Chapitre IV Miss Jethro

Quinze jours après la disparition de mistress Ellmother et le renvoi de mistress Mosey, le ponctuel docteur Allday entrait dans son cabinet de consultation à l’heure précise où il avait coutume de recevoir ses clients.

Un froncement passager de ses sourcils, accompagné d’un geste d’impatience, semblait indiquer quelque trouble dans l’humeur, d’ordinaire si placide, du digne homme. De fait, il ne jouissait pas de son habituelle sérénité. Lui, le vieux docteur, cuirassé de froideur et d’indifférence, il subissait le charme qui avait dominé avant lui des êtres aussi dissemblables qu’Alban Morris, Cécilia Wyvil et Francine de Sor : il pensait à Émily.

Un coup de sonnette annonça l’arrivée du premier client.

Le domestique introduisit une dame de taille élevée, vêtue de noir avec une sombre élégance. Des traits d’un type juif prononcé, beaux et majestueux encore quoique fatigués, se distinguaient facilement sous son voile. Elle marchait avec beaucoup de grâce et de dignité, et elle expliqua le but de sa visite au médecin avec toute l’aisance d’une femme du monde.

« Je viens, monsieur, vous demander une consultation ; j’ai certains troubles au cœur. Je vous suis adressée par une personne qui s’est trouvée fort bien de vos bons avis. »

Elle posa une carte sur le bureau du docteur, en ajoutant :

« Je connais cette dame parce que je suis une de ses locataires. »

Le docteur reconnut le nom et posa les questions d’usage. Après un examen attentif, il en vint à une conclusion favorable.

« Je puis vous assurer dès maintenant, dit-il, qu’il n’y a pas de motif de vous alarmer au sujet des troubles au cœur.

– Je ne me suis jamais alarmée, répondit-elle paisiblement. Une mort subite est une mort très douce ; quand on a ses affaires en ordre, il ne me semble pas qu’on en puisse souhaiter d’autre. Ce que je tenais à savoir, c’est s’il était urgent que j’eusse à penser aux miennes, si insignifiantes qu’elles soient. Ainsi donc, vous pensez que je n’ai rien au cœur ?

– Je n’ai pas dit cela, repartit le docteur. Les battements sont très faibles. Prenez la potion que je vais vous prescrire ; faites un peu plus attention à ce que vous mangez et buvez qu’il n’est d’usage aux dames de le faire ; ne montez pas les escaliers rapidement, ne vous fatiguez pas par un exercice violent, et vous pourrez vivre fort âgée.

– Dieu m’en préserve ! » dit la dame.

Elle s’était détournée et regardait du côté de la fenêtre avec un sourire amer.

Le docteur Allday rédigeait son ordonnance.

« Pensez-vous faire un long séjour à Londres ? demanda-t-il quand il eut fini.

– Je ne suis ici que pour fort peu de temps. Faudra-t-il que je revienne ?

– Oui, une fois encore avant votre départ, si cela vous est possible. Quel nom mettrai-je sur l’ordonnance ?

– Miss Jethro.

– Un nom fort curieux, » dit le docteur.

Le sourire amer de miss Jethro glissa de nouveau sur ses lèvres. Sans paraître avoir entendu la remarque du docteur, elle déposa sur la table le prix de la consultation. Au même instant le valet de pied entrait, une lettre à la main.

« De la part de miss Émily Brown, dit-il, il n’y a pas de réponse. »

Miss Jethro s’apprêtait à sortir. Le domestique tenait poliment ouvert devant elle le battant de la porte.

Elle le congédia d’un geste, revint près de la table et, indiquant la lettre du doigt :

« Pardon, dit-elle, la personne qui vous écrit n’était-elle pas récemment une des élèves du pensionnat de miss Ladd ?

– Elle vient, en effet, de quitter miss Ladd ; êtes-vous de ses amies ?

– Je la connais un peu.

– Ce serait faire acte de bonté envers la pauvre enfant que de l’aller voir ; elle n’a pas un ami à Londres.

– Pardon, il y a sa tante.

– Sa tante est morte depuis huit jours.

– N’avait-elle pas d’autres parents ?

– Pas un seul. Sa situation est assez mélancolique, n’est-il pas vrai ? cette pauvre petite serait absolument abandonnée si je ne lui avais pas envoyé une de mes bonnes. Auriez-vous connu son père ? »

Miss Jethro laissa cette question sans réponse.

« La jeune fille a-t-elle donc renvoyé les domestiques de sa tante ? demanda-t-elle.

– Sa tante ne gardait qu’une seule servante, madame, et cette femme a dispensé Émily du souci de la renvoyer. »

Il raconta brièvement en quelles circonstances mistress Ellmother avait quitté son service.

« Je ne peux pas m’expliquer une telle lubie, dit-il en guise de conclusion ; et vous ?

– Qui vous fait supposer, monsieur, que je puisse vous renseigner sur ce point ? Je n’ai jamais vu cette servante, et sa maîtresse m’était étrangère. »

À l’âge du docteur Allday, on ne se laisse pas facilement déconcerter, même par les airs hautains d’une belle personne.

