Chapitre X Alban chez sir Jervis

Alban, au moment de parler, s’arrêta, hésita et finit par faire une singulière requête :

« Me pardonnerez-vous mon impolitesse, miss Émily ? dit-il. Je vous demande la permission de me promener de long en large tout en causant ? Je suis, de mon naturel, inquiet et agité, et la marche m’est un calmant. »

La figure de la jeune fille s’éclaira pour la première fois d’un sourire.

« Comme cela vous ressemble ! » s’écria-t-elle.

Alban lui jeta un regard étonné et ravi. Elle venait de trahir l’intérêt excité chez elle par l’originalité de son caractère.

« Je n’aurais jamais osé espérer, dit-il, que vous me connaissiez si bien.

– Vous oubliez votre histoire. » répliqua-t-elle gravement.

Il s’était retiré à une des extrémités de la pièce, la moins encombrée de meubles, et, la tête baissée, les mains derrière le dos, il allait et venait d’un pas régulier. Grâce à la force de l’habitude, rien n’était changé dans la tournure de son langage, mais au cours du récit, il parut quelquefois embarrassé. Cela tenait-il au vague de ses souvenirs, ou craignait-il d’en dire trop ?

« Je commence par le commencement, reprit-il. Nous partirons donc, s’il vous plaît, par le chemin de fer, que nous échangerons contre une voiture à un cheval, pour nous arrêter à un village situé dans un trou. C’était l’endroit le plus rapproché de la demeure de sir Jervis, ma destination par conséquent. Je choisis le plus grand des cottages, ou plutôt des huttes, de ce hameau, et j’allai demander à la femme debout sur le seuil si elle pouvait me louer un lit. Elle me crut évidemment ivre ou fou. Je ne perdis pas mon temps à vouloir la persuader. Un enfant dormait dans ses bras. Je commençai par admirer le baby et je finis par faire son portrait. À partir de ce moment, j’étais un membre de la famille, un membre respecté. À côté de la chambre de ces braves gens se trouvait une sorte de niche, où couchait le frère du mari. Ce frère fut renvoyé avec cinq schellings dans la main en guise de consolation, et on m’offrit sa place. J’ai le malheur d’être grand, aussi ai-je dû dormir la tête sur l’oreiller et les pieds en dehors de la fenêtre : une pose aussi agréable que fraîche par les belles nuits d’été. Mais, dès le lendemain, je préparais le piège où sir Jervis devait se laisser choir.

– Un piège ? dit Émily, qui n’était pas sûre d’avoir bien entendu.

– Je suis allé dessiner en plein air, reprit Alban. Y a-t-il un être humain, avec ou sans titre, qui, passant sa vie dans une campagne solitaire, puisse voir un étranger affairé avec une boîte de couleurs et des brosses, sans examiner son travail ? Trois jours se passèrent, et je ne voyais rien venir. Je suis, par bonheur, très patient. Le quatrième jour, j’étais absorbé par une des tâches les plus ardues que nous offre l’art du paysagiste, celle de peindre des nuages d’après nature. Tout à coup, le silence solennel de la plaine fut troublé par une voix d’homme qui parlait, qui croassait plutôt, à côté de moi. – « La pire maladie de l’existence, disait cette voix, est l’exécrable nécessité de prendre de l’exercice. Je déteste perdre mon temps. Je déteste les belles vues, je déteste le grand air, je déteste les poneys. Veux-tu bien marcher, brute ! » Étant trop occupé pour détourner la tête, j’avais cru naturellement que ce gracieux discours s’adressait à un compagnon. Pas du tout ; la voix croassante avait coutume de se parler à elle-même. Une minute après, passait devant moi un vieillard monté sur un poney au poil rude et hérissé.

– Était-ce sir Jervis ?

– Il ressemblait surtout à l’idée qu’on se fait généralement du diable.

– Oh ! monsieur Morris !

– Je vous donne mes impressions pour ce qu’elles valent, miss Émily. Il tenait à la main son chapeau à haute forme, et ses cheveux gris fer se dressaient sur son crâne comme du crin fraîchement cardé ; ses sourcils buissonneux se relevaient sur des tempes, étroites ; ses vilains yeux ronds brillaient d’un éclat méchant ; sa barbe pointue lui cachait le menton ; du cou jusqu’aux chevilles, il était couvert d’un vêtement qui tenait le milieu entre le manteau et la redingote. Pour l’achever, il est boiteux. Je ne doute nullement que sir Jervis ne soit le sosie terrestre de l’aimable personnage que vous savez. « Ah ! un artiste ! Juste l’homme qu’il me faut ! » C’est en ces termes qu’il s’est présenté. Remarquez, je vous prie, que mon amorce avait eu plein succès.

