour, dans notre jardin. Ma mère blâma le maillot trop serré du nourrisson, dénoua le bonnet à trois pièces, l’inutile fichu de laine, et contempla à l’aise les cheveux en anneaux de bronze, les joues, les yeux noirs sévères et vastes d’un garçon de dix mois, plus beau vraiment que tous les autres garçons de dix mois. Elle lui donna une rose cuisse-de-nymphe-émue qu’il accepta avec emportement, qu’il porta à sa bouche et suça, puis il pétrit la fleur dans ses puissantes petites mains, lui arracha des pétales, rebordés et sanguins à l’image de ses propres lèvres…

– Attends, vilain ! dit sa jeune mère.

Mais la mienne applaudissait, des yeux et de la voix, au massacre de la rose, et je me taisais, jalouse…

Elle refusait régulièrement aussi de prêter géraniums doubles, pélargoniums, lobélias, rosiers nains et reines-des-prés aux reposoirs de la Fête-Dieu, car elle s’écartait, – baptisée, mariée à l’église – des puérilités et des fastes catholiques. J’obtins d’elle la permission de suivre le catéchisme entre onze et douze ans, et les cantiques du « Salut ».

Le premier mai, comme mes camarades de catéchisme, je couchai le lilas, la camomille et la rose devant l’autel de la Vierge, et je revins fière de montrer un « bouquet béni ». Ma mère rit de son rire irrévérencieux, regarda ma gerbe qui attirait les hannetons au salon jusque sous la lampe :

– Crois-tu qu’il ne l’était pas déjà, avant ?

Je ne sais d’où lui venait son éloignement de tout culte. J’aurais dû m’en enquérir. Mes biographes, que je renseigne peu, la peignent tantôt sous les traits d’une rustique fermière, tantôt la traitent de « bohème fantaisiste ». L’un d’eux, à ma stupeur, va jusqu’à l’accuser d’avoir écrit des œuvrettes littéraires destinées à la jeunesse !

Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis elle revint dans l’Yonne et s’y maria, deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle qui, en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait « le commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…

– Chut !… Regarde…

Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée…

– Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…

– Mais, maman, l’épouvantail…

– Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…

– Mais, maman, les cerises !…

Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :

– Les cerises ?… Ah ! oui, les cerises…

Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement… Ce ne fut qu’un moment, – non pas un moment unique. Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble qu’un besoin d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle seule, pour elle seule, les allumait. Si je me trompe, laissez-moi errer.

Sous le cerisier, elle retomba encore une fois parmi nous, lestée de soucis, d’amour, d’enfants et de mari suspendus, elle redevint bonne, ronde, humble devant l’ordinaire de sa vie :

– C’est vrai, les cerises…

Le merle était parti, gavé, et l’épouvantail hochait au vent son gibus vide.

* * *

– J’ai vu, me contait-elle, moi qui te parle, j’ai vu neiger au mois de juillet.

– Au mois de juillet !

– Oui. Un jour comme celui-ci.

– Comme celui-ci…

Je répétais la fin de ses phrases. J’avais déjà la voix plus grave que la sienne, mais j’imitais sa manière. Je l’imite encore.

– Oui. Comme celui-ci, dit ma mère en soufflant sur un flocon impondérable d’argent, arraché au pelage de la chienne havanaise qu’elle peignait. Le flocon, plus fin que le verre filé, s’embarqua mollement sur un petit ruisseau d’air ascendant, monta jusqu’au toit, se perdit dans un excès de lumière…

– Il faisait beau, reprit ma mère, beau et bon. Vint une saute de vent, une queue d’orage que la saute de vent emmena et bloqua sur l’Est naturellement ; une petite grêle très froide, puis une chute de grosse neige épaisse et lourde… Des roses couvertes de neige, des cerises mûres et des tomates sous la neige… Des géraniums rouges qui n’avaient pas eu le temps de refroidir et qui fondaient la neige à mesure qu’elle les couvrait… Ce sont des tours de celui-la…

Elle désignait, du coude, et menaçait du menton le siège altier, l’invisible lit de justice de son ennemi, l’Est, que je cherchai par-delà les chaudes nues croulantes et blanches du bel été…

– Mais j’ai vu bien autre chose ! reprenait ma mère.

