III Les sauvages

– Des sauvages… Des sauvages…, disait-elle. Que faire avec de tels sauvages ?

Elle secouait la tête. Il y avait, dans son découragement, une part de choix, un désistement raisonné, peut-être aussi la conscience de sa responsabilité. Elle contemplait ses deux garçons, les demi-frères, et les trouvait beaux. L’aîné surtout, le châtain aux yeux pers, dix-sept ans, une bouche empourprée qui ne souriait qu’à nous et à quelques jolies filles. Mais le brun, à treize ans, n’était pas mal non plus, sous ses cheveux mal taillés qui descendaient jusqu’à ses yeux bleu-de-plomb, pareils à ceux de notre père…

Deux sauvages aux pieds légers, osseux, sans chair superflue, frugaux comme leurs parents, et qui préféraient aux viandes le pain bis, le fromage dur, la salade, l’œuf frais, la tarte aux poireaux ou à la citrouille. Sobres et vertueux, – de vrais sauvages…

– Que faire d’eux ? soupirait ma mère.

Ils étaient si doux que nul ne les pouvait atteindre ni diviser.

L’aîné commandait, le second mêlait, à son zèle, une fantaisie qui l’isolait du monde. Mais l’aîné savait qu’il allait commencer ses études de médecine, tandis que le second espérait sourdement que rien ne commencerait jamais pour lui, sauf le jour suivant, sauf l’heure d’échapper à une contrainte civilisée, sauf la liberté totale de rêver et de se taire… Il l’espère encore.

Jouaient-ils ? Rarement. Ils jouaient, si par jeu l’on entend que d’un radieux univers villageois ils ne voulaient que la fleur, le meilleur, le plus désert, le non-foulé, tout ce qui rajeunit et recommence à l’écart de l’homme. On ne les vit jamais déguisés en Robinsons, ni en conquérants, ni interprétant des saynètes improvisées. Le cadet, incorporé une fois à une, troupe de garçons entichés de tragédie, n’y accepta qu’un rôle muet : le rôle du « fils idiot ».

C’est aux récits de ma mère qu’il me faut remonter, quand il me prend, comme à tous ceux qui vieillissent, la hâte, le prurit de posséder les secrets d’un être à jamais dissous. Lire le « chiffre » de sa turbulente jeunesse, heure par heure perdue en elle-même et d’elle-même renaissant ; marquer, je ne sais quelle grâce m’aidant, marquer du doigt le promontoire d’où il se laissa tomber dans la plate mer des hommes, épeler le nom de ses astres contraires…

J’ai dit adieu au mort, à l’aîné sans rivaux ; mais je recours aux récits maternels, et aux souvenirs de ma petite enfance, si je veux savoir comment se forma le sexagénaire à moustache grise qui se glisse chez moi, la nuit tombée, ouvre ma montre, et regarde palpiter l’aiguille trotteuse, – prélève, sur une enveloppe froissée, un timbre-poste étranger, – aspire, comme si le souffle lui avait tout le jour manqué, une longue bouffée de musique du Columbia, et disparaît sans avoir dit un mot…

Il provient, cet homme blanchissant, d’un petit garçon de six ans, qui suivait les musiciens mendiants quand ils traversaient notre village. Il suivit un clarinettiste borgne jusqu’à Saints – quatre kilomètres – et quand il revint, ma mère faisait sonder les puits du pays. Il écouta avec bonté les reproches et les plaintes, car il se fâchait rarement.

Quand il en eut fini avec les alarmes maternelles, il alla au piano, et joua fidèlement tous les airs du clarinettiste, qu’il enrichit de petites harmonies simples, fort correctes.

Ainsi faisait-il des airs du manège forain, à la Quasi-modo, et de toutes les musiques, qu’il captait comme des messages volants.

– Il faudra, disait ma mère, qu’il travaille le mécanisme et l’harmonie. Il est encore plus doué que l’aîné. Il deviendrait un artiste… Qui sait ?

