Chapitre V L’Ami est trouvé

Mistress Ellmother passa sa tête dans l’entre-bâillement de la porte.

« Je vous ai prévenue que M. Mirabel reviendrait. Il est là.

– A-t-il demandé à me voir ?

– Si c’est votre désir et votre volonté. Autrement, il ne voudrait pas vous importuner. »

Pendant une seconde, une seconde seulement, Émily hésita.

« Faites entrer, » dit-elle.

Mirabel se présenta d’un air timide et contraint.

Pour la première fois de sa vie, lui, si plein d’aisance et d’assurance devant les femmes, il se sentait tout tremblant. Lui qui avait su répondre à la pression sympathique de centaines de jolies mains, lui, le consolateur attitré des beautés en larmes, il eut conscience qu’il rougissait comme un enfant en saluant silencieusement Émily. Lui, l’éloquent, l’intarissable orateur, il ne trouvait pas un mot à dire.

Et pourtant, – miracle de l’amour sincère, – son embarras n’avait rien de ridicule. Au contraire, ce changement avait quelque chose de touchant. Cet enfant gâté des dévotes, ce favori efféminé des boudoirs et des salons reprenait une apparence virile, et Émily ne pouvait que lui savoir gré d’une transformation dont elle était la cause.

Tous deux eurent quelque peine à se remettre. Ce fut lui qui retrouva le premier la parole.

« Avez-vous vu miss Wyvil ?

– Elle était ici hier soir et j’espère qu’elle reviendra avant de partir avec son père pour Monksmoor. Les y suivrez-vous ?

– Oui, si vous devez y aller aussi.

– Oh ! je reste à Londres, moi.

– En ce cas, je resterai à Londres. »

La passion, d’abord refoulée, éclatait malgré tout ; le beau diseur aux paroles dorées trouva les paroles les plus simples, et qu’Émily sentait les plus vraies ! pour exprimer le sentiment profond qui était en lui.

« Voulez-vous bien, lui dit-il, que je vous ouvre tout mon cœur ?

– Parlez, mais…

– Oh ! ne me croyez pas capable de vous adresser des fadeurs. Je ne puis penser à vous, à votre isolement, à votre tristesse, sans une douloureuse anxiété. Je ne suis un peu tranquille que lorsque je suis près de vous ; alors, du moins, je sais ce que vous faites et comment vous êtes. Souffrez donc que je ne m’éloigne pas du lieu que vous habitez ; c’est là mon unique souhait, ce sera mon unique joie. Ne craignez pas cependant que je vous importune de mes visites ! À moins d’y être autorisé par vous, je ne franchirai plus le seuil de votre porte. Mistress Ellmother me donnera de vos nouvelles, je ne demande rien de plus. Vous ne saurez même pas que je suis venu. Inutile d’ajouter que je ne ferai aucune question indiscrète. Pour m’associer et pour compatir à vos peines, je n’ai pas besoin de savoir de quoi vous souffrez. Et si jamais ma bonne chance veut que je puisse vous rendre le moindre service, usez de moi, je vous en supplie, comme d’un homme qui est à vous. Dites seulement à mistress Ellmother : J’ai besoin de lui. Rien de plus, cela suffira. »

Quelle est la femme qui serait restée insensible à ce langage d’un dévouement si absolu ?

« Vous ne pouvez pas savoir à quel point votre bonté me touche, dit Émily. Oui, certes, en ce moment, un ami, un allié me serait bien utile.

– Est-il possible ! s’écria Mirabel, dont le visage rayonna.

– Mais de quel droit, poursuivit Émily, accepterais-je vos services ?

– Vous avez sur moi tous les droits, tous !

– Vous ne savez pas de quoi il s’agit, reprit-elle en souriant.

– Je n’ai que faire de le savoir.

– Il se peut que je m’engage, et vous engage avec moi, dans une voie périlleuse. Tous mes amis me le disent.