– Autre chose ?…

Peut-être avait-elle rencontré, un jour, – montant vers Bel-Air, ou sur la route de Thury, – l’Est lui-même ? Peut-être un grand pied violacé, la mare gelée d’une prunelle immense avaient-ils, pour qu’elle me les décrivît, divisé les nuages ?…

– J’étais grosse de ton frère Léo, et je promenais la jument avec la victoria.

– La même jument que maintenant ?

– Naturellement, la même jument. Tu n’as que dix ans. Crois-tu qu’on change de jument comme de chemise ? La nôtre était alors une très belle jument, un peu jeune, que je laissais quelquefois mener par Antoine. Mais je montais dans la victoria, pour la rassurer.

Je me souviens que je voulus demander : « Pour rassurer qui ? » Je me retins, jalouse de garder intactes la foi et l’incertitude d’une équivoque : pourquoi la présence de ma mère n’eût-elle pas rassuré la victoria ?

–…Tu comprends, quand elle entendait ma voix, elle se sentait plus tranquille…

Mais certainement, très tranquille, et tout étalée, en drap bleu entre ses deux lanternes riches, à couronnes de cuivre découpées en trèfles… Une figure de victoria tranquillisée… Parfaitement !

– Dieu, que tu as l’air bête en ce moment, ma fille !… Tu m’écoutes ?

– Oui, maman…

– Donc, nous avions fait un grand tour, par une de ces chaleurs ! J’étais énorme, et je me trouvais lourde. Nous rentrions au pas, et l’avais coupé des genêts fleuris, je me rappelle… Nous voilà arrivés à la hauteur du cimetière, – non, ce n’est pas une histoire de revenants, –

quand un nuage, un vrai nuage du Sud, marron roux, avec un petit ourlet de mercure tout autour, se met à monter plus vite dans le ciel, tonne un bon coup, et crève en eau comme un seau percé ! Antoine descend et veut lever la capote pour m’abriter. Je lui dis : « Non, le plus pressé c’est de tenir la jument à la tête si la grêle vient, elle s’emballera pendant que vous lèverez la capote. » Il tient la jument qui dansait un peu sur place, mais je lui parlais, tu comprends, comme s’il n’avait pas plu ni tonné, je lui parlais sur un ton de beau temps et de promenade au pas. Et je recevais un agar d’eau incroyable, sur ma malheureuse petite ombrelle en soie… Le nuage passé, j’étais assise dans un bain de siège, Antoine trempé, et la capote pleine d’eau, d’une eau chaude, une eau à dix-huit ou vingt degrés. Et quand Antoine a voulu vider la capote, nous y avons trouvé quoi ? Des grenouilles, minuscules, vivantes, au moins trente grenouilles apportées à travers les airs par un caprice du Sud, par une trombe chaude, une de ces tornades dont le pied en pas de vis ramasse et porte à cent lieues un panache de sable, de graines, d’insectes… J’ai vu cela, moi, oui !

Elle brandissait le peigne de fer qui servait à carder la chevelure de la havanaise et les angoras. Elle ne s’étonnait pas que des prodiges météorologiques l’eussent attendue au passage, et tutoyée.

Vous croirez sans peine qu’à l’appel de « Sido » le vent du Sud se levait devant les yeux de mon âme, tors sur son pas de vis, empanaché de graines, de sable, de papillons morts, raciné au désert de Libye… Sa tête indistincte et désordonnée s’agitait, secouant l’eau et la pluie de grenouilles tièdes… Je suis capable encore de le voir.

– Mais que tu as donc l’air bête aujourd’hui, ma fille !…

D’ailleurs tu es beaucoup plus jolie quand tu as l’air bête. C’est dommage que cela t’arrive si rarement. Tu pèches déjà, comme moi, par excès d’expression. J’ai toujours l’air, quand j’égare mon dé, d’avoir perdu un parent bien-aimé… Quand tu prends l’air bête, tu as les yeux plus grands, la bouche entr’ouverte, et tu rajeunis… À quoi penses-tu ?

