Chapitre VII L’Avenir projette son ombre sur le présent

Francine et Cécilia étaient encore sous les arbres, causant du meurtre commis à l’auberge.

« Et vous n’avez réellement pas d’autres détails à me donner, disait Francine.

– Pas d’autres.

– Il n’y a pas eu d’amour là-dessous ?

– Pas à ma connaissance.

– Eh bien, c’est le crime le moins intéressant qu’on puisse imaginer !… Qu’allons-nous faire ? reprit-elle. Je suis fatiguée du jardin. Est-ce qu’on ne va pas commencer les récitations ?

– Pas avant deux heures. »

Francine se mit à bâiller.

« Et quel sera votre rôle dans ces exercices ?

– Pas de rôle du tout, ma chère. J’ai essayé une fois de chanter une pauvre petite romance. Quand je me suis vue en face de toutes ces rangées de dames et de messieurs qui me dévisageaient, j’ai été prise d’une telle frayeur que miss Ladd dut m’excuser près de l’assistance. C’est à peine si le soir j’étais remise de cette secousse. Et, pour la première fois de ma vie, je n’ai pu dîner, faute d’appétit ! Affreux ! ajouta Cécilia en frissonnant à ce souvenir. Je vous assure que je me croyais très près de ma fin. »

Francine, que laissait fort indifférente le récit de cet émouvant épisode, tourna nonchalamment la tête du côté de la maison. Au même instant, la porte s’ouvrait, et une petite créature à la taille svelte descendait rapidement les marches conduisant à la pelouse.

« Voici Émily qui revient, dit Francine.

– Elle semble très pressée, » repartit Cécilia.

Le sourire moqueur de Francine reparut sur ses traits. Cette grande hâte de la part d’Émily annonçait-elle une extrême impatience de reprendre « la scène du poignard » ?

Mais quand elle fut plus près des deux élèves, Francine put constater l’expression douloureuse de ses traits.

Prise d’inquiétude, Cécilia quitta son siège. Elle avait été la première confidente des inquiétudes d’Émily.

« Vous avez reçu de mauvaises nouvelles de votre tante ? demanda-t-elle.

– Non, je n’ai pas de nouvelles du tout. Seulement… »

Émily avait passé ses bras autour du cou de son amie.

« Seulement, reprit-elle, voici le moment de nous dire adieu, Cécilia.

– Mistress Rook est déjà ici ?

– Non ; c’est vous, ma chérie, qui allez partir, reprit tristement Émily. On a envoyé la vieille gouvernante vous chercher. Miss Ladd est trop affairée pour s’occuper d’elle, et c’est moi qu’elle a chargée de vous prévenir. Ne vous inquiétez pas. Il ne se passe rien de fâcheux chez vous. Les plans, pour vous, sont modifiés, voilà tout.

– Modifiés ? fit Cécilia. Dans quel sens ?

– Dans un sens heureux ; vous allez voyager. Votre père désire vous voir arriver tout de suite à Londres, afin que vous partiez le soir même pour la France. »

Cécilia devina ce qui s’était passé.

« Ma sœur ne va pas mieux, dit-elle, et les docteurs l’envoient sur le continent.

– Aux bains de Saint-Maurice, ajouta Émily. Ce projet n’offre qu’une seule difficulté, et il dépend de vous de l’écarter. Votre sœur a près d’elle la bonne vieille gouvernante pour la soigner et un courrier pour lui épargner tous les menus soucis du voyage. Tous trois devraient être en route depuis hier. Mais vous savez combien Julia vous aime. Au dernier moment, elle a refusé de partir si vous n’étiez pas des leurs. Vos chambres sont retenues à Saint-Maurice, et votre père, à ce qu’assure la gouvernante, est très contrarié de ce retard. »

Elle s’arrêta. Cécilia restait muette.

« Sûrement, vous ne pouvez hésiter ? reprit Émily.

– Non ! je suis trop heureuse d’aller n’importe où avec Julia, répondit Cécilia chaleureusement. Mais je pensais à vous, Émily… – L’âme douce et tendre s’effrayait de cette séparation si brusque. – Je croyais que nous avions encore quelques heures à passer ensemble. Pourquoi sommes-nous pressées de la sorte ? Il n’y a pas de train pour Londres jusqu’à la fin de l’après-midi.

– Il y a l’express, répondit Émily, et vous êtes sûre de ne pas le manquer si vous vous faites conduire à la gare en voiture. »

Elle saisit la main de Cécilia et la pressa sur son cœur.

« Merci, ma chérie, de tout ce que vous avez fait pour moi. Que nous nous revoyions ou non, je ne cesserai jamais de vous aimer. Ne pleurez pas. »

Par un violent effort, la jeune fille réussit presque à prendre l’accent enjoué qui lui était habituel.

« Tâchez d’avoir le cœur aussi dur que le mien, Cécilia. Pensez à votre sœur, et non à moi. Seulement, embrassons-nous. »

De grosses larmes se succédaient rapidement sur les joues de Cécilia.

« Mon amour, je suis inquiète pour vous ! J’ai si peur que vous ne soyez malheureuse avec ce vieil égoïste, dans sa maussade demeure ! Renoncez à cette place, Émily ! J’ai bien assez d’argent ; venez à l’étranger avec moi. Pourquoi non ? Vous et Julia, vous vous entendiez si bien pendant les vacances ! Oh ! ma chérie, ma chérie, que ferai-je sans vous ? »

Tous les instincts de tendresse d’Émily s’étaient concentrés sur son amie depuis la mort de son père. Devenue mortellement pâle dans la lutte qu’elle soutenait contre elle-même, la courageuse fille ne laissa échapper ni une larme ni un cri.

