Chapitre II Miss Létitia

Émily avait enfin pénétré dans la chambre, dont la porte se referma aussitôt sur elle. Pendant une minute encore, on entendit le pas lourd de mistress Ellmother le long du corridor et de l’escalier de la cuisine, puis le bruit d’une porte jetée avec violence, et ce fut tout. Un calme absolu régnait dans toute la frêle construction.

La lumière incertaine d’une lampe, reléguée dans un coin et abritée par un abat-jour vert, permettait de distinguer le lit entouré de rideaux et à côté une table couverte de verres et de flacons. Sur la cheminée il n’y avait que la pendule, arrêtée pour ménager les nerfs surexcités de la malade. Le parfum de pastilles récemment brûlées alourdissait l’atmosphère.

Au bout de quelques secondes, ce silence parut à l’imagination d’Émily le silence de la mort. Elle s’approcha du lit en tremblant.

« Ne voulez-vous pas me parler, ma tante ?

– C’est vous, Émily ? Qui donc vous a laissée entrer ?

– Vous-même me l’avez permis, ma chérie. Avez-vous soif ? Il y a de la limonade sur la table. Vous en donnerai-je ?

– Non. Quand on ouvre les rideaux, la lumière tombe sur mes pauvres yeux. Pourquoi êtes-vous ici, mon enfant ? Pourquoi n’êtes-vous pas à la pension ?

– Nous sommes en vacances. D’ailleurs j’ai quitté définitivement la pension.

– Définitivement ? »

Miss Létitia répéta ce mot comme pour en comprendre le sens ; peu à peu la mémoire sembla lui revenir.

« Vous deviez prendre un emploi, c’est Cécilia Wyvil qui vous l’a procuré, dit-elle. Ah ! mon amour, que c’est cruel à vous de vous en aller chez un étranger quand vous pourriez vivre avec moi ! »

Elle fit une pause et reprit d’un ton brusque :

« Quel étranger ? Comment s’appelle-t-il ? Oh ! ma tête ! La mort s’en est-elle emparée avant de prendre le reste du corps ?

– Son nom est sir Jervis Redwood.

– Je ne le connais pas. Je ne veux pas le connaître. Croyez-vous qu’il vous enverra chercher ? Je m’y oppose, vous ne partirez pas.

– Ne vous agitez pas, chère tante ; j’ai refusé de partir, je compte rester avec vous. »

Le cerveau enfiévré retenait sa dernière idée.

« Vous a-t-il envoyé chercher ? » reprit-elle d’une voix plus forte.

Émily répondit cette fois en choisissant ses expressions afin de la calmer. Le résultat fut désastreux. La malade non seulement ne s’apaisa point, mais devint méfiante.

« Je ne veux pas être trompée. J’entends savoir tout ce qui se passe. Il vous a envoyé chercher. Qui a-t-il envoyé ?

– Sa femme de charge.

– Son nom ?… »

L’accent de sa voix indiquait une agitation arrivée à son paroxysme.

« Ne savez-vous pas que les noms m’intéressent particulièrement ? s’écria-t-elle ; pourquoi m’irriter ? Qui est-ce ?

– Personne que vous connaissiez et dont vous ayez le moindre souci, ma tante : mistress Rook. »

Cette fois rien ne lui répondit qu’un profond silence.

Émily attendit, hésita et enfin avança une main timide pour écarter les rideaux et jeter un coup d’œil sur sa tante. Son geste fut arrêté court par un grand éclat de rire, cet affreux éclat de rire que l’on entend chez les fous. Il se termina subitement dans un long soupir.

Trop effrayée pour oser regarder, la jeune fille balbutia, sachant à peine ce qu’elle disait :

« Désirez-vous quelque chose, ma tante ? Faut-il que j’appelle ? »

La voix de miss Létitia l’interrompit. Était-ce bien sa voix, ce murmure rapide et indistinct ?

« Mistress Rook ?… Et qu’importe mistress Rook… aussi bien que son mari ? Bony, Bony, vous vous forgez des chimères ! Quel danger y a-t-il que ces gens reparaissent jamais ? Savez-vous à quelle distance est ce village ? À plus d’une centaine de milles, folle que vous êtes. Le coroner ne nous regarde pas. Il restera dans son district, et le jury aussi. Un subterfuge périlleux ?… Je vous dis, moi, que c’est une fraude pieuse. Et j’ai une conscience délicate, un esprit cultivé. Le journal ? Comment notre journal la trouverait-il, je serais curieuse de le savoir ? Pauvre vieille Bony ! Vous m’amusez, ma parole !… »

Le rire lamentable éclata de nouveau pour s’éteindre encore dans un long soupir.

Émily avait passé déjà par plus d’une difficulté dans le cours de sa jeune existence ; mais jamais question plus délicate ne s’était présentée plus inopinément à elle. Après ce qu’elle venait d’entendre, avait-elle le droit de rester dans la chambre de sa tante ?

Trahie par la fièvre, miss Létitia venait de révéler qu’autrefois un mensonge avait été commis par elle, et confié à sa fidèle vieille servante. Mais la révélation n’avait rien de précis, et on ne pourrait assurément accuser Émily d’avoir abusé de sa situation pour surprendre un secret ! La nature du mensonge, les causes qui l’avaient amené, la personne ou les personnes qu’il concernait, tout cela restait pour elle parfaitement mystérieux. Elle avait appris que sa tante connaissait mistress Rook, voilà tout.