Elle croyait encore, quand il avait six ans, qu’elle pouvait quelque chose pour lui, – ou contre lui. Un petit garçon si inoffensif !… Sauf son aptitude à disparaître, que pouvait-elle lui reprocher ? Bref de taille, vif, très bien équilibré, il cessait miraculeusement d’être présent. Où le joindre ? Les aires préférées des petits garçons ordinaires ne l’avaient pas même vu passer, ni la patinoire, ni la Place du Grand-Jeu damée par les pieds d’enfants. Mais plutôt dans la vieille glacière du château, souterrain tronqué qui datait de quatre siècles, ou dans la boîte de l’horloge de ville, place du Marché, ou bien enchaîné aux pas de l’accordeur de pianos qui venait une fois l’an du chef-lieu et donnait ses soins aux quatre « instruments » de notre village. « Quel instrument avez-vous ? » « Madame Vallée va échanger son instrument… » « L’instrument de Mlle Philippon est bien fatigué ! »

J’avoue qu’en ma mémoire le mot « instrument » appelle encore, à l’exclusion de toutes les autres images, celle d’un édifice d’acajou conservé dans l’ombre des salons provinciaux et brandissant, comme un autel, des bras de bronze et des cires vertes…

Oui, un petit garçon si inoffensif, qui n’exigeait rien, sauf un soir…

– Je voudrais deux sous de pruneaux et deux sous de noisettes, dit-il.

– Les épiceries sont fermées, répondit ma mère. Dors, tu en auras demain.

– Je voudrais deux sous de pruneaux et deux sous de noisettes, redemanda, le lendemain soir, le doux petit garçon.

– Et pourquoi ne les as-tu pas achetés dans la journée ? se récria ma mère impatientée. Va te coucher !

Cinq soirs, dix soirs ramenèrent la même taquinerie, et ma mère montra bien qu’elle était une mère singulière. Car elle ne fessa pas l’obstiné, qui espérait peut-être qu’on le fesserait, ou qui escomptait seulement une explosion maternelle, les cris des nerfs à bout, les malédictions, un nocturne tumulte qui retarderait le coucher…

Un soir après d’autres soirs, il prépara sa figure quotidienne d’enfant buté, le son modéré de sa voix :

– Maman ?…

– Oui, dit maman.

– Maman, je voudrais…

– Les voici, dit-elle.

Elle se leva, aveignit dans l’insondable placard, près de la cheminée, deux sacs grands comme des nouveau-nés, les posa à terre de chaque côté de son petit garçon, et ajouta :

– Quand il n’y en aura plus, tu en achèteras d’autres.

Il la regardait d’en bas, offensé et pâle sous ses cheveux noirs.

– C’est pour toi, prends, insista ma mère.

Il perdit le premier son sang-froid et éclata en larmes.

– Mais… mais… je ne les aime pas ! sanglotait-il.

« Sido » se pencha, aussi attentive qu’au-dessus d’un œuf fêlé par l’éclosion imminente, au-dessus d’une rose inconnue, d’un messager de l’autre hémisphère :

– Tu ne les aimes pas ? Qu’est-ce que tu voulais donc ?

Il fut imprudent, et avoua :

– Je voulais les demander.

* * *

Lorsqu’elle partait chaque trimestre pour Auxerre à deux heures du matin, dans la victoria, ma mère cédait presque toujours aux instances de son enfant le plus jeune. Le privilège de naître la dernière me conserva longtemps ce grade d’enfant-le-plus-jeune, et ma place dans le fond de la victoria. Mais avant moi il y eut pendant une dizaine d’années ce petit garçon évasif et agile. Au chef-lieu, il se perdait, car il déjouait toute surveillance. Il se perdit ici et là, dans la cathédrale, dans la tour de l’horloge, et notamment dans une grande épicerie, durant qu’on emballait le pain de sucre drapé d’un biais de papier indigo, les cinq kilos de chocolat, la vanille, la cannelle, la noix-muscade, le rhum pour les grogs, le poivre noir et le savon blanc. Ma mère fit un cri de renarde :

– Ha !… Où est-il ?

– Qui, madame Colette ?

– Mon petit garçon ! L’a-t-on vu sortir ?

Personne ne l’avait vu sortir, et déjà ma mère, à défaut de puits, interrogeait les cuves d’huile et les tonneaux de saumure.

On ne le chercha pas trop longtemps, cette fois. Il était au plafond. Tout en haut d’un des piliers de fonte tors, qu’il étreignait des cuisses et des pieds comme un grimpeur des cocotiers, il manœuvrait et écoutait les rouages d’un gros cartel à face plate de chat-huant, vissé sur la maîtresse-poutre.