– Lui avez-vous donc plu à première vue ?

– Non, certes ; je ne crois pas que de sa vie il ait ressenti l’ombre de bienveillance pour qui que ce soit.

– Alors, comment vous a-t-il invité à venir chez lui ?

– Ça, c’est la partie amusante de l’histoire. Je me suis fait inviter, tout simplement, en traitant le vieux sauvage avec aussi peu de cérémonie qu’il me traitait moi-même. Il s’était penché sur mon esquisse. – « C’est un métier de fainéant que vous faites là, a-t-il dit. – Vous n’êtes pas le premier ignare qui ait fait cette remarque, » répondis-je. Sur ce mot, il piqua sa bête et partit comme un homme peu habitué à s’entendre parler de la sorte ; mais, après réflexion, il tourna bride et revint près de moi. « Entendez-vous quelque chose à la gravure sur bois ? me dit-il. – Oui. – Et à la gravure à l’eau-forte ? – J’en ai fait plusieurs. – Êtes-vous membre de l’Académie ? – Je suis professeur de dessin dans un pensionnat de jeunes filles. – Quel pensionnat ? – Celui de miss Ladd. – Ah ! diable ! alors vous connaissez la demoiselle qui devait être mon secrétaire ? » Je ne sais trop si cela vous semblera flatteur, mais sir Jervis parut considérer ce fait comme une sorte de référence lui garantissant mon honorabilité. En tout cas, il poursuivit son interrogatoire. « Combien de temps resterez-vous dans le pays ? – Je n’ai rien décidé encore. – Je voudrais vous consulter… Vous m’écoutez ?… – Non, je dessine ». – Il poussa une espèce de cri rauque. Je lui demandai s’il était malade. « Malade ? non, je ris. » – C’était un rire diabolique, composé d’une seule syllabe, non pas un « ah ! ah ! » mais un « ah ! » prolongé. Il devenait plus que jamais une incarnation de l’éminent personnage à qui je persiste à croire qu’il ressemble. « Vous avez une jolie impudence ! me dit-il. Où logez-vous ? » La description de ma niche lui causa un tel ravissement qu’il m’invita sur l’heure à aller m’installer dans sa maison. « Je ne pourrais pas aller vous voir dans une étable à porcs ; il faut donc que vous veniez chez moi. Comment vous appelez-vous ? – Alban Morris ; et vous ? – Jervis Redwood. – Faites vos paquets aussitôt que votre barbouillage sera fini, et venez essayer de mon chenil à moi. Vous l’avez mis là, dans un coin du dessin, c’est bien ça. » Je fis mes paquets et j’essayai de son chenil… »

Alban s’interrompit.

« Je pense que maintenant vous en avez assez de sir Jervis ?

– Mais non, pas du tout, répliqua Émily. Vous vous arrêtez au moment le plus intéressant ; je comptais que vous me feriez pénétrer dans l’intérieur de sir Jervis.

– Et moi, miss Émily, je pensais que vous alliez me parler du British Museum. Cela vous étonne ? La première fois que je suis venu, on m’a dit que vous étiez à la bibliothèque. Vos lectures sont-elles un mystère ?

– Mes lectures ne sont nullement un mystère. Je parcours de vieux journaux, voilà tout.

– De vieux journaux !

– Oui, je consulte les vieux journaux à partir de l’année 1876.

– Ne remontez-vous pas jusqu’à une date antérieure ? dit-il vivement.

– Au contraire, je poursuivrai mes recherches en avant, jusqu’à l’époque actuelle. »

Il devint subitement pâle et voulut cacher son trouble en détournant son visage du côté de la fenêtre. Mais, durant une seconde, l’émotion l’avait emporté chez lui sur le sang-froid et la jeune fille s’en aperçut.

« Qu’ai-je donc dit qui ait pu vous effrayer ? » demanda-t-elle.

Il s’efforça de prendre un ton de galanterie enjouée.

« Votre empire sur moi a lui-même ses limites, dit-il ; quoi que vous fassiez, vous ne m’effrayerez jamais. Vos recherches dans les vieux papiers ont-elles en vue un objet particulier ?

– Sans doute.

– Peut-on savoir lequel ?

– Puis-je savoir, moi, ce qui vous a troublé ainsi ? » dit-elle d’un ton sec.

