Chapitre IV Le maître de dessin

Francine fut éveillée le lendemain par l’une des bonnes qui lui apportait son déjeuner sur un plateau. Surprise de cet encouragement à la paresse dans une institution consacrée à la pratique de toutes les vertus, elle regarda autour d’elle. Le dortoir était désert.

« Toutes ces demoiselles sont au travail depuis deux heures, miss, dit la bonne, il y a bel âge que le déjeuner est fini. C’est la faute de miss Émily qui n’a pas voulu qu’on vous éveillât, en disant qu’on n’avait pas besoin de vous en bas et que, par conséquent, mieux valait vous traiter comme une visiteuse. Miss Cécilia était tourmentée à l’idée que vous vous passeriez de votre déjeuner, et vous l’a fait réserver par la femme de charge. Excusez, miss, si le thé est froid ; c’est aujourd’hui le grand jour où nous sommes sens dessus dessous.

Interrogée au sujet du « grand jour » et de ce qui allait s’y passer, la bonne apprit à Francine que le premier jour des vacances était aussi le jour de la distribution des prix en présence des parents, tuteurs et amis des élèves. L’agrément y avait sa part sous la forme de cette terrible épreuve de la patience humaine qu’on appelle récitation des poésies ; on avait soin d’ailleurs de couper le supplice par des rafraîchissements et des morceaux de musique, afin de soutenir le courage d’un auditoire exaspéré. Le journal de la localité envoyait un reporter à cette représentation, et quelques-unes des élèves de miss Ladd se délectaient d’avance du bonheur enivrant de voir leurs noms imprimés.

« Cela commence à trois heures, poursuivait la servante, et, avec la musique, les répétitions, la décoration de la salle, il y a de quoi perdre la tête ! Sans compter, ajouta-t-elle en baissant la voix et se rapprochant de Francine, sans compter que nous avons eu une surprise. Miss Jethro est partie ce matin, sans dire adieu à personne !

– Qu’est-ce que c’est que miss Jethro ?

– La nouvelle maîtresse, miss. Aucune de nous ne l’aimait et tout le monde croit qu’il y a quelque chose de louche là-dessous. Miss Ladd et le clergyman ont eu hier une grande conversation et ils ont fait venir miss Jethro ; ça n’a guère bonne apparence, n’est-ce pas ? Y a-t-il encore quelque chose pour votre service, miss ? Il fait une journée superbe après la pluie de cette nuit ; si j’étais que de vous, j’en profiterais pour aller me promener dans le jardin. »

Ayant fini de déjeuner, Francine s’apprêta à suivre ce sage conseil.

La domestique indiqua à Francine la direction du jardin et se retira, n’emportant point, de la nouvelle élève, une impression très favorable. Pendant qu’elle lui parlait, l’amertume se lisait trop clairement sur le visage de Francine : pour une jeune fille qui a d’elle-même une assez bonne opinion, il est peu flatteur de se voir exclue des préoccupations de ses camarades à cause de son incontestable infériorité.

Y aura-t-il jamais un jour, se demandait-elle douloureusement, où je pourrai, moi aussi, recevoir des prix, chanter et jouer devant une assemblée ? Quel plaisir ce serait de les voir toutes sécher de jalousie !

Une vaste pelouse, ombragée par de beaux arbres, des parterres et des bosquets, avec des sentiers sinueux gracieusement dessinés, faisait du jardin un délicieux refuge pendant cette belle matinée d’été. Le paysage, tout nouveau pour une originaire des Indes occidentales, et la fraîcheur de la brise exercèrent leur influence calmante même sur la nature maussade de Francine. Elle souriait involontairement en écoutant les oiseaux chanter à plein gosier au-dessus de sa tête.

En errant sous les arbres, qui occupaient un espace de terrain assez considérable, elle découvrit un ancien vivier presque entièrement recouvert de plantes aquatiques. Quelques filets d’eau coulaient encore de la fontaine délabrée qui en occupait le centre. De l’autre côté de la pièce d’eau, le sol descendait en pente vers le sud, découvrant la vue d’un village qui, avec son église, se détachait sur un fond de collines couvertes de bruyères et de sapins. Une petite construction de fantaisie, ayant la forme d’un chalet suisse, avait été placée de façon à dominer la perspective. Tout près de ce kiosque et à son ombre se trouvaient une table et une chaise, portant l’une un portefeuille, l’autre une boîte à couleurs. Sur le gazon, à la merci des caprices de la brise, gisait un morceau de papier à dessin. Francine fit en courant le tour de la mare et ramassa le papier au moment où le vent allait l’emporter dans l’eau. C’était une esquisse à l’aquarelle du village et du bois. Francine, qui avait regardé le paysage même avec une parfaite indifférence, fut intéressée par la copie. Les visiteurs des galeries de tableaux manifestent ce même goût pervers : l’œuvre du copiste accapare si bien leur attention qu’il ne leur en reste plus pour l’original.

Francine, en levant les yeux de dessus l’esquisse, eut un tressaillement. Elle venait de s’apercevoir qu’un homme l’examinait d’une des fenêtres du chalet suisse.

« Quand vous aurez fini avec ce dessin, lui dit-il tranquillement, vous voudrez bien me le rendre. »

Il était grand, mince et très brun. Sa figure, aux traits réguliers, à demi dissimulés sous une barbe noire et bouclée, aurait paru parfaitement belle, même aux yeux d’une pensionnaire, sans les rides profondes qui lui sillonnaient le front entre les yeux et lui creusaient les coins de la bouche. De plus, une sorte d’ironie perpétuelle altérait le charme de manières naturellement douces. Seuls, dans tout ce qui l’entourait, les chiens et les enfants savaient apprécier pleinement ses mérites. Il s’habillait avec une irréprochable propreté ; mais la coupe de son veston du matin manquait d’élégance et son chapeau de feutre avait atteint un âge avancé. Bref, pas une de ses qualités qui ne fût accompagnée d’un défaut. C’était un de ces hommes inoffensifs, malchanceux, auxquels le succès et l’art de plaire semblent à jamais refusés.