« Je pensais que vous aviez connu le père d’Émily, » reprit-il avec flegme.

Miss Jethro se leva.

« Je ne veux pas abuser de votre temps précieux, dit-elle en saluant.

– Veuillez m’accorder encore une minute, » dit le docteur.

Toujours aussi calme, il pesa sur le timbre :

« Y a-t-il des malades dans le salon d’attente ? demanda-t-il au domestique.

– Non, monsieur.

– Vous voyez, reprit-il, que j’ai du temps de reste. Le fait est que je m’intéresse fort à cette pauvre petite fille, et il me semblait…

– S’il vous semblait que je m’y intéresse également, vous aviez parfaitement raison, interrompit miss Jethro. J’ai connu son père, ajouta-t-elle brusquement.

– En ce cas, vous allez me donner le conseil dont j’ai besoin… Ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

Elle reprit sa chaise en silence. Les mouvements irréguliers qui agitaient le voile dont sa figure était enveloppée indiquaient qu’elle respirait avec peine. Le docteur l’observait attentivement.

« Laissez-moi ajouter quelque chose à mon ordonnance, dit-il tout à coup. Vos nerfs, reprit-il, après avoir écrit sa prescription, sont plus malades que je ne le croyais d’abord. À ma connaissance, la maladie la plus difficile à guérir, c’est, l’inquiétude. »

L’allusion était claire, mais elle sembla perdue pour miss Jethro. Quels que fussent ses chagrins intimes, elle ne paraissait avoir aucune intention de faire de son médecin son confident.

Repliant méthodiquement l’ordonnance, miss Jethro rappela au docteur Allday qu’il voulait lui demander un conseil.

« En quoi pourrais-je vous servir ? dit-elle.

– Je crains bien, reprit-il, d’abuser de votre patience si je réponds franchement à cette question. »

Ayant donné cet avertissement en guise de préface, le docteur se mit à raconter la scène dont le cottage avait été le théâtre durant le bref séjour de mistress Mosey.

« Pour rendre justice à cette dinde, je dois dire qu’en quittant Émily, elle est venue me faire sa confession. Naturellement je suis allé trouver la pauvre petite, et, après avoir examiné sa tante, je n’ai eu garde de la laisser seule. Mais quand je suis revenu chez moi le lendemain matin, qui croyez-vous que j’aie trouvé à ma porte ? Mistress Ellmother ! »

Il s’arrêta, pensant que miss Jethro ne pourrait manquer de manifester quelque surprise : pas une exclamation, pas un mot ne sortit de ses lèvres.

« Mistress Ellmother venait chercher des nouvelles de sa maîtresse, poursuivit le narrateur désappointé. Tous les jours, tant que miss Létitia vécut, elle est venue m’adresser la même question, sans jamais daigner expliquer sa conduite. Le jour des funérailles, elle était à l’église en grand deuil et pleurait amèrement, je puis l’attester. Mais, aussitôt la cérémonie terminée, croiriez-vous qu’elle s’est glissée dehors, sans que miss Émily ou moi puissions lui dire un mot ? Depuis cette époque, nous ne l’avons pas revue et nous n’avons plus entendu parler d’elle. »

Il s’interrompit de nouveau. La dame l’écoutait toujours silencieusement sans faire une seule remarque.

« Qu’est-ce que vous pensez de ceci ? demanda brusquement le docteur.

– J’attends, répondit miss Jethro.

– Vous attendez quoi ?

– Je ne sais pas encore à quel propos mes conseils pourraient vous être utiles. »

Les observations que, dans le cours de sa vie médicale, le docteur avait pu faire sur l’humanité l’avaient amené à conclure que les femmes sont volontiers imprudentes et accordent trop facilement leur confiance au premier venu. Il rangea dès lors miss Jethro parmi les plus remarquables exceptions à cette règle.

« Vos conseils, reprit-il, me seraient fort utiles pour guider actuellement Émily. Hier elle m’a annoncé qu’elle se sentait assez forte pour examiner les papiers laissés par sa tante. »

Miss Jethro tourna rapidement sur sa chaise et regarda le docteur bien en face.

« Il me semble que vous commencez à vous sentir intéressée ? » fit-il avec un sourire.

Il n’y eut de la part de son interlocutrice ni assentiment, ni dénégation.

« Continuez, dit-elle.

– Naturellement je ne saurais lire dans votre pensée ; quant à moi, je redoute les découvertes possibles et j’ai grande envie d’engager Émily à confier l’examen de ces papiers au notaire de sa tante. Dans ce que vous savez de M. Brown, n’y a-t-il rien qui me donne raison ?

– Avant que je vous réponde, dit miss Jethro, il serait bon de laisser parler la jeune fille elle-même.

– Comment cela ? »

Miss Jethro montra l’enveloppe restée intacte sur le bureau.

« Voyez, dit-elle, vous n’avez pas encore ouvert la lettre de miss Émily. »

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