Il reprit sa marche, puis s’arrêta brusquement devant elle.

« Ne soyez pas dure envers moi ; je vous aime tant !… Pardon ! je voulais dire qu’il m’est douloureux d’avoir un secret pour vous. Si, en ce moment, il m’était permis de vous ouvrir mon cœur, je serais un homme plus heureux que je ne le suis. »

Elle fut touchée par la sincérité de son accent.

« Je ne vous importunerai plus de mes questions, dit-elle avec douceur. Je n’insisterai même pas pour savoir comment vous vous êtes tiré d’affaire chez sir Jervis. »

Il saisit avec empressement le moyen ainsi offert de lui témoigner sa gratitude.

« Je suis prêt à vous répondre sur mon séjour chez le baronnet. Dites-moi seulement ce qui vous intéresse. »

Elle répondit, non sans quelque hésitation :

« J’aimerais à être au courant de ce qui s’est passé lorsque vous avez vu mistress Rook. »

À la surprise, aussi bien qu’à la grande satisfaction d’Émily, il accéda immédiatement à ce désir.

« Nous nous sommes rencontrés, reprit-il, dès le premier soir de mon arrivée dans la maison. Sir Jervis m’avait conduit dans la salle à manger, où miss Redwood se tenait assise, un gros chat noir sur les genoux. Plus âgée, plus grande, plus anguleuse que son frère, avec des yeux de pierre et une peau de parchemin, on eût dit, – passez-moi cette apparente contradiction, – un cadavre vivant. On me présenta, et le cadavre donna signe de vie. Les derniers vestiges d’une bonne éducation reparurent dans son salut et dans son sourire. Mais je vous reparlerai plus longuement de miss Redwood. Sir Jervis me parut décidé à me faire payer son hospitalité par des consultations professionnelles. Il voulut tout d’abord s’assumer si les artistes qui illustrent son merveilleux ouvrage ne lui volaient pas son argent, soit par des prix excessifs, soit en lui fournissant du mauvais travail. Mistress Rook fut expédiée dans son cabinet à la recherche des gravures. Vous rappelez-vous son air pétrifié lorsqu’elle lut la date inscrite sur le médaillon ? Ma vue eut le même effet sur elle. Je la saluai poliment, mais ma politesse la trouva aveugle et sourde. Son maître lui arracha les illustrations des mains en lui ordonnant de sortir. Elle resta immobile comme une borne, les yeux largement dilatés. « Elle ne m’entend seulement pas ! » dit le baronnet. Et, s’adressant à sa sœur : « Essayez de la sonnette, » dit-il. Miss Redwood prit une belle vieille sonnette de bronze posée sur la table à côté d’elle et l’agita. À ce son aigu, mistress Rook porta la main à sa tête, du geste de quelqu’un qui vient d’y recevoir un coup, fit volte-face et sortit enfin. « Il n’y a que ma sœur qui puisse venir à bout de Rook, dit sir Jervis. Rook est timbrée ! » Miss Redwood ne parut pas être de cet avis. « Non, non ! » dit-elle. – Un monosyllabe pour toute réponse, mais un monosyllabe qui contenait un volume de contradictions. Sir Jervis me lança un coup d’œil malin, signifiant, j’imagine, que, selon lui, la maîtresse n’était pas moins timbrée que la domestique. Puis on servit le dîner. Mon attention alors se reporta sur le mari de mistress Rook.

– Comment est-il ? demanda Émily.

– Réellement je ne saurais le dire : c’est un de ces individus insignifiants qu’on ne regarde jamais deux fois. Ses vêtements sont fripés, sa tête chauve et ses mains tremblantes. C’est tout ce que je me rappelle de lui. On servit à sir Jervis et à moi du poisson salé, du mouton et du chevreau. Miss Redwood prit du bouillon froid, dans lequel M. Rook versa un grand verre de rhum. « Elle n’a plus d’estomac, m’expliqua son frère ; les aliments chauds lui ressortent du gosier dix minutes après y être entrés ; elle ne vit que de cette abominable mixture qu’elle appelle du bouillon au grog. » Miss Redwood avalait son élixir par petites gorgées, tout en me regardant avec un intérêt dont j’eusse été fort en peine de donner la raison. Le dîner fini, elle agita de nouveau l’antique clochette, et le vieux domestique reparut. Elle prit le bras du M. Rook pour s’éloigner, mais elle s’arrêta lorsqu’elle passa devant moi. « Monsieur, venez, s’il vous plait, me trouver dans ma chambre, demain, vers deux heures. » Sir Jervis intervint encore. « Le matin elle est en compote (il ne désignait sa sœur que par le mot elle)… elle ne réussit à se requinquer un peu que vers le milieu de la journée. Le fait est que la mort l’a oubliée. » – Il alluma sa pipe et se mit à méditer sur les hiéroglyphes trouvés dans les ruines du Yucatan. J’allumai moi-même ma pipe et lus le seul livre que j’avais pu dénicher dans la salle, de lugubres récits de naufrages et de désastres maritimes. Quand la pièce fut bien pleine de fumée de tabac, nous nous endormîmes sur nos chaises. Comme ce sommeil n’avait rien de confortable, le réveil ne tarda pas, et chacun alla se mettre au lit. Voilà le rapport véridique de ma première soirée à Redwood Hall.

