Chapitre XI L’Aveu

« N’avez-vous rien à me conseiller ? demanda Émily.

– Non, rien en ce moment.

– Si ma tante nous fait défaut, que nous restera-t-il ?

– Il nous restera mistress Rook elle-même, répondit Alban. Cela vous étonne ; mais soyez sûre que je parle sérieusement. La femme de charge de sir Jervis est facilement excitable et elle boit volontiers. Il y a toujours un côté faible dans le caractère des gens de cette sorte. Si nous savons attendre l’occasion, et surtout si nous savons la saisir au vol, mistress Rook se trahira elle-même. »

Émily l’écoutait d’un air effaré.

« Vous parlez, dit-elle, comme si je devais avoir toujours votre appui à portée de la main. Avez-vous oublié que je quitte la pension aujourd’hui, pour n’y jamais revenir ? Dans une demi-heure, il faudra que je me mette en route, dans la compagnie de cette affreuse mégère, pour aller vivre sous le même toit qu’elle, au milieu d’étrangers. Quelle perspective et quelle épreuve pour un courage de jeune fille !

– Oh ! mais vous aurez près de vous quelqu’un qui vous aidera de toutes les forces de son cœur et de son âme.

– Que voulez-vous dire ?

– Tout simplement que, comme les vacances sont ouvertes à partir d’aujourd’hui, le maître de dessin compte passer les siennes dans le Nord. »

Émily s’élança de son siège.

« Vous ! s’écria-t-elle. Vous iriez dans le Northumberland ? Avec moi !

– Pourquoi pas ? dit Alban. Le chemin de fer est au service de tous les voyageurs qui ont assez d’argent pour payer leur billet.

– Monsieur Morris, à quoi pensez-vous ? En vérité, en vérité, je ne suis point une ingrate ; je sais que vous êtes bon, que vos intentions sont généreuses ; mais songez combien une jeune fille dans ma position est à la merci des apparences. Nous voyez-vous dans le même compartiment, observés par cette misérable femme, qui tirerait des conclusions odieuses de notre intimité, qui n’aurait rien de plus pressé que de me desservir auprès de sir Jervis, précisément le jour où j’entrerais dans sa maison ! C’est impossible, monsieur Morris ! c’est insensé !

– Vous avez raison, dit la voix grave d’Alban. Oui, je suis un insensé ! Oui, j’ai perdu le peu de raison que je possédais, miss Émily, le jour où je vous ai rencontrée vous promenant avec vos compagnes. »

Émily fit quelques pas en arrière, en gardant un silence significatif ; mais Alban la suivit.

« Vous venez de promettre à l’instant même, dit-il, de ne plus être injuste envers moi. Mon respect et mon admiration sont trop sincères pour que je veuille prendre avantage du hasard inespéré qui m’a valu de vous parler seul à seule. Attendez donc avant de juger durement un homme que vous ne comprenez pas. Je ne dirai rien qui puisse vous être un sujet de trouble et d’ennui, je sollicite seulement la permission de m’expliquer. Voulez-vous reprendre votre chaise ? »

Elle revint en hésitant à sa place.

« Cela ne peut finir, pensait-elle tristement, que par une déception pour lui. »

« Depuis des années, reprit Alban, j’ai la plus détestable opinion des femmes, et la seule raison que j’en puisse donner me condamne moi-même. J’ai été traité indignement par une femme, et par suite mon amour-propre blessé m’a fait prendre tout son sexe en horreur. Ne vous impatientez pas, miss Émily. Ma faute a reçu son châtiment. J’ai été humilié, et par vous.

– Monsieur Morris !

– De grâce, ne voyez pas une offense où il n’y en a pas trace. Autrefois, j’ai eu le malheur de rencontrer une femme coquette et menteuse. Elle était mon égale par la naissance, – je suis fils cadet d’un squire de campagne. – Je peux dire honnêtement que j’ai été assez niais pour l’aimer de toute mon âme. Jamais, – il m’est permis de l’assurer sans fatuité après la fin lamentable de mes amours – jamais elle ne m’a fait entendre que mes sentiments n’étaient point payés de retour. Son père et sa mère, excellentes gens tous deux, approuvaient ce mariage. Elle acceptait mes présents, me laissait faire tous les préparatifs habituels d’une noce ; elle n’eut ni la charité ni la pudeur de m’épargner un affront public. Au jour fixé pour la cérémonie, à l’église, devant une nombreuse assemblée, la mariée fit défaut. Le prêtre qui attendait comme moi rentra dans la sacristie, où je le rejoignis. Ma fiancée s’était enfuie avec un autre. Avec qui ? Vous ne le devineriez pas ! Avec son groom ! »

La figure d’Émily était pourpre d’indignation.