Elle n’avait donc jusque-là aucun reproche à se faire ; mais pouvait-elle rester en se promettant de sortir s’il échappait à miss Létitia le moindre mot qui pût affaiblir l’affection et le respect que lui devait sa nièce ? Après quelque hésitation, elle se résolut à rester. Notre conscience dit-elle jamais non quand notre inclination dit oui ? La conscience d’Émily approuva le sentiment qui la portait à ne pas quitter sa tante.

Tout le temps que durèrent ces réflexions, le silence n’avait pas été interrompu. Émily commençait à se sentir inquiète. Se glissant timidement entre les rideaux, elle prit la main de miss Létitia. Le contact de sa peau brûlante la fit tressaillir, et elle se dirigeait déjà du côté de la porte pour appeler la bonne, quand le son d’une voix faible la fit revenir en hâte près du lit.

« Êtes-vous là, Bony ? » demandait la voix.

Létitia redevenait-elle lucide ? Émily essaya d’une réponse simple et nette.

« C’est moi qui suis là, moi, votre nièce ; mais voulez-vous que je fasse venir la domestique ? »

L’esprit de Létitia voyageait bien loin d’Émily.

« Les domestiques ? dit-elle ; tous les domestiques, excepté vous, Bony, ont été renvoyés. Londres est la vraie place qui leur convient. À Londres, pas de voisins curieux, pas de commères bavardes. Enterrez l’horrible vérité à Londres… Vous avez raison sans doute de dire que j’ai l’air tourmentée et défaite. Je hais le mensonge sous toutes ses formes. Pourquoi n’avez-vous pas encore découvert l’adresse de cette vile créature ? Que je la rejoigne seulement et je me charge de faire rougir Sara de son ignominie. »

Le cœur d’Émily accéléra ses battements lorsque ce nom, Sara, éclata tout à coup. Sara, – la jeune fille, ainsi que le reste des pensionnaires, le savait bien, – était le prénom de miss Jethro. Était-ce à l’institutrice disgraciée que sa tante venait de faire allusion ? Elle attendit impatiemment la suite, mais en vain ; le silence se refit morne et absolu.

Dans l’ardeur anxieuse que lui causait cette énigme entrevue, Émily sentit chanceler ses bonnes résolutions. Le désir de faire parler sa tante devint irrésistible. Indignée contre elle-même, elle se leva et fit quelques pas du côté de la porte pour se mettre à l’abri de la tentation. Mais, malgré elle, quelques mots, soufflés par son avide curiosité, lui montèrent aux lèvres, et, les joues pourpres de honte, elle les laissa échapper.

« Sara ? ce n’est là qu’un des noms de cette femme ; son autre nom, vous le connaissez ? »

Le murmure rapide et monotone résonna de nouveau, mais non pour répondre à la question d’Émily. Miss Létitia continuait de suivre le fil embrouillé de sa pensée.

« Non ! non ! il est trop rusé pour vous. Trop rusé pour moi aussi. Il ne laisse pas traîner ses lettres. Il les détruit toutes. Qu’est-ce que j’ai dit ? qu’il était trop rusé pour nous ? C’est faux ! c’est nous qui sommes trop fines pour lui. Qui est-ce qui a trouvé les morceaux de sa lettre dans le panier ? Qui est-ce qui les a recollés ? Ah ! nous le savons ! nous le savons ! Ne lisez pas, Bony. « Chère miss Jethro ! » Ne me lisez pas ça ! « Miss Jethro » dans ses lettres, et « Sara » quand il se parle à lui-même, au fond du jardin. Qui aurait cru cela de lui, si nous ne l’avions pas vu de nos yeux et entendu de nos oreilles ?… »

Il n’y avait plus de doute maintenant sur l’identité de la femme ; mais quel était l’homme dont le souvenir éveillait tant d’amertume ?

Cette fois Émily tint courageusement sa résolution de respecter la faiblesse de sa tante. Le moyen le plus rapide d’appeler à son aide mistress Ellmother était de sonner. Sa main n’avait pas touché le cordon de sonnette qu’un faible cri la faisait accourir près de la malade.

« J’ai bien soif ! soupirait une voix éteinte, bien soif ! »

Émily ouvrit les rideaux, et la lumière de la lampe lui permit de discerner la visière qui protégeait les yeux de miss Létitia, ses joues creuses, ses bras inertes sur la couverture.

« Oh ! tante, ne reconnaissez-vous pas ma voix ? ne me reconnaissez-vous pas ? Laissez-moi vous embrasser, ma chérie ! »

Prières, caresses inutiles ; elle n’obtint d’autre réponse que ces mots répétés d’un ton plaintif : « Bien soif ! bien soif ! »

Émily souleva doucement le pauvre corps torturé et rapprocha le verre des lèvres de la malade qui but la limonade jusqu’à la dernière goutte. Ainsi rafraîchie pour une minute, ayant recouvré un peu de force, elle se remit à parler, entre les bras d’Émily, en s’adressant à la vision que lui présentait son délire.

« Pour l’amour de Dieu, veillez sur vos paroles quand elle vous interrogera. Si elle savait ce que nous savons ! Les hommes n’ont-ils point de honte ? La misérable, la vile créature ! »

Sa voix, qui allait s’affaiblissant par degrés, n’était plus qu’un chuchotement à peine articulé, et les derniers mots qu’elle prononça furent inintelligibles. Peu à peu s’éteignait l’énergie factice communiquée par la fièvre. La malade resta immobile et muette, véritable image de la mort.

Émily l’embrassa encore une fois, la déposa doucement sur ses oreillers ; puis refermant les rideaux, elle alla tirer la sonnette.

Mistress Ellmother ne parut pas. Émily dut sortir pour la chercher.

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