Quand des parents ordinaires font souche d’enfants exceptionnels, il y a de grandes chances que les parents éblouis les poussent, fût-ce à grands coups de pied dans le derrière, vers des destinées qu’ils nomment meilleures. Ma mère, qui tenait pour naturel, voire obligatoire, d’enfanter des miracles, professait aussi que « l’on tombe toujours du côté où l’on penche », et affirmait, pour se rassurer elle-même :

– Achille sera médecin. Mais Léo ne pourra pas échapper à la musique. Quant à la petite…

Elle levait les sourcils, interrogeait le nuage et me remettait à plus tard.

Exception bizarre, il n’était jamais question de l’avenir de ma sœur aînée, déjà majeure, mais étrangère à nous, étrangère à tous, volontairement isolée au sein de sa propre famille.

– Juliette est une autre espèce de sauvage, soupirait ma mère. Mais à celle-là personne ne comprend rien, même moi…

Elle se trompa, nous la trompâmes plus d’une fois. Elle ne se décourageait pas et nous coiffait d’une nouvelle auréole. Mais elle n’accepta jamais que son second fils échappât, comme elle disait, à la musique, car je lis dans mainte lettre qui date de la fin de sa vie : « Sais-tu si Léo a un peu de temps pour travailler son piano ? Il ne doit pas négliger un don qui est extraordinaire ; je ne me lasserai pas d’insister là-dessus… » À l’époque où ma mère m’écrivait ces lettres, mon frère était âgé de quarante-quatre ans.

Il a, quoi qu’elle en eût, échappé à la musique, puis aux études de pharmacie, puis successivement à tout, – à tout ce qui n’est pas son passé de sylphe. À mes yeux, il n’a pas changé c’est un sylphe de soixante-trois ans. Comme un sylphe, il n’est attaché qu’au lieu natal, à quelque champignon tutélaire, à une feuille recroquevillée en manière de toit. On sait que les sylphes vivent de peu, et méprisent les grossiers vêtements des hommes : le mien erre parfois sans cravate, et long-chevelu. De dos, il figure assez bien un pardessus vide, ensorcelé et vagabond.

Sa modeste besogne de scribe, il l’a élue entre toutes pour ce qu’elle retient, assise, à une table, sa seule et fallacieuse apparence d’homme. Tout le reste de lui, libre, chante, entend des orchestres, compose, et revole à la rencontre du petit garçon de six ans qui ouvrait toutes les montres, hantait les horloges municipales, collectionnait les épitaphes, foulait sans fatigue les mousses élastiques et jouait du piano de naissance… Il le retrouve aisément, revêt le petit corps agile et léger qu’il n’a jamais quitté longtemps, et il parcourt un domaine mental où tout est à la guise et à la mesure d’un enfant qui dure victorieusement depuis soixante années.

Il n’est pas – quel dommage !… – d’enfant invulnérable. Celui-ci, pour vouloir confronter son rêve exact avec une réalité infidèle, m’en revient déchiré, parfois…

Certain crépuscule ruisselant, à grandes draperies d’eau et d’ombre sous chaque arcade du Palais-Royal, me l’amena. Je ne l’avais pas vu depuis des mois. Il s’assit, mouillé, à mon feu, prit distraitement sa singulière subsistance – des bonbons fondants, des gâteaux très sucrés, du sirop – ouvrit ma montre, puis mon réveil, les écouta longuement, et ne dit rien.

Je ne regardais qu’à la dérobée, dans sa longue figure, sa moustache quasi blanche, l’œil bleu de mon père, le nez, grossi, de « Sido » – traits survivants, assemblés par des plans d’os, des muscles inconnus et sans origine lisible… Une longue figure douce, éclairée par le feu, douce et désemparée… Mais les us et coutumes de l’enfance, – réserve, discrétion, liberté, – sont encore si vigoureux entre nous que je ne posai à mon frère aucune question.

Quand il eut assez séché les ailes tristes, alourdies de pluie, qu’il appelle son manteau, il fuma, l’œil cligné, et frotta ses mains sèches, rouges d’ignorer en toute saison l’eau chaude et les gants, et parla.

– Dis donc ?

– Oui…

– J’ai été là-bas, tu sais ?

– Non ? Quand ça ?

– J’en arrive.

– Ah !… dis-je avec admiration. Tu es allé à Saint-Sauveur ? Comment ?