– Poursuivez, je vous prie, dit Émily. Miss Redwood m’intéresse. Naturellement vous avez été exact à son rendez-vous ?

– Je m’y rendis de fort mauvaise humeur. Encouragé par une appréciation favorable des gravures soumises à mon jugement, sir Jervis avait résolu de m’utiliser d’une autre manière. « Vous n’avez rien de pressant à faire, me dit-il ; si vous nettoyiez mes tableaux ?… » Je lui jetai mon regard le plus noir, ce fut toute ma réponse. Mon entrevue avec sa sœur devait être pour ma patience une épreuve non moins pénible, quoique d’un genre différent. Dès mon entrée dans son appartement, sans l’ombre de préliminaires, miss Redwood m’apprit pourquoi elle m’avait fait venir. Elle parle d’une voix remarquablement forte pour une femme de cet âge, et d’un ton lent et emphatique : « Monsieur, dit-elle, je vais solliciter une faveur : je vous prie de me raconter ce qu’a fait mistress Rook. » J’étais si parfaitement abasourdi que je la regardai d’un air idiot. Elle poursuivit impitoyablement : « J’ai soupçonné mistress Rook, monsieur, avant qu’elle fût restée une semaine à mon service. Cette femme a des souvenirs qui la terrifient. » Jugez de mon étonnement en voyant que les idées de miss Redwood à ce sujet concordaient si bien avec les miennes. Comme je me taisais, la vieille dame devint plus explicite, mais en conservant toujours dans son langage les formules un peu raides de la courtoisie d’autrefois. « Nous avions décidé, monsieur, que Rook et sa femme occuperaient la chambre à coucher voisine de la mienne, au cas où je me trouverais indisposé pendant la nuit. Mistress Rook, après avoir regardé la simple porte qui sépare les deux pièces, s’informa si je verrais un inconvénient à ce qu’elle s’installât ailleurs. C’est singulier, c’est singulier ! Je vous en prie, monsieur, asseyez-vous, et veuillez me dire quel crime mistress Rook peut bien avoir commis : est-ce un vol ou un meurtre ? »

– Quelle terrible vieille ! s’écria Émily. Que lui avez-vous répondu ?

– Je lui ai déclaré fort sincèrement que je ne savais rien des secrets de mistress Rook ; sur quoi l’humeur de miss Redwood prit une tournure sarcastique. « Permettez-moi de vous demander, monsieur, si vous étiez aveugle quand notre femme de charge s’est trouvée à l’improviste en face de vous ? – Sir Jervis croit mistress Rook timbrée, dis-je. – Vous défiez-vous de moi, monsieur ? – Nullement, mais en vérité, madame, je ne puis vous donner aucun renseignement. » Elle agita sa main osseuse et parcheminée dans la direction de la porte. Je saluai et j’allais sortir, quand elle me rappela. « Jadis, monsieur, les vieilles femmes avaient coutume de prophétiser. Je vais à mon tour hasarder une prédiction. Vous êtes cause que nous serons privés des services de M. et mistress Rook. Si vous voulez bien rester ici encore un ou deux jours, vous verrez que ces gens-là s’en iront. Remarquez bien que c’est la femme qui voudra partir ; lui n’est qu’un zéro. Je vous souhaite le bonjour. » Me croirez-vous, miss Émily, si je vous dis que cette prédiction s’est réalisée ?

– Voulez-vous dire que les Rook ont quitté leur place ?