« Oh ! elle a dû être punie ! sûrement, monsieur Morris, elle a dû payer cher son infamie !

– Mais non, pas du tout. Elle avait assez d’argent pour se faire épouser et elle s’est laissée glisser sans secousse au niveau de son mari. Ç’a été une union fort bien assortie. On m’a raconté qu’ils avaient continué de se griser de compagnie. Tout cela vous répugne, et il vaut mieux reprendre mon récit à une date plus récente… Un jour pluvieux de l’automne dernier, les élèves de miss Ladd étaient allées faire leur promenade habituelle. Tout en trottant sous vos parapluies, n’avez-vous pas remarqué, vous particulièrement, un individu de mine bourrue, qui, immobile sur la chaussée, vous dévisageait tandis que vous défiliez devant lui ? »

Émily sourit malgré elle.

« Je ne m’en souviens pas.

– Vous aviez une jaquette qui vous seyait comme un gant et le plus joli petit chapeau que j’aie jamais vu sur la tête d’une femme. C’était la première fois qu’il m’arrivait de remarquer ces détails. Il me semble que je pourrais faire de mémoire la description des bottines, boue incluse, que vous aviez aux pieds ce jour-là. Après avoir cru, sincèrement cru que l’amour était pour moi une illusion perdue, après avoir cru, toujours aussi sincèrement, que la figure du démon me serait plus agréable à contempler que celle d’une femme, voilà où le sort m’avait amené ! Oh ! n’ayez pas peur de ce qu’il me reste à dire. En votre présence, aussi bien que loin de vous, j’ai encore assez de dignité pour rougir de ma propre démence. Voyons plutôt le côté comique de l’aventure. Que pensez-vous que j’aie fait quand ce joli régiment m’eut dépassé ? »

Émily refusa de deviner.

« Je vous ai suivies jusqu’à la pension et, sous prétexte que j’avais une fille à y placer, je me suis procuré un des prospectus de miss Ladd chez son portier. Il faut vous dire que j’étais venu dans votre voisinage pour prendre des croquis. En retournant à mon auberge, je réfléchis sérieusement. Le résultat de ces graves méditations fut que je partis pour l’étranger. Oh ! uniquement pour me distraire, et pas du tout en vue d’affaiblir l’impression produite par vous. »

Alban poursuivit, d’un ton moitié plaisant et moitié grave :

« Au bout de très peu de temps je revins en Angleterre ; j’étais las de ma vie errante. Par grand miracle, il m’arriva une chance favorable : la place de professeur de dessin chez miss Ladd devint vacante, et la directrice fit des annonces dans les journaux afin de se procurer un remplaçant. J’exhibai mes certificats et je fus accepté. Ce qui me rendit bien heureux, à cause des émoluments fort importants pour un pauvre diable de mon espèce, et non parce que mon nouvel emploi me mettait en rapports fréquents avec miss Émily Brown ! Commencez-vous à comprendre pourquoi je vous fatigue du récit de mes petites affaires ? Devinez-vous que je compte également m’occuper de mes intérêts et trouver une place dans le Nord ? Je viens d’être saisi du vif désir d’explorer dans ce but les comtés septentrionaux de l’Angleterre. L’idée que sans cela vous seriez abandonnée à cette mistress Rook n’est qu’une considération absolument secondaire dans mon esprit. Cela m’est bien égal que vous entriez seule chez sir Jervis Redwood sans un ami que vous puissiez appeler à votre aide en cas de détresse. Vous dites que je suis fou ? Mais que font les gens raisonnables quand ils ont affaire à un fou ? Ils n’ont garde de le contredire. Laissez-moi donc prendre votre billet et faire enregistrer vos bagages ; je serai, si vous voulez, votre domestique, vous me payerez mes gages. »

Certaines jeunes filles auraient été étourdies en s’entendant adresser un tel langage, singulier mélange de sérieux et d’ironie ; d’autres eussent été flattées ; bien peu auraient su, comme Émily, garder leur réserve et leur sang-froid.