Il me fit un petit œil fat.

– C’est Charles Faroux qui m’a emmené en auto.

– Mon vieux !… C’est joli, en cette saison ?

– Pas mal, dit-il brièvement.

Il enfla les narines, redevint sombre et se tut. Je me remis à écrire.

– Dis donc ?

– Oui…

Là-bas, j’ai été aux Roches, tu sais ?

Un chemin montueux de sable jaune se dressa dans ma mémoire comme un serpent le long d’une vitre…

– Oh !… comment est-ce ? Et le bois, en haut ? Et le petit pavillon ? Les digitales… les bruyères…

Mon frère siffla.

– Fini. Coupé. Plus rien. Rasé. On voit la terre. On voit…

Il faucha l’air du tranchant de la main, et rit des épaules, en regardant le feu. Je respectai ce rire, et ne l’imitai pas.

Mais le vieux sylphe, frémissant et lésé, ne pouvait plus se taire. Il profita du clair-obscur, du feu rougeoyant.

– Ce n’est pas tout, chuchota-t-il. Je suis allé aussi à la Cour du Pâté…

Nom naïf d’une chaude terrasse, au flanc du château ruiné, arceaux de rosiers maigris par l’âge, ombre, odeur de lierre fleuri versées par la tour sarrazine, battants revêches et rougeâtres de la grille qui ferme la Cour du Pâté, accourez…

– Et alors~ vieux, et alors ?

Mon frère se ramassa sur lui-même.

– Une minute, commanda-t-il. Commençons par le commencement. J’arrive au château. Il est toujours asile de vieillards, puisque Victor Gandrille l’a voulu. Bon. Je n’ai rien à objecter. J’entre dans le parc, par l’entrée du bas, celle qui est près de Mme Billette…

– Comment, Mme Billette ? Mais elle doit être morte depuis quarante ans au moins !

– Peut-être, dit mon frère avec insouciance. Oui…

C’est donc ça qu’on m’a dit un autre nom… un nom impossible… S’ils croient que je vais retenir des noms que je ne connais pas ! … Enfin j’entre par l’entrée du bas, je monte l’allée des tilleuls… Tiens, les chiens n’ont pas aboyé quand j’ai poussé la porte… fit-il avec irritation.

– Écoute, vieux, ça ne pourrait pas être les mêmes chiens… Songe donc…

– Bon, bon… Détail sans importance… Je te passe sous silence les pommes de terre qu’ils ont plantées à la place des cœurs et des pavots… Je passe même, poursuivit-il d’une voix intolérante, sur les fils de fer des pelouses, un quadrillage de fils de fer… on se demande ce qu’on voit… il paraît que c’est pour les vaches… Les vaches !…

Il berça un de ses genoux entre ses deux mains nouées, et sifflota d’un air artiste qui lui allait comme un chapeau haut de forme.

– C’est tout, vieux ?

– Minute ! répéta-t-il férocement. Je monte donc vers le canal, – si j’ose, dit-il avec une recherche incisive, appeler canal cette mare infecte, cette soupe de moustiques et de bouse… Passons. Je m’en vais donc à la Cour du Pâté, et…

– Et ?…

Il tourna vers moi, sans me voir, un sourire vindicatif.

– J’avoue que je n’ai d’abord pas aimé particulièrement qu’ils fassent de la première cour, – devant la grille, derrière les écuries aux chevaux – une espèce de préau à sécher la lessive… Oui, j’avoue !… Mais je n’y ai pas trop fait attention, parce que j’attendais le « moment de la grille ».

– Quel moment de la grille ?

Il claqua des doigts, impatienté.

– Voyons… Tu vois le loquet de la grille ?

Comme si j’allais le saisir, – de fer noir, poli et fondu – je le vis en effet…

– Bon. Depuis toujours, quand on le tourne comme ça, – il mimait – et qu’on laisse aller la grille, alors elle s’ouvre par son propre poids, et en tournant elle dit…

– « I-î-îan… » chantâmes-nous d’une seule voix, sur quatre notes.

– Oui, dit mon frère en faisant danser fébrilement son genou gauche. J’ai tourné… J’ai laissé aller la grille… J’ai écouté… Tu sais ce qu’ils ont fait ?

– Non…

Ils ont huilé la grille, dit-il froidement.