« Nos existences doivent se séparer, ma chère aimée, dit-elle doucement, mais il nous reste l’espérance de nous revoir. »

L’étreinte caressante des bras de Cécilia se resserrait autour d’elle. Elle essaya de se dégager ; mais ses forces étaient à bout ; ses mains, prises d’un tremblement, retombèrent inertes. Une fois encore, pourtant, elle essaya de parler gaiement.

« Il n’y a pas l’ombre de raison, Cécilia, pour vous tourmenter à mon sujet. Je compte bien être la favorite de sir Jervis Redwood en moins d’une semaine. »

Elle se détourna du côté de la maison, sur le seuil de laquelle venait de paraître la gouvernante.

« Encore un baiser, ma chérie. Nous n’oublierons jamais les douces heures que nous avons vécu côte à côte ; nous nous écrirons constamment. »

Puis le généreux cœur eut une subite défaillance.

« Cécilia, partez, quittons-nous ! je ne puis endurer cela plus longtemps ! »

La gouvernante avait rejoint les deux jeunes filles. Ce fut elle qui les sépara.

Dès que Cécilia eut disparu, Émily se laissa tomber sur la chaise que son amie venait de quitter. Même son énergique nature trouvait bien lourd en ce moment le fardeau de la vie.

Une voix dure, résonnant tout près d’elle, la fit tressaillir.

« Aimeriez-vous mieux être moi ? disait cette voix, aimeriez-vous être sans une créature au monde qui se souciât de vous ? »

Émily releva la tête. Francine, témoin oublié de leurs adieux, était debout à côté d’elle, effeuillant nonchalamment une rose tombée du bouquet de Cécilia.

Émily regarda Francine plus doucement qu’auparavant ; la douleur lui apprenait la compassion ; mais il n’y avait pas de douceur dans le regard que lui renvoya Francine.

« Vous et Cécilia, vous allez vous écrire, dit-elle. Je suppose que ce doit être une sorte de consolation. Quand je suis partie, ils étaient tous contents de se débarrasser de moi. On m’a dit seulement : « Envoyez-nous une dépêche quand vous serez chez miss Ladd. » Vous voyez, nous sommes si riches que la dépense de télégraphier aux Indes occidentales n’est rien pour nous. D’ailleurs, un télégramme a cet avantage qu’il est plus vite lu. Quant à écrire, j’écrirai, mais plus tard. La pension se disperse, vous allez de votre côté, je vais du mien. Qui s’inquiète de ce que je puis devenir ? Personne, sinon une vieille maîtresse de pensionnat payée à cette intention. Je me demande pourquoi je vous dis tout cela. Est-ce parce que je vous aime ? Il ne me semble pas avoir plus d’affection pour vous que vous n’en avez pour moi. Quand j’ai voulu vous témoigner de l’amitié, vous m’avez mal reçue, et je ne veux pas m’imposer. Pourrai-je néanmoins vous écrire de Brighton ? »

Sous ce flot de paroles amères, Émily discerna, ou crut discerner une détresse morale trop fière ou trop timide pour s’avouer ouvertement.

« Comment pouvez-vous me faire une telle question ? » répondit-elle avec cordialité.

Francine n’était pas de celles qui savent aller au-devant de la sympathie même franchement offerte.

« Ne vous inquiétez pas « comment je peux », dit-elle. Répondez oui ou non, c’est tout ce que je vous demande.

– Oh ! Francine, de quoi êtes-vous faite ? de chair et de sang, ou de pierre et d’acier ? Écrivez-moi, cela va sans dire, je vous écrirai aussi.

– Merci. Est-ce que vous allez rester sous ces arbres ?

– Oui.

– Toute seule ?

– Toute seule.

– Sans rien faire ?

– Je penserai à Cécilia. »

Francine l’examina attentivement pendant une minute.

« Ne m’avez-vous pas dit la nuit dernière que vous étiez très pauvre ?

– Oui.

– Si pauvre, que vous étiez obligée de gagner votre vie ?

– Oui. »

Francine l’examina de nouveau.

« Peut-être bien que vous ne me croirez pas, dit-elle, mais je voudrais être vous. »

Elle se détourna avec un geste de désespoir pour s’en aller du côté de la maison.

Y avait-il réellement des aspirations vers la bonté et l’amour sous la surface peu sympathique de ce naturel de jeune fille ? Au lieu du doux souvenir de Cécilia, cette question revenait toujours, quoi qu’elle en eût, à l’esprit d’Émily.

Impatientée de cette obsession, elle se leva et regarda à sa montre. Quand donc viendrait son tour de quitter la pension pour commencer une vie nouvelle ?

Ne sachant que faire, son attention fut attirée par une des domestiques qui traversait la pelouse. Cette femme s’approcha d’elle et lui remit une carte de visite portant le nom de sir Jervis Redwood. On avait ajouté une ligne au crayon : « Mistress Rook est aux ordres de miss Émily Brown. »

Enfin, la voie désirée s’ouvrait devant elle ! Après un second coup d’œil jeté sur la carte, elle fut moins satisfaite. Était-ce donc exiger trop d’égards que d’espérer de sir Jervis ou de miss Redwood une lettre, un billet, qui, tout en la renseignant sur le voyage qu’elle allait entreprendre, exprimerait le désir poli que la jeune fille se plût sous leur toit ? Du moins son futur patron lui rendait le service de lui rappeler que sa position sociale n’était plus la même que du vivant de son père, alors que sa tante était en possession de sa fortune.

Elle leva les yeux de dessus la carte de visite. La domestique était partie, et Alban Morris attendait silencieusement à distance qu’elle voulût bien remarquer sa présence.

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