« Monsieur Morris, reprit-elle, vous venez de dire que vous me respectez. Je vous crois et je vais vous le prouver. Dois-je comprendre – vous ne jugerez pas mal ma franchise, je le sais, – dois-je comprendre que vous êtes amoureux de moi ?

– Eh bien ! oui. »

Quoique déjà gagné par le découragement, il avait répondu avec un calme parfait. L’aisance de la jeune fille ne lui laissait rien augurer de bon pour sa cause.

« Je ne sais si mon heure viendra, poursuivit-elle ; mais, pour le moment, je ne sais rien de l’amour, du moins par ma propre expérience ; car j’ai souvent entendu mes compagnes décrire les symptômes de cette maladie. D’après leurs propos, la jeune personne rougit quand son soupirant la prie de l’écouter avec bienveillance. Est-ce que je rougis ?

– J’avoue, miss Émily, que vous ne rougissez pas.

– Un autre indice de l’amour partagé, – toujours d’après mes amies, – serait une sorte de tremblement de tout l’être. Est-ce que je tremble ?

– Non.

– Est-ce que je suis confuse au point de n’oser vous regarder ?

– Non.

– Est-ce que je m’éloigne avec un air de dignité, pour vous jeter ensuite un coup d’œil tendre et timide par-dessus mon épaule ?

– Plût à Dieu !

– Cela est-il, monsieur, oui ou non ?

– Assurément cela n’est pas.

– Enfin, vous ai-je jamais donné quelque encouragement ?

– Abrégeons ; je me suis conduit comme un niais, et vous avez pris une manière tout à fait délicate de me le faire sentir. »

Cette fois elle n’essaya pas de continuer sur ce ton d’enjouement : son accent fut empreint d’une véritable tristesse, en reprenant :

« Ne vaut-il donc pas mieux, dans votre propre intérêt, nous quitter dès maintenant ? Plus tard, lorsque, de votre affection pour moi, il ne restera plus en vous que le souvenir de la parfaite bonté témoignée à une orpheline, nous pourrons nous revoir avec un plaisir réciproque. Mais, je vous en conjure, après ces souffrances si amères, si imméritées, endurées par vous, ne me laissez pas le regret de penser que j’ai été, moi aussi, à votre égard, une femme cruelle et sans cœur. »

Jamais elle n’avait été si charmante qu’en ce moment. Toute la douceur généreuse de son âme se lisait dans le regard qu’elle attachait sur lui.

Il la comprit et ne se sentit pas blessé de cette tendre compassion, où il n’entrait aucun mélange de dédain.

Très pâle, il s’inclina sur la main de la jeune fille et la baisa.

« Dites-moi que vous m’approuvez, reprit-elle d’un ton suppliant.

– Je vous obéis. »

Il lui montra du geste le gazon de la pelouse.

« Voyez, dit-il, cette feuille morte agitée par le vent. Croyez-vous possible qu’un amour comme celui que je ressens pour vous puisse, comme cette feuille, dépérir et se dessécher dans l’espace d’une saison ? Non ! je vous quitte, Émily, avec la ferme conviction que tout n’est point fini entre nous. Quoi qu’il arrive dans l’intervalle, j’ai confiance en l’avenir. »

Il finissait à peine de prononcer ces mots, qu’on entendit une voix appeler de la maison :

« Miss Émily, miss Émily, êtes-vous au jardin ? »

Émily sortit de l’ombre des arbres, et aussitôt une servante se précipita vers elle, un télégramme à la main.

La jeune fille le regardait avec une vague inquiétude. Dans sa courte expérience, le souvenir du télégraphe était lié à celui des mauvaises nouvelles.

Elle ouvrit le papier, le lut et, très pâle, toute tremblante, le laissa tomber à ses pieds.

« Lisez, » dit-elle d’une voix faible lorsque Alban, qui le ramassa, voulut le lui rendre.

Il lut :

« Partez pour Londres sur-le-champ ; miss Létitia est dangereusement malade. »

« Votre tante ? demanda-t-il.

– Oui, ma tante. »

Share on Twitter Share on Facebook