Il partit presque aussitôt. Il n’avait pas autre chose à me dire. Il recroisa les membranes humides de son grand vêtement, et s’en alla, dépossédé de quatre notes, son oreille musicienne tendue en vain, désormais, vers la plus délicate offrande, composée par un huis ancien, un grain de sable, une trace de rouille, et dédiée au seul enfant sauvage qui en fût digne.

* * *

– Où en es-tu avec Mérimée ?

– Il me doit dix sous.

– Tiens !… s’étonnait l’aîné.

– Oui, repartait le cadet, mais moi je redois trois francs.

– Sur qui ?

– Sur un Victor Hugo.

– Quel volume ?

Chansons des rues et des bois, et je ne sais quoi d’autre… Ah ! le chameau !

– Et encore, triomphait l’aîné, tu as dû lire ça à la va-vite ! Verse les trois francs !

– Où veux-tu que je les prenne ? Je n’ai pas le sou.

– Demande à maman.

– Oh…

– Demande à papa. Dis-lui que c’est pour acheter des cigarettes et que tu les lui demandes en cachette de maman, il te les donnera.

– Mais s’il ne me les donne pas ?

– Alors, à l’amende. Cinq sous pour le retard !

Les deux sauvages, qui lisaient comme autrefois lisaient les adolescents de quatorze et de dix-sept ans, c’est-à-dire avec excès, avec égarement, le jour, la nuit, au sommet des arbres, dans les fenils, avaient frappé d’interdit le mot « mignonne », qu’ils prononçaient « minionne » avec une affreuse grimace tordue, suivie d’une imitation de nausée. Recensé dans chaque livre nouveau, chaque « mignonne », voué à l’exécration, créditait de deux sous une cagnotte. En revanche, un livre « vierge » rapportait dix sous à son lecteur. Le contrat jouait depuis deux mois, et l’argent, s’il en restait au bout du semestre, paierait des bombances, des filets à papillons, une nasse à goujons…

Mon jeune âge – huit ans – m’écartait de la combinaison. Au dire des deux frères, il y avait trop peu de temps que je ne grattais plus pour les manger, au long des chandelles, les « coulures » en forme de longues larmes, et les deux garçons m’appelaient encore « enfant de Cosaque ». Pourtant je savais dire « minionne »en tordant la bouche, et m’efforcer ensuite de vomir, et j’apprenais à coter des romanciers selon les nouveaux statuts.

– Dickens rend beaucoup, disait un sauvage.

– Dickens ne devrait pas compter, rechignait l’autre, c’est une traduction. Le traducteur nous empile.

– Alors Edgar Poe non plus ne compte pas ?

– Heu… Le bon sens commanderait d’exclure aussi les livres d’Histoire, qui « payent » dix sous à coup sûr. La Révolution n’est pas « mignonne » – beûh ! – Charlotte Corday n’est pas « mignonne »– beûh ! – Mérimée devrait être exclu, en tant qu’auteur de la Chronique de Charles IX.

– Alors qu’est-ce que tu fais du Collier de la Reine ?

– Il joue. C’est du roman pur.

– Et les Balzac sur Catherine de Médicis ?

– Tu parles comme un enfant. Ils jouent.

– Ah ! non, mon vieux, permets !…

– Mon vieux, je fais appel à ta bonne foi… Tais-toi.

On marche dans la rue.

Ils ne se disputaient jamais. Allongés sur le faîte du mur, ils y cuisaient au soleil d’après-midi, discutaient avec feu et sans injures, et me concédaient une portion de la dalle faîtière, doucement inclinée. De là nous dominions la rue des Vignes, venelle déserte qui menait aux jardins potagers éparpillés dans le vallon du Saint-Jean. Mes frères se taisaient subtilement au plus lointain bruit de pas, épousaient le mur en s’aplatissant et tendaient le menton au-dessus de l’ennemi originel, – leur semblable…

– Ce n’est rien, c’est Chebrier qui va à son jardin, avertit le cadet.

Ils oublièrent un moment leur débat, et laissèrent passer sur eux l’heure encore chaude, la lumière oblique. D’autres pas, nets et vifs, sonnèrent sur les silex bossus. Un corsage lilas, un buisson de cheveux crêpelés, d’un rose de cuivre, éclairèrent le haut de la rue.

– Hou ! la rousse ! souffla le cadet. Hou ! la carotte !