– Ils seraient certainement partis sur-le-champ si le baronnet n’avait exigé d’eux de lui donner un mois de délai, selon l’usage. Les soupçons de sa sœur ne l’avaient pas effleuré. La conduite de la femme de charge prouvait simplement, à l’entendre, qu’elle était timbrée. « Une excellente domestique à part ce léger défaut, me dit-il. Vous verrez que je saurai la remettre dans son bon sens. » Mes réflexions personnelles étaient fort différentes. Je n’avais pas à observer mistress Rook, elle trahissait d’elle-même son angoisse ; ma présence seule la faisait fuir. »

Émily, selon sa promesse, ne voulait pas troubler Alban par ses questions, mais involontairement son imagination travaillait.

De quoi soupçonnait-il mistress Rook ? Quand sa méfiance s’était éveillée pour la première fois, est-ce qu’il pensait à son père ?

Alban poursuivit :

« Maintenant, il s’agissait de savoir si, en restant l’hôte de sir Jervis, je pouvais espérer de nouvelles découvertes. Le but de mon voyage était atteint, et je ne me sentais aucune inclination pour l’emploi honorifique de nettoyeur de tableaux. Miss Redwood m’aida à sortir d’incertitude. Elle m’envoya chercher de nouveau. La réalisation de sa prophétie l’avait enchantée. Elle me demanda, avec une ironique modestie, si je comptais leur accorder plus longtemps le plaisir de me garder sous leur toit, après l’émotion que j’avais causée. Je lui répondis que mon intention était de partir le lendemain matin par le premier train. « Cela vous arrangerait-il de vous en aller fort loin d’ici ? » J’avais mes raisons pour aller à Londres et je lui en fis part. « Voulez-vous répéter cela à mon frère quand nous nous mettrons à table ? dit-elle. Et auriez-vous l’obligeance d’ajouter que vous n’avez pas l’intention de jamais revenir dans le Nord ? Comme d’habitude, je prendrai le bras de mistress Rook pour descendre les escaliers, et je ferai en sorte qu’elle ne perde aucune de vos paroles. Je ne veux pas faire une nouvelle prédiction ; j’insinuerai simplement que je sais déjà ce qui va arriver, et je serai charmée, monsieur, que vous puissiez constater de vos propres yeux la justesse de mes prévisions. » Est-il besoin d’ajouter que cette étrange vieille avait, cette fois encore, deviné juste ? Et maintenant, miss Émily, ne serez-vous pas de mon avis si je dis que mon voyage dans le Northumberland n’a pas été inutile ? »

Émily dut non sans peine réprimer son envie de faire de nouvelles questions.

Alban disait qu’il avait eu ses raisons pour revenir à Londres ; ne pouvait-on lui demander lesquelles ? Mais non, il aurait lui-même indiqué ses motifs s’ils l’avaient concernée, comme elle le supposait d’abord. Mieux valait donc se taire.

Rien, en effet, n’aurait fait parler Alban si la jeune fille l’avait interrogé.

Ses doutes n’existaient plus : il était dès à présent bien convaincu que mistress Rook avait été la complice du crime commis dans son auberge en 1877. Revenu à Londres pour s’assurer de la réalité de ses soupçons, il les avait vite échangés contre une certitude absolue : le père d’Émily était mort victime d’un assassinat !

Les journaux de l’époque, consultés par Alban au British Museum, contenaient tous les détails du meurtre, imprimés en gros caractères de manière à attirer l’attention. Comment détourner celle d’Émily et soustraire la jeune fille à cette cruelle découverte ?

Émily avait rompu le silence avant qu’il devînt embarrassant.

« Est-ce que vous avez revu mistress Rook le matin de votre départ ? demanda-t-elle.

– Cela n’eût servi à rien, répondit Alban. Elle et son mari ont résolu de rester à Redwood, je saurais donc maintenant où les trouver au besoin. En partant, je n’ai vu que sir Jervis. Il tenait toujours à son idée de faire nettoyer ses tableaux gratis. « Si vous ne pouvez pas vous en charger, ne pourriez-vous montrer à mon secrétaire la façon de s’y prendre ? » Il m’a confié que l’infortunée engagée à votre place était une femme âgée, laide et affligée d’un rhume de cerveau perpétuel. Elle saurait fort bien s’acquitter de cette besogne ; car enfin (la remarque est de lui), ce qu’il y a de bon dans les femmes, c’est qu’on peut les faire travailler plus et à meilleur marché que les hommes. Je déclinai l’offre séduisante d’enseigner à une pauvre femme si enchifrenée l’art de nettoyer les peintures. Me voyant inébranlable, sir Jervis manifesta un vif empressement de me dire adieu. Mais, à la dernière minute, il trouva encore moyen de m’utiliser en me chargeant d’une lettre, il économisait un timbre. Celle qui portait votre adresse était arrivée à l’heure du déjeuner et sir Jervis m’avait dit : « Puisque vous allez à Londres, si vous emportiez mon envoi avec vous ? »

– A-t-il ajouté qu’il y avait une lettre de lui sous l’enveloppe ?