– Je m’inquiète fort peu des propos de vos amis, je n’ai qu’un souci au monde, celui de vous satisfaire. Un chien s’informe-t-il si son maître a tort ou raison ? Je serai votre chien. Vous, vous seule ! je ne vois que vous ! »

Émily eut les larmes aux yeux. Tous l’avaient délaissée et comme reniée : miss Ladd, mistress Ellmother, le docteur Allday ; son cœur se serrait d’angoisse dans le sentiment amer de sa solitude. Mais son père lui-même eût-il pu se montrer plus tendre, plus ardemment dévoué que Mirabel, cet ami de quelques semaines ? Elle le regardait et ne trouvait pas un mot pour lui répondre.

« Vous êtes bien bon pour moi ! bien bon ! » disait-elle.

Quel pauvre remerciement pour tout ce qu’il offrait, et pourtant que de choses exprimait cette courte phrase !

« Maintenant, reprit-il, vous savez que je suis à vous. Vous plaît-il que je vous laisse aujourd’hui, pour revenir au premier signe, quand il vous plaira ?

– Non, dit-elle, je ne veux pas que vous partiez ainsi. Quand ce ne serait que par gratitude, il me semble que je dois vous donner tout de suite ma confiance tout entière. »

Elle hésita cependant et une légère rougeur monta à ses joues.

« Je sais, reprit-elle, avec quelle abnégation vous m’offrez votre appui, je sais que vous m’avez parlé comme un frère parlerait à sa sœur. »

Il l’interrompit doucement.

« Non, je ne puis loyalement vous laisser dire cela. Vous connaissez mes sentiments… »

Elle tressaillit et ses yeux arrêtés sur lui eurent une rapide expression de reproche.

« Est-il généreux à vous de me le rappeler en ce moment ?

– Émily, serais-je digne de votre confiance si je l’obtenais par un mensonge ? Je tiens à ce que rien de ce qu’il y a pour vous dans mon âme ne soit secret pour vous. Mais, soyez tranquille, je ne demande rien de la vôtre. Je sais trop qu’un autre plus heureux que moi…

– Pas un mot là-dessus, monsieur ! La personne à qui vous pensez n’a aucun droit sur mon cœur.

– Oh ! pardonnez-moi de recueillir cette parole avec ivresse.

– Je vous pardonnerai, à condition que vous n’ajouterez rien de plus.

– Non ! rien ! rien ! »

La voix lui manqua. Ses nerfs frémissaient comme ceux d’une femme ; son teint blanc était devenu d’une pâleur mortelle.

Émily eut un mouvement d’effroi ; elle crut qu’il allait perdre connaissance et s’élança vers la fenêtre pour l’ouvrir toute grande.

« De grâce, ne vous inquiétez pas, dit-il ; le bonheur entrevu une seconde m’a donné un éblouissement.

– Voulez-vous prendre quelque chose pour vous remettre ?

– Merci, je vous assure que c’est tout à fait inutile.

– Vous vous sentez mieux ?

– Je me sens parfaitement bien. Dites-moi seulement, je vous en conjure, comment je peux vous servir.

– C’est une longue histoire, monsieur Mirabel, longue et en même temps terrible.

– Terrible ?

– Oui. Mais je puis d’abord vous dire en deux mots ce que j’attends de vous. Je suis à la recherche d’un homme qui m’a infligé la douleur la plus cruelle dont puisse souffrir une créature humaine par la faute d’une autre. Mais je ne suis qu’une femme et j’ignore même comment il faut m’y prendre pour arriver à découvrir les premières traces de celui que je veux découvrir.

– Vous le saurez par moi, je vous en réponds ! vous le saurez.

– Une fois ou deux, à Monksmoor, reprit Émily, je vous ai déjà parlé de mon pauvre père. C’est encore de lui qu’il s’agit. Il était pour vous un étranger, et vous ne vous êtes sans doute jamais enquis de son genre de mort.

– Pardon, j’ai tout appris de M. Wyvil.

– Vous avez appris ce que j’avais dit moi-même. Mais je me suis trompée.