– À rien, maman…

– Je ne te crois pas, mais c’est très bien imité. Vraiment très bien, ma fille. Tu es un miracle de gentillesse et de fadeur !

Je tressaillais, je rougissais sous la louange piquante, l’œil acéré, la voix aux finales hautes et justes. Elle ne m’appelait « ma fille » que pour souligner une critique ou une réprimande… Mais la voix, le regard étaient prompts à changer :

– O mon Joyau-tout-en-or ! Ce n’est pas vrai, tu n’es ni bête ni jolie, tu es seulement ma petite fille incomparable !… Où vas-tu ?

Comme à tous les inconstants l’absolution me donnait des ailes, et dûment embrassée, légère, j’apprêtais déjà ma fuite.

– Ne t’en va pas loin à cette heure-ci ! Le soleil se couche dans…

Elle ne consultait pas la montre, mais la hauteur du soleil sur l’horizon, et la fleur du tabac ou le datura, assoupis tout le jour et que le soir éveillait.

– … dans une demi-heure, le tabac blanc embaume déjà… Veux-tu porter des aconits, des ancolies et des campanules chez Adrienne Saint-Aubin, et lui rendre la Revue des Deux-Mondes ?… Change de ruban, mets-en un bleu pâle… Tu as un teint pour le bleu pâle, ce soir.

Changer de ruban – jusqu’à l’âge de vingt-deux ans on m’a vue coiffée de ce large ruban, noué autour de ma tète, « à la Vigée-Lebrun », disait ma mère – et porter un message de fleurs : ainsi ma mère m’avertissait que j’étais, pendant une heure, un jour, particulièrement jolie, et qu’elle s’enorgueillissait de moi. Le ruban en papillon épanoui au-dessus du front, quelques cheveux ramenés sur les tempes, je prenais les fleurs à mesure que « Sido » les coupait.

– Maintenant va ! Donne les ancolies doubles à Adrienne Saint-Aubin. Le reste à qui tu voudras, dans notre voisinage. Sur l’Est, il y a quelqu’un de malade, la mère Adolphe… Si tu entres chez elle…

Elle n’avait pas le temps de finir sa phrase que je reculais, d’un saut, renâclant comme une bête devant l’odeur et l’image de la maladie… Ma mère me retenait par le bout d’une de mes tresses, et son soudain visage sauvage, libre de toute contrainte, de charité, d’humanité, bondissait hors de son visage quotidien. Elle chuchotait :

– Tais-toi !… Je sais… Moi aussi… Mais il ne faut pas le dire. Il ne faut jamais le dire ! Va… Va maintenant. Tu t’es encore mis cette nuit un papier à papillotes sur le front, hein, mâtine ? Enfin…

Elle lâchait ma rêne de cheveux, s’éloignait de moi pour me mieux voir :

– Va leur montrer ce que je sais faire !

Mais, quoi qu’elle m’eût recommandé, je n’entrais pas chez la malade de l’Est. Je passais la rue comme un gué, en sautant de l’un à l’autre caillou pointu, et je ne m’arrêtais que chez la singulière amie de ma mère, chez « Adrienne ».

Les enfants et les neveux que celle-ci a laissés n’auront pas gardé d’elle un souvenir plus vif que n’est le mien.