Il n’avait que quatorze ans, et voulait du mal aux « filles », qui l’éblouissaient d’une lumière trop crue.

– C’est Flore Chebrier qui rejoint son père, dit mon frère aîné quand l’or et le lilas s’éteignirent en bas de la rue. Elle a joliment changé.

Son cadet, couché sur le ventre, posa son menton sur ses bras croisés. Il clignait par mépris et gonflait sa bouche, qu’il avait ronde et renflée comme les petits Éoles des vieilles cartes marines…

– C’est une carotte ! C’est une rouge ! Au feu ! au feu ! cria-t-il avec une grossièreté d’écolier jaloux.

L’aîné haussa les épaules.

– Tu ne t’y connais guère en blondes, dit-il. Moi, je la trouve très – mais très, très mignonne…

Un gros rire de garçonnet, enroué de mue, salua le mot maudit que caressait la voix rêveuse de l’aîné, le séducteur aux yeux pers. J’entendis une bousculade sur le mur, les clous des souliers raclant la pierre, une chute molle de corps liés sur la terre accueillante et sarclée, au pied des abricotiers. Mais ils se délièrent aussitôt avec une hâte sage.

Ils ne s’étaient jamais battus, ni insultés. Je crois qu’ils savaient déjà que ce bouquet de cheveux roux, ce corsage lilas, merveilles accessibles, ne devaient pas compter parmi leurs enjeux indivis, leurs délectations baroques et pudiques. D’un pas bien accordé, ils s’en retournèrent vers les « étaloirs » de liège où séchaient les machaons, vers la construction d’un jet d’eau, vers un « système » d’alambic à distiller la menthe des marais, instrument capricieux qui enlevait au produit distillé le parfum de la menthe, mais lui laissait intacte l’odeur du marécage…

* * *

Leur farouche humeur n’était pas toujours innocente. L’âge qu’on dit ingrat, qui étire douloureusement les corps enfantins, exige des holocaustes. Il fallait à mes frères une victime. Ils élurent un camarade de collège, que les vacances ramenaient dans le canton voisin. Mathieu M… n’avait point de défauts, ni de grands mérites. Sociable, bien vêtu, un peu blondasse, sa seule vue échauffait mes frères d’une perversité comparable à celle des femmes enceintes. Aussi s’attachait-il avec passion aux deux sauvages fiers, chaussés de toile, coiffés de jonc, et qui méprisaient ses cravates. L’aîné n’avait que rigueurs pour ce « fils de tabellion » et le cadet, par imitation et renchérissement, effilochait son mouchoir, retroussait son pantalon déjà trop court, pour accueillir Mathieu M…, ganté, qui descendait de son tricycle.

– J’ai apporté la partition des Noces de Jeannette, criait de loin l’affectueuse victime, et l’édition allemande des Symphonies de Beethoven à quatre mains !

Sombre, l’aîné, le barbare au frais visage, toisait l’intrus, banal enfant des hommes que rien n’obscurcissait, qui ne portait en lui ni vœu de solitude ni intolérance, qui se troublait sous son regard et mendiait :

– Tu veux faire un peu de quatre mains avec moi ?

– Avec toi, non ; – sans toi, oui.

– Je tournerai les pages, alors…

L’un soumis, l’autre inexplicablement malveillant et chargé d’orage, ils souffraient d’incompatibilité, mais Mathieu M…, patient comme une épouse rudoyée, ne se lassait pas de revenir.

Un jour, les sauvages prirent le large dès le déjeuner, ne rentrèrent que le soir. Ils semblaient las, excités, et ils se jetèrent tout fumants sur les deux vieux canapés de reps vert.

– D’où venez-vous dans cet état ? demanda notre mère.

– De loin, répondit avec douceur l’aîné.

– Mathieu est venu, il a paru surpris de ne pas te trouver.

– C’est un garçon qui s’étonne d’un rien…

Quand ils furent seuls avec moi, mes deux frères parlèrent. Je ne comptais guère, et d’ailleurs ils m’avaient élevée à ne point trahir. Je sus que cachés dans un bois qui surplombe la route de St-F… ils n’avaient pas, au passage de Mathieu, révélé leur présence. Je m’intéressai assez peu à des détails qu’ils ressassaient :

– Quand j’ai entendu le grelot de son tricycle… commençait le cadet.

