Chapitre XVII Lady Doris

L’entrée de miss Ladd, arrivant plus tôt qu’on ne pensait, interrompit les deux jeunes filles. La bonne dame avait un peu précipité ses affaires afin de pouvoir passer le reste de la journée avec son élève favorite.

En toute circonstance, l’accueil d’Émily pour elle aurait été certainement affectueux ; mais il le fut plus encore parce que la présence d’un tiers lui apportait un réel soulagement : il lui semblait trouver près de l’excellente institutrice un refuge contre Francine.

Au moment du départ, miss Ladd renouvela ses instances pour engager Émily à venir à Brighton.

« Dernièrement, ma chère, vous m’avez refusé sous je ne sais quel prétexte ; je ne veux plus rien entendre, si vous ne pouvez pas partir aujourd’hui, venez demain. »

Elle ajouta en baissant la voix :

« Autrement, je croirai que vous êtes comme Francine et que vous avez pour moi de l’antipathie. »

C’était là un argument auquel on ne pouvait guère résister ; il fut donc convenu qu’Émily partirait pour Brighton le lendemain.

Une fois seule, sa pensée se serait sans doute reportée à mistress Ellmother ou à la singulière allusion de Francine sur son genre de vie aux Indes occidentales, si on ne lui avait apporté deux lettres. L’écriture de l’une lui était inconnue. Elle l’ouvrit la première.

C’était une réponse de mistress Rook aux excuses qu’Émily avait absolument voulu lui faire. Heureusement pour la jeune fille, les conseils d’Alban Morris n’avaient pas été tout à fait perdus. La lettre écrite par elle après leur conversation était aimable, mais très brève.

La réplique de mistress Rook offrait un mélange de chagrin et de gratitude. La gratitude s’adressait à Émily, naturellement. Le chagrin avait pour objet « son excellent maître ». Sir Jervis déclinait rapidement. Le médecin appelé à son chevet ne manifestait aucune surprise de ce triste état de choses :

« Mon client, qui a plus de soixante-dix ans, disait le docteur, passe une grande partie des nuits à écrire ; il refuse de prendre de l’exercice tant que le mal de tête ou les étourdissements ne le contraignent pas de vive force à chercher le grand air. La maladie résulte nécessairement de ce mépris de l’hygiène ; elle ne peut aboutir qu’à la paralysie ou à la mort. »

Après avoir mentionné cette opinion alarmante, mistress Rook glissait de sa respectueuse affection pour son maître au souci légitime de ses intérêts personnels. Il serait bien pénible, pour son mari comme pour elle, de se trouver de nouveau sur le pavé. Si le hasard de la destinée les conduisait à Londres, « la bonne miss Émily voudrait-elle lui accorder l’honneur d’une entrevue et quelques bons conseils » ?

« Elle pourrait bien faire de votre lettre tel usage que vous auriez sujet de regretter. »

Émily se rappela-t-elle cet avertissement de Morris ? Pas le moins du monde. La réponse de mistress Rook la confirmait dans sa première opinion. Elle résolut seulement d’écrire sur-le-champ à Morris : ne fallait-il pas prévenir ce fidèle ami, qui travaillait encore pour elle à la bibliothèque, de la maladie de sir Jervis ? Alors même que le vieillard survivrait, ses travaux littéraires n’en seraient pas moins interrompus et il était présumable que l’emploi de la jeune fille serait supprimé.

Bien que l’adresse de la seconde lettre fût de la main de Cécilia, Émily attendit pour l’ouvrir que son propre billet à Morris fût rédigé.

« Il viendra demain, pensait-elle, et nous nous ferons des excuses mutuelles. Je regretterai de m’être mise en colère contre lui et il conviendra qu’il s’était mépris sur le compte de mistress Rook. Après quoi nous serons meilleurs amis que jamais. »

C’est dans cette heureuse disposition d’esprit qu’elle revint à la lettre de Cécilia, qui, d’un bout à l’autre, ne contenait que de bonnes nouvelles. La guérison de la sœur malade avait fait de si rapides progrès, que les voyageurs comptaient reprendre le chemin de l’Angleterre dans le courant de la quinzaine.