Vive, guetteuse et somnolente, un bel œil jaune de gitane sous les cheveux crépus, elle errait avec une sorte de lyrisme agreste, une exigence quotidienne de nomade. Sa maison lui ressemblait par le désordre et par une grâce qui se refuse aux sites et aux êtres policés. Pour fuir l’humide et funéraire pénombre, la verdure étouffante, roses et glycines, dans son jardin, escaladaient les ifs, gagnaient le soleil par des efforts d’ascension et des dépenses d’énergie qui réduisaient leurs tiges-mères, étirées, à une nudité de reptiles… Mille roses, réfugiées au sommet des arbres, fleurissaient hors d’atteinte, parmi des glycines à longues gouttes de fleurs et des bigonniers pourpres, victorieux ennemis des clématites épuisées…

Sous cette chevelure, la maison d’Adrienne suffoquait aux heures chaudes. Sûre d’y trouver des piles de livres éboulés, des champignons cueillis à l’aube, des fraises sauvages, des ammonites fossiles, et, selon la saison, des truffes grises de Puisaye, je m’y glissais à la manière d’un chat. Mais un chat hésite, et demeure interdit devant un plus chat. La présence d’Adrienne, son indifférence, un secret étincelant et bien gardé au fond de ses prunelles jaunes, je les supportais avec un trouble chagrin que je cotais peut-être à son prix. Elle mettait, à me négliger, une sorte d’art sauvage, et sa bohémienne, son universelle indifférence me blessait comme une rigueur d’exception.

Quand ma mère et Adrienne allaitaient, la première sa fille, la seconde son fils, elles échangèrent un jour, par jeu, leurs nourrissons. Parfois Adrienne m’interpellait en riant : « Toi que j’ai nourrie de mon lait !… » Je rougissais si follement que ma mère fronçait les sourcils, et cherchait sur mon visage la cause de ma rougeur. Comment dérober à ce lucide regard, gris de lame et menaçant, l’image qui me tourmentait : le sein brun d’Adrienne et sa cime violette et dure…

Oubliée chez Adrienne entre des cubes vacillants de livres – toute la collection de la Revue des Deux-Mondes, entre autres – entre les tomes innombrables d’une vieille bibliothèque médicale à odeur de cave, entre des coquillages géants, des simples à demi secs, des pâtées de chat aigries, le chien Perdreau, le matou noir à masque blanc qui s’appelait « Colette » et mangeait le chocolat cru, je tressaillais à un appel venu par-dessus les ifs entravés de roses et les thuyas étiques que paralysait un python de glycine… Dans notre maison, surgissant d’une fenêtre comme pour annoncer le feu ou les voleurs, ma mère criait mon nom… Étrange culpabilité d’une enfant sans reproche je courais, j’apprêtais un air simple, un essoufflement d’étourdie…

– Si longtemps chez Adrienne ?

Pas un mot de plus, mais quel accent ! Tant de clairvoyance et de jalousie en « Sido », tant de confusion en moi refroidirent, à mesure que je grandissais, l’amitié des deux femmes. Elles n’eurent jamais d’altercation, rien ne s’expliqua entre ma mère et moi. Qu’eussions-nous expliqué ? Adrienne se gardait de m’attirer ou de me retenir. Ce n’est pas toujours par l’amour que la captation commence. J’avais dix ans, onze ans…

Il m’a fallu beaucoup de temps pour que j’associasse un gênant souvenir, une certaine chaleur de cœur, la déformation féerique d’un être et de sa demeure, à l’idée d’une première séduction.

« Sido » et mon enfance, l’une et l’autre, l’une par l’autre furent heureuses au centre de l’imaginaire étoile à huit branches, dont chacune portait le nom d’un des points cardinaux et collatéraux. Ma douzième année vit arriver la mauvaise fortune, les départs, les séparations. Réclamée par de quotidiens et secrets héroïsmes, ma mère appartint moins à son jardin, à sa dernière enfant…

J’aurais volontiers illustré ces pages d’un portrait photographique. Mais il m’eût fallu une « Sido » debout, dans le jardin, entre la pompe, les hortensias, le frêne pleureur et le très vieux noyer. Là je l’ai laissée, quand je dus quitter ensemble le bonheur et mon plus jeune âge. Là, je l’ai pourtant revue, un moment furtif du printemps de 1928. Inspirée et le front levé, je crois qu’à cette même place elle convoque et recueille encore les rumeurs, les souffles et les présages qui accourent à elle, fidèlement, par les huit chemins de la Rose des Vents.

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