– Je l’ai entendu de plus loin que toi, va…

– Pas sûr ! Tu te souviens du moment où il s’est arrêté juste sous notre nez, pour s’essuyer ?

Ils dialoguaient presque bas, couchés, les yeux au plafond. L’aîné s’agita :

– Oui… Cet animal, il regardait à gauche et à droite comme s’il nous flairait…

– Ça, mon vieux, c’est fort, hein ? C’est curieux ? C’est nous qui l’avons arrêté en le regardant, hein ? Il avait l’air tout gêné, tout chose…

Les yeux de l’aîné noircissaient.

– Ça se peut… Il avait sa cravate écossaise… Cette cravate-là, j’ai toujours pensé qu’elle serait cause d’un malheur…

Je m’élançai entre eux, avide d’émotions :

– Et alors ? Et alors ? Quel malheur ?

Ils me jetèrent tous deux le plus froid regard :

– D’où est-ce qu’elle sort, celle-là ? Qu’est-ce qu’elle veut avec son malheur ?

– Mais c’est toi qui viens de dire…

Ils se redressèrent, s’assirent, ricanèrent de connivence :

– Il n’est rien arrivé, dit enfin l’aîné. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive ? On a laissé passer Mathieu, et on a bien rigolé.

– C’est tout ? fis-je, déçue…

Le cadet se leva d’un bond, il dansait sur place et ne se possédait plus :

– Oui, c’est tout ! Tu ne peux pas comprendre ! On était là, couchés, on l’avait au ras du menton ! Lui, sa cravate, sa raie de côté, ses manchettes, son nez qui reluisait ! Ah ! bon Dieu, c’était épatant !

Il se pencha sur son aîné, le frôla du nez animalement :

– C’était facile de le tuer, hein ?

Rigide, les yeux fermés, l’aîné ne répondit pas.

– Et vous ne l’avez pas tué ? m’étonnai-je.

Ma surprise les arracha sans doute au bois obscur où ils avaient, invisibles, tremblé d’affût et de plaisir homicide, car ils éclatèrent de rire et redevinrent puérils à mes dépens :

– Non, dit l’aîné, nous ne l’avons pas tué. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs…

Ragaillardi, il entonna ses improvisations préférées, filles difformes du rythme et du verbe, conçues aux heures où son esprit d’étudiant, rebutant le travail, s’accrochait sans le savoir au relief des mots qu’il détergeait de leur sens. Ma petite voix lui fit écho – je suis seule, maintenant, à affirmer, sur un air de polka, qu’

Un cachet

De benzo-naphtol

Ça fait du

Bien pour le

Mal à la tête !

Un cachet

De benzo-naphtol

Ça fait du

Bien pour la

Métrite du col !

Affirmation aventurée, contraire à toute thérapeutique, à laquelle je préférais, sinon la musique, du moins le texte d’une aubade connue :

Le baume analgésique

Du pharmacien Bengué

Bengué,

Est très distingué,

Quand on se l’applique,

On se sent soulagé,

Lagué, etc.

Ce soir-là, mon frère, encore exalté, chanta la nouvelle version de la Sérénade de Severo Torelli :

Nous n’avons pas tué, Mathieu,

Pour ce soir, ma brune,

Laissons vivre encore ce

Rival de la lune…

Le cadet, autour de lui, dansait, radieux comme un Lorenzaccio à son premier crime. Il s’interrompit et me promit, avec gentillesse :

– On le tuera la prochaine fois.

* * *

Ma demi-sœur, l’aînée de nous tous, – l’étrangère, l’agréable laide aux yeux tibétains – se fiança, à la veille de coiffer Sainte Catherine. Si ma mère n’osa empêcher ce mauvais mariage, elle ne tut pas ce qu’elle en pensait. De la rue de la Roche à la Gerbaude, de Bel-Air au Grand-Jeu, on ne parla que du mariage de ma sœur.

– Juliette se marie ? demandait-on à ma mère. C’est un événement !

– Un accident, rectifiait « Sido ».

Certains risquaient, aigrement :

– Enfin, Juliette se marie ! C’est inattendu ! C’est un peu inespéré !

– Non, repartait « Sido » belliqueuse, c’est désespéré. Qui peut retenir une fille de vingt-cinq ans ?

– Et qui épouse-t-elle ?