« Mon seul regret, ajoutait Cécilia, est qu’il faille me séparer de lady Doris. Elle s’en va à Gènes s’embarquer avec son mari sur le yacht de lord Janeaway pour parcourir la Méditerranée. Quand nous en aurons fini avec le triste mot adieu, quelle hâte j’aurai d’aller vous retrouver ! Ma chérie, vos allusions à votre vie solitaire sont si tristes que j’ai brûlé vos lettres ; cela me brisait le cœur de les relire. Une fois que nous serons à Londres, il n’y aura plus de solitude pour mon amie. Papa doit être délivré de tous ses travaux parlementaires vers le mois d’août et il m’a promis de remplir la maison d’invités plus aimables les uns que les autres, à seule fin de vous distraire.

» Et savez-vous qui je compte déjà au nombre de ces hôtes ? Il est célèbre, il est fascinant, il mérite d’occuper une ligne à lui tout seul. C’est…

» Le révérend Miles Mirabel !

» Lady Doris a découvert que le presbytère de campagne où va s’enfouir ce brillant clergyman n’est qu’à douze milles de chez nous. Dès lors elle s’est empressée d’écrire à M. Mirabel pour me présenter et lui indiquer la date de notre retour. Je pense que le charmant prédicateur pourra jeter un vif intérêt dans notre vie : par exemple, nous pourrions nous éprendre toutes deux de lui, ce qui serait très émouvant.

» Y a-t-il quelqu’un, de par le monde, chère Émily, que vous aimeriez voir et que je puisse inviter ? Aurons-nous M. Alban Morris ? Maintenant que je sais comme il s’est montré dévoué pour vous, votre opinion sur lui est devenue la mienne.

» Votre lettre parle d’un certain docteur. Quel homme est-ce ? Pensez-vous qu’il me laisserait manger de la pâtisserie s’il devenait également des nôtres ? Je me sens si hospitalière (en votre honneur), que j’inviterais n’importe qui pour peu qu’il possédât le don de vous égayer. Si vous le souhaitez, je ferai venir miss Ladd, escortée de sa bande d’élèves !

» Quant à la question amusements, ne vous en inquiétez pas.

» Il est déjà convenu avec papa que nous aurons une petite sauterie tous les soirs, excepté les jours où, pour changer, nous préférerons un concert. Pas de lever matinal, pas d’heure fixe pour le déjeuner ; tout ce qu’on pourra imaginer d’exquis à dîner ; et, comme couronnement de ces délices, votre chambre à côté de la mienne, afin que nous puissions bavarder en paix la nuit. Que dites-vous, ma chère, de ce programme ?

» Encore une nouvelle, et j’aurai fini.

» Figurez-vous que je viens d’être demandée en mariage. Par qui ? Par un jeune gentleman qui est mon vis-à-vis à table d’hôte.

» Quand je vous aurai dit qu’il a les cils blancs, les mains rouges et les dents de devant si saillantes qu’il lui est impossible de fermer la bouche, il sera inutile d’ajouter que je l’ai refusé. Depuis ce refus trop mérité, cet être vindicatif me dénigre de la façon la plus révoltante ; L’autre soir, je l’ai entendu qui disait à un de ses amis, précisément sous ma fenêtre : « Gardez-vous d’elle, mon cher, c’est une créature absolument dépourvue de cœur. » L’ami a pris mon parti : « Je ne suis pas de votre avis, je la crois au contraire très bonne et très sensible. – Quelle bêtise ! a repris le calomniateur, elle mange trop pour sentir autrement que par l’estomac. »

» Que dites-vous du personnage ? Peut-on prendre plus vilainement avantage de son poste avancé de vis-à-vis durant le dîner ?

» Adieu, mon amour, nous allons bientôt nous revoir et savourer le bonheur d’être ensemble. »

Émily baisa tendrement la signature de Cécilia. À ce moment surtout, son amie absente faisait un si frappant, si consolant contraste avec Francine !

Avant de mettre la lettre de côté, elle relut le passage qui racontait la présentation de Cécilia à M. Mirabel par l’intermédiaire de lady Doris.