Francine lui tendit son dessin, sans savoir s’il avait voulu plaisanter ou parler sérieusement.

« Je ne me suis permis d’y toucher, dit-elle, que parce que je le voyais en danger.

– Quel danger ? »

Le doigt de Francine désignait la mare.

« Si je n’étais pas arrivée à temps, il serait tombé dans l’eau.

– Croyez-vous donc qu’il vaille la peine que vous avez prise ? »

Tout en parlant, ses yeux allaient de l’esquisse au paysage qu’elle représentait, et les coins de sa bouche se relevaient avec une expression moqueuse.

« Madame la Nature, dit-il, je vous demande pardon ! »

Après quoi, il déchira « l’œuvre d’art » en menus morceaux, qu’il lança par la fenêtre.

« C’est dommage ! » dit Francine.

Il vint la rejoindre sur la pelouse qui faisait face au cottage.

« Qu’est-ce qui est dommage ?

– D’avoir déchiré ce joli dessin.

– Ce n’était pas du tout un joli dessin.

– Vous n’êtes guère poli, monsieur. »

Il la regarda avec une sorte de compassion, comme s’il se fût attristé qu’une créature aussi jeune fût si prompte au dépit. Quant à lui, même dans ses accès d’humeur contredisante, il conservait toujours l’accent d’une calme politesse.

« Parlez franchement, miss, reprit-il, je viens d’offenser votre sentiment dominant, l’amour-propre. Vous n’aimez pas qu’on vous dise, même indirectement, que vous n’entendez rien à l’art. Maintenant tout le monde se connaît à tout. La grande passion du monde civilisé, c’est la vanité. Vous pouvez offenser votre meilleur ami sur bien des points de sentiment, et obtenir pourtant votre pardon ; mais si par malheur, il vous arrive de froisser son amour-propre, la brouille amenée entre vous par cette inadvertance durera jusqu’à la fin de vos jours. Excusez-moi de vous faire partager le bénéfice de mon expérience. C’est la forme de vanité qui m’est personnelle. Puis-je d’ailleurs vous être utile en quelque façon ? Cherchez-vous l’une de ces demoiselles ? »

Quand il parla de « ces demoiselles », Francine sentit s’éveiller en elle une sorte d’intérêt, elle s’informa s’il faisait partie de la pension.

Ses lèvres se relevèrent de nouveau avec leur pli ironique.

« Je suis un des maîtres, dit-il. Allez-vous également appartenir à la pension ? »

Francine inclina la tête avec un mélange de gravité et de condescendance destiné à le retenir à sa place.

Loin d’accepter cette leçon tacite, il se permit de nouvelles libertés.

« Aurez-vous le malheur de devenir une de mes élèves ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas qui vous êtes.

– Vous ne serez guère plus avancée quand vous le saurez. Je m’appelle Alban Morris.

– Je veux dire, reprit Francine, que je ne sais pas ce que vous enseignez. »

Alban Morris indiqua du geste les fragments épars de son croquis d’après nature.

« Je suis un méchant artiste, répliqua-t-il. Quelques méchants artistes deviennent membres de l’Académie royale. D’autres se mettent à boire. D’autres attrapent une pension. D’autres enfin – je suis de ceux-là – trouvent un refuge dans l’enseignement. Ici le dessin est un extra. Voulez-vous un bon conseil ? Ménagez la bourse de votre excellent père. Dites que vous n’avez pas envie d’apprendre à dessiner. »

Il paraissait si convaincu que Francine éclata de rire.

« Vous êtes un original, dit-elle.

– Vous vous trompez encore, miss, je suis un homme malheureux. »

Les rides du visage d’Alban se creusèrent, la flamme ironique de son regard s’éteignit. Il se retourna du côté de la maison pour y prendre une pipe et une blague à tabac sur le rebord de la fenêtre.

« J’ai perdu mon seul ami l’année dernière, dit-il. Depuis la mort de mon chien, la pipe est la seule compagnie qui me reste. Naturellement, il ne m’est pas permis de jouir de la société de cet excellent camarade en présence des dames. Elles ont leurs goûts particuliers en fait de parfums. Leurs vêtements sont imprégnés de l’odeur fétide du musc. Celle du tabac leur semble intolérable. Permettez-moi de me retirer, en vous remerciant des peines que vous vous êtes données pour sauver mon croquis. »

L’accent avec lequel il exprima sa gratitude piqua Francine.

« J’ai eu tort d’admirer votre dessin, dit-elle, j’ai eu tort de vous croire un original ; ai-je tort une troisième fois en supposant que vous n’aimez pas les femmes ?

– Je regrette d’avoir à reconnaître que vous êtes dans le vrai, répondit gravement Alban Morris.

– N’y a-t-il pas d’exception ? pas une seule exception ? »

Ces mots avaient à peine dépassé ses lèvres qu’elle s’aperçut, à l’expression du visage de son interlocuteur, qu’elle venait de rouvrir une plaie secrète. Ses sourcils noirs se contractèrent et ses yeux perçants lui lancèrent un regard de colère. Cela ne dura qu’une seconde. Levant son chapeau de feutre, il lui fit un profond salut.

« J’ai gardé un point vulnérable, et vous venez de le toucher, dit-il. Bonsoir ! »

Avant qu’elle pût lui répondre, il avait tourné le coin de la maison et disparu dans un bosquet, à l’autre extrémité de la pelouse.

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