– Oh ! mon Dieu, le premier chien coiffé…

Au fond, elle prenait en pitié la vie, gorgée de rêves et de lecture effrénée, de sa fille solitaire. Mes frères considérèrent l’ » événement » du haut de leur point de vue personnel. Une année d’études médicales à Paris n’avait pas apprivoisé l’aîné, haut, resplendissant et que le regard des femmes, quand il ne les désirait pas, offensait. Les mots « cortège nuptial », « frac de soirée », « déjeuner dînatoire », « défilé », tombèrent sur les deux sauvages comme des gouttes de poix bouillante…

– Je n’irai pas à la noce » ! protestait le cadet, l’œil pâle d’indignation, et toujours coiffé à la malcontent. Je ne donnerai pas le bras ! Je ne mettrai pas un habit à queue !

– Tu es le garçon d’honneur de ta sœur, lui remontrait ma mère.

– Elle n’a qu’à ne pas se marier ! Pour ce qu’elle épouse !… Un type qui sent le vermouth ! D’abord, elle a toujours vécu sans nous, elle n’a pas davantage besoin de nous pour se marier !

Notre bel aîné parlait moins. Mais nous lui voyions son visage de sauteur de murs, son regard qui mesurait les obstacles. Il y eut des jours difficiles, des récriminations que mon père, soucieux et qui fuyait l’odorant intrus, n’apaisait pas. Puis les deux garçons parurent consentir à tout. Bien mieux, ils suggérèrent l’idée d’organiser eux-mêmes une messe en musique, et, de joie, « Sido » oublia pendant quelques heures son « chien coiffé » de gendre.

Notre piano Aucher prit le chemin de l’église, mêla son joli son un peu sec au bêlement de l’harmonium. Les sauvages répétaient, dans l’église vide qu’ils verrouillaient, la « Suite » de l’Arlésienne, je ne sais quel Stradella, un Saint-Saëns dévolu aux fastes nuptiaux…

Ma mère s’avisa trop tard que ses fils, retenus à leur clavier d’exécutants, ne figureraient qu’un moment aux côtés de leur sœur. Ils jouèrent, je me le rappelle, comme des anges musiciens, et ensoleillèrent de musique la messe villageoise, l’église sans richesses et sans clocher. Je paradais, fière de mes onze ans, de ma chevelure de petite Ève et de ma robe rose, fort contente de toutes choses, sauf quand je regardais ma sœur tremblante de faiblesse nerveuse, toute petite, accablée de faille et de tulle blancs, pâle et qui levait sa singulière figure mongole, défaillante, soumise au point que j’en eus honte, vers un inconnu…

Les violons du bal mirent fin au long repas, et rien qu’à les entendre les deux garçons frémirent comme des chevaux neufs. Le cadet, un peu gris, resta. Mais l’aîné, à bout d’efforts, disparut. Il sauta, pour pénétrer dans notre jardin, le mur de la rue des Vignes, erra autour de notre maison fermée, brisa une vitre et ma mère le trouva couché quand elle rentra lasse, triste, ayant remis sa fille, égarée et grelottante, aux mains d’un homme.

Elle me contait plus tard cette petite aube poussiéreuse d’été, sa maison vide et comme pillée, sa fatigue sans joie, sa robe à « devant » perlé, les chats inquiets que la nuit et la voix de ma mère ramenaient. Elle me disait qu’elle avait trouvé son aîné endormi, les bras fermés sur sa poitrine, la bouche fraîche et les yeux clos, et tout empreint de sa sévérité de sauvage pur…

– Songe donc, c’est pour être seul, loin de ces gens en sueur, pour être endormi et caressé par le vent de la nuit qu’il avait brisé un carreau ! Y eut-il jamais un enfant aussi sage ?

Ce sage, je l’ai vu cent fois franchir la fenêtre, d’un bond réflexe, à chaque coup de sonnette qu’il ne prévoyait pas.

Grisonnant, tôt vieilli de travail, il retrouvait l’élasticité de son adolescence pour sauter dans le jardin, et ses fillettes riaient de le voir. Ses accès de misanthropie, encore qu’il les combattît, lui creusaient le visage. Peut-être qu’il trouvait, captif, son préau chaque jour plus étroit, et qu’il se souvenait des évasions qui jadis le menaient à un lit d’enfant où il dormait demi-nu, chaste et voluptueusement seul.

FIN.

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