– Non, il m’a remis le pli tout cacheté. »

Émily lui plaça sous les yeux le billet de Jervis.

« Voilà qui vous dira en quoi consiste mon travail au Muséum. »

Il jeta un coup d’œil sur la lettre et offrit avec empressement à Émily de l’aider dans sa tâche.

« Moi aussi, j’ai été autrefois un des travailleurs assidus de la salle de lecture. Laissez-moi partager avec vous la besogne ; cela me fera paraître les vacances moins longues. »

Il avait un si vif désir de la servir qu’il interrompit ses remerciements.

« Prenons chacun une année, dit-il. Vos recherches commenceront à partir de 1876 ?

– Oui.

– Très bien ! Je prendrai l’année suivante. Vous reprendrez l’année d’après, et ainsi de suite.

– Vous êtes bien bon, répondit-elle ; mais je vous prierai de modifier un peu ce plan.

– Comment cela ? dit-il vivement.

– Si vous vouliez bien me laisser les cinq années allant de 76 à 81 et vous charger de cinq autres allant à reculons, vous me feriez grand plaisir. Sir Jervis me demande des extraits des articles publiés par les journaux depuis quarante ans sur les voyages dans l’Amérique centrale, et je me suis permis d’alléger cette lourde tâche. Mais quand je ferai part du résultat à mon patron, j’aimerais à lui dire que j’ai exploré dix années, au lieu de cinq. Voyez-vous quelque obstacle à cet arrangement ? »

Il le repoussa avec obstination, avec une obstination incompréhensible.

« Essayons d’abord, dit-il, de mon plan tel quel. Pendant que vous parcourrez 76, je travaillerai 77. Si, après cet essai, vous préférez toujours votre arrangement, je vous obéirai. Est-ce convenu ? »

La pénétration instinctive de la jeune fille, aidée par l’accent aussi bien que par les paroles de Morris, discernait quelque raison cachée sous cette opiniâtreté. « Cela ne peut guère être convenu tant que je ne vous aurai pas bien compris, dit-elle. Il semblerait que vous ayez, pour procéder de la façon que vous indiquez, des raisons personnelles. »

Elle avait parlé avec sa netteté habituelle, le regard fixé sur les yeux d’Alban. Il fut évidemment déconcerté.

« Qui vous fait faire cette supposition ? dit-il.

– Ce que j’ai expérimenté sur moi-même. Si j’avais en tête quelque dessein arrêté, je m’y obstinerais, comme vous vous y obstinez.

– Cela signifie-t-il, miss Émily, que vous refusez de céder ?

– Non, monsieur Morris. Je ne veux pas vous être désagréable pour vous remercier d’être si obligeant. Je m’en rapporte à vous et je ferai comme il vous plaira. »

Si Alban avait été moins absorbé par le désir d’épargner à Émily la cruelle angoisse qu’il redoutait pour elle, la subite soumission de la jeune fille lui eût inspiré quelque doute sur sa sincérité. Mais il était si heureux d’avoir obtenu d’elle la concession demandée qu’il se hâta, peut-être un peu trop vite, de prendre congé d’elle, tant il craignait de la voir revenir sur sa résolution.

« Vraiment, dit-il, ma visite est déjà d’une inexcusable longueur. Si j’abuse ainsi de votre indulgence, comment pourrais-je espérer me faire recevoir de nouveau ? Nous nous retrouverons demain à la bibliothèque. »

Et il partit sans lui laisser le temps de placer un mot.

Il n’était pas dehors qu’Émily faisait cette réflexion.

« Il y a donc, dans les nouvelles de 77, quelque chose qu’il veut m’empêcher de lire ? »

Quant au moyen de satisfaire sa curiosité, il n’exigeait pas une bien grande invention : rien n’était plus aisé que de se procurer le volume qu’Alban avait accaparé pour lui.

Pendant deux jours, installés devant leurs pupitres, en face l’un de l’autre, Émily et Alban poursuivirent leur tâche insipide.

Le troisième jour, Émily ne vint pas.

Était-elle malade ?

Pas le moins du monde. Elle était dans une bibliothèque de la Cité, où elle compulsait avec ardeur la série des numéros du Times pour l’année 1877.

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