– Trompée ? dit Mirabel ; votre père n’est-il pas mort de mort subite ?

– La mort a été subite, c’est vrai.

– Déterminée par une maladie de cœur ?

– Non, la maladie n’y a eu aucune part, mais je ne le sais que depuis quelques jours. »

Sur le point d’asséner en toute innocence un véritable coup de massue, Émily, sans savoir pourquoi, hésita encore.

Mirabel voulut lui épargner le douloureux effort d’un plus long récit.

« Je devine le reste, fit-il. La perte que vous déplorez est due sans doute à quelque fatal accident. N’appuyons pas sur ce pénible sujet. Expliquez-moi plutôt ce qu’est l’homme à la recherche duquel je vous ai promis de me vouer. Le souvenir de la mort de votre père ne peut que vous émouvoir d’une façon aussi cruelle qu’inutile.

– M’émouvoir ? Dites que ce souvenir m’affole, qu’il me met hors de moi-même !

– Non, je vous en prie, tâchez d’oublier…

– Écoutez-moi donc ! Mon père est mort assassiné à Zeeland, et l’homme qu’il faut m’aider à découvrir, c’est son meurtrier… »

Elle s’élança de sa chaise en poussant un cri de terreur.

Mirabel venait de tomber sans connaissance à ses pieds.

Émily eut bien vite recouvré sa présence d’esprit. Rapidement, elle ouvrit la porte pour établir un courant d’air, elle desserra la cravate de Mirabel, elle sonna mistress Ellmother. La vieille servante arriva à temps pour l’empêcher de commettre l’erreur si répandue qui consiste à soulever la tête d’une personne évanouie. Le courant d’air et l’eau dont elle baigna les tempes de Mirabel ne tardèrent pas à produire leur effet accoutumé.

« Il sera bientôt remis, déclara mistress Ellmother ; votre tante, miss, était sujette à ces faiblesses, et je sais comment on les soigne. Mais lui, un homme, ce n’est donc qu’une mazette, malgré sa belle barbe ! Qu’est ce qui l’a effrayé ?

– Rien absolument n’a pu l’effrayer, dit Émily ; mais il était, je crois, un peu souffrant. Tandis que nous causions, il est devenu tout à coup très pâle, et j’ai craint un instant qu’il ne se trouvât mal. Pourtant il m’a assuré que ce n’était rien. Une minute après, il est tombé sur le parquet comme vous le voyez là. »

Un soupir passa entre les lèvres de Mirabel, ses yeux se rouvrirent.

Son regard, d’abord indécis, prit, en s’arrêtant sur mistress Ellmother, une expression de terreur. Émily fit signe à la vieille bonne de s’éloigner.

« Femmelette ! grommelait en sortant mistress Ellmother. Ce n’est pas M. Alban Morris qui s’évanouirait comme ça. Lui, c’est un homme. »

Émily présenta aux lèvres de Mirabel du vin dans un verre. Il but et parut se ranimer.

« Je dois vous faire pitié, dit-il en essayant de sourire. Quelle pauvre acquisition pour vous que celle de votre nouvel allié !

– Vous devriez seulement vous soigner, dit Émily. Asseyez-vous là, sur ce canapé.

– Non, excusez-moi, reprit-il plaintivement, je vais vous débarrasser de moi. Veuillez seulement envoyer la bonne me chercher une voiture.

– Mais êtes-vous en état de vous en retourner tout seul ?

– Oh ! parfaitement. Je suis déjà mieux. »

Un cab qui passait par hasard dans la rue fut hélé. Émily accompagna son visiteur jusqu’à la porte du vestibule.

« Merci, lui dit-il, ce ne sera rien. Le repos et un cordial me remettront tout à fait. »

Émily lui tendit la main. Elle frissonna au contact de la sienne tant cette main était glacée.

« Je vais, dit-il, vous laisser une triste opinion de moi, pour cette incroyable faiblesse.

– Pouvez-vous le penser ?

– Me permettez-vous de revenir demain ?

– Je vous le demande. »

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