« Ce M. Mirabel, dont elles semblent toutes engouées, pensait-elle, ne m’inspire pas l’ombre d’intérêt, je ne me sens pas même la curiosité de le voir. »

Elle venait de placer la lettre dans son pupitre quand le timbre annonça un visiteur.

C’était le docteur Allday.

« Vous avez un malade qui vous attend avec impatience ? demanda Émily ; pas une minute à perdre, n’est-ce pas ?

– Non, répondit le médecin ; j’ai un peu de temps à moi. Avez-vous des nouvelles de mistress Ellmother ?

– Oui.

– Est-ce que, par hasard, vous lui auriez écrit ?

– J’ai fait mieux que cela, docteur, je l’ai reçue ce matin même.

– Et, naturellement, vous avez consenti à lui servir de caution ?

– Comme vous me connaissez bien ! »

Le docteur Allday était philosophe, il ne se fâcha point.

« C’est ce que j’aurais dû attendre, dit-il. C’est l’éternelle histoire de la pomme d’Ève. Défendez à une femme de faire n’importe quoi, et elle le fait, simplement parce que cela lui est défendu. J’essayerai d’une méthode différente avec vous, miss Émily.

– Laquelle ?

– Puis-je vous adresser une prière ?

– Certainement.

– Alors, ma chère, écrivez à mistress Rook ! Je vous le demande instamment, vous entendez ? Écrivez à mistress Rook ! »

Émily devint tout à coup sérieuse. Sans paraître remarquer la tournure moqueuse du langage du docteur, elle attendit en silence qu’il voulût bien s’expliquer.

De son côté, le docteur ne faisait pas mine de s’apercevoir du changement significatif des manières d’Émily, et il poursuivit avec la même bonhomie malicieuse :

« M. Morris et moi, nous avons longuement causé de vous, ma chère. M. Morris est un homme fort remarquable. Je vous le recommande comme amoureux. Je l’appuie aussi dans l’affaire Rook… Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ? Vous voilà rouge comme une pivoine. Encore un petit accès de colère, hein ?

– Dites un grand ! répliqua Émily. Qu’est-ce que c’est que ce prétendu dévouement qui intrigue et complote contre mes sentiments et mes idées ? Oh ! cet Alban Morris, comme il m’a trompée !

– Oh ! comme vous connaissez peu le meilleur ami que vous ayez jamais eu ! répliqua le docteur sur le même ton qu’elle. Les femmes se ressemblent toutes ; elles ne comprennent que l’homme qui les flatte. Me ferez-vous le plaisir d’écrire à mistress Rook ? »

Émily voulut battre le docteur avec ses propres armes.

« Votre aimable plaisanterie vient trop tard, dit-elle. Voilà la réponse de mistress Rook, lisez-la, et… »

La jeune fille s’arrêta court : même irritée, elle était incapable d’ingratitude envers l’ami des mauvais jours.

« Je ne vous dirai pas à vous, reprit-elle, ce que je pourrais dire à tout autre.

– Voulez-vous que je le dise pour vous ? repartit l’incorrigible docteur. « Lisez et rougissez de vous-même. » Voilà ce que vous pensiez, n’est-ce pas ? Je ferais tout au monde pour vous plaire, ma chère enfant. Je vais lire. »

Il mit ses lunettes, parcourut la lettre et la rendit à Émily sans qu’un muscle de son visage impassible eût bougé.

« Comment trouvez-vous mes lunettes neuves ? dit-il en les tirant gravement de dessus son nez. Dans le cours d’une expérience de trente années, j’ai eu trois clients reconnaissants : c’est un cadeau du troisième. » Émily n’était pas d’humeur à rire et ce fut d’un geste péremptoire que son index désigna la lettre de mistress Rook :

« Que pensez-vous de cette lettre ? » dit-elle.

Les pensées du docteur exigeaient peu de mots pour s’exprimer.

« C’est de la blague ! » fit-il. Sur quoi, il prit son chapeau, fit de la tête un signe affectueux à Émily, et sortit vivement pour aller rejoindre les pouls fiévreux qui attendaient qu’on vînt les palper.

Share on Twitter Share on Facebook