Chapitre II Alban Morris retrouve son chemin

Pendant ce temps il se passait à Netherwoods divers incidents qui touchaient de près l’homme que Mirabel honorait de sa haine. Très peu après son retour, miss Ladd avait entendu parler d’un artiste capable de remplir la place d’Alban. On était au 23 du mois ; quatre jours encore, le nouveau professeur viendrait s’installer à son poste, et Morris reprendrait sa liberté.

Le 24, Alban reçut un télégramme qui lui causa une vive surprise. L’expéditeur n’était autre que mistress Ellmother. Et voici quel était le message :

« Venez me voir à votre station, aujourd’hui, à deux heures. »

À l’heure dite, il trouva la vieille femme dans la salle d’attente.

« Les minutes sont précieuses, monsieur Morris, et votre retard nous en a déjà fait perdre deux. Le train de Londres sera ici dans une demi-heure et il faudra que je le reprenne.

– Grand Dieu ! pourquoi êtes-vous venue ? Émily serait-elle…

– Émily va bien, pour ce qui est de la santé, si c’est ça que vous voulez dire. Quant au motif qui m’amène, la vérité est que ça me coûte moins de faire un voyage de plusieurs heures que d’écrire une lettre de quelques lignes. Un service rendu mérite du retour et je n’ai pas oublié comme vous avez été bon pour moi là-bas, à la pension. Aussi, je ne peux pas, je ne veux pas voir toutes les manigances qui se passent au cottage sans vous avertir… Oh ! vous n’avez pas besoin de vous inquiéter d’elle ! je me suis arrangée pour avoir mon après-midi, et je ne l’ai pas laissée seule : miss Wyvil est de nouveau à Londres… Miss Wyvil, très bien ! Mais M. Mirabel est là aussi ! il ne démarre pas de chez nous… Voulez-vous m’excuser pour une minute ? J’ai si soif que c’est à peine si je peux parler.

– Venez au buffet, venez ! » fit Alban qui bouillait d’impatience.

Il fit servir à mistress Ellmother un verre d’ale, et se hâta de la ramener au banc où ils causaient.

« Excellente, leur ale ! dit-elle. Quand j’aurai vidé mon sac, j’en reprendrai une goutte, juste de quoi me rincer la bouche et m’ôter le mauvais goût de M. Mirabel.

– Oh ! parlez ! parlez, de grâce !

– Avant tout, une question. Combien de temps faudra-t-il donc que vous restiez encore ici pour apprendre à dessiner aux demoiselles ?

– Je quitte Netherwoods dans trois jours.

– Ça va bien alors ; vous pourrez arriver à temps pour remettre miss Émily dans son bon sens.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que si on n’y met pas le holà, elle finira par épouser le pasteur.

– Oh ! non ! non ! je ne peux pas le croire, mistress Ellmother ! Je ne veux pas le croire !

– Ah ! pauvre garçon, ça le console de dire ça. Écoutez, monsieur Morris, je vais vous dire comment vont les choses. Vous n’êtes plus dans les petits papiers de miss Émily et il en profite. J’ai été assez bête pour trouver joli garçon ce Mirabel, le premier jour où je lui ai ouvert la porte. Je vous assure que ce caprice m’a passé. Je le connais maintenant. Il enjôle Émily par des phrases, des promesses, des serments. Il l’aide soi-disant, – j’ai dans l’idée qu’il ne se foule pas la rate, – à chercher l’assassin de M. Brown. Après quatre ans, je vous demande un peu ! Et lorsque toute la police de l’Angleterre, stimulée par l’appât d’une grosse récompense, est arrivée à zéro ! »

Alban reprit avec impatience :

« Que fait-il donc, dites-moi, ce M. Mirabel, pour aider Émily dans ses recherches ?

– Ah ! cher monsieur, dit mistress Ellmother, vous m’en demandez plus que je n’en sais. Tout ce que je peux attraper, c’est un mot par ci, un mot par là, quand le beau temps les engage à se promener au jardin. Elle lui dit qu’elle soupçonne mistress Rook ; elle lui dit qu’il ferait bien de s’informer de miss Jethro. Alors lui, il explique ses plans. Il prend des notes par écrit ; ce qui, dans mon opinion, n’indique guère l’envie de faire quelque chose d’utile. Je n’aime pas vos écrivailleurs. Cependant je ne voudrais pas vous garantir que tout ça n’aboutira à rien. Ce petit Mirabel – si ce n’était pas sa barbe, je le prendrais pour une femme, une femme maladive par-dessus le marché ; il s’est évanoui chez nous l’autre jour – ce petit Mirabel est féru tout de bon. Plutôt que de laisser miss Émily seule du samedi au lundi, il a engagé un confrère qui fait sa besogne du dimanche. De plus, il a persuadé à miss Émily – je ne connais pas ses raisons, mais il en a, aussi sûr que j’existe, – il lui a persuadé de quitter Londres, et ça dès la semaine prochaine.

– Comment ! retourne-t-elle à Monksmoor ?

– Non pas. M. Mirabel a une sœur, une sœur veuve, qui est infirme, ou quelque chose comme ça. Elle s’appelle mistress Delvin. Elle demeure dans le Nord, pas loin de la mer. C’est chez elle que miss Émily doit aller.

– En êtes-vous sûre ?

– Sûre ! j’ai vu la lettre.

– La lettre d’invitation ?

– Justement. C’est miss Émily elle-même qui me l’a montrée. Je dois l’accompagner. C’est une justice à rendre à mistress Delvin qu’elle fait honneur à ses maîtres d’écriture. Ah ! la pauvre malade tourne si gentiment ses phrases que moi-même je ne pourrais pas y résister ; et je ne suis pourtant pas des plus tendres, vous savez… On dirait que vous ne m’écoutez pas, monsieur Morris.

– Je vous demande pardon, je réfléchissais.

– Puis-je savoir à quoi, si ce n’est pas trop indiscret de ma part ?

– Je pense à retourner à Londres avec vous au lieu d’attendre que le nouveau maître vienne me remplacer ici.

– Ne faites pas ça, monsieur. Actuellement, si vous vous présentiez au cottage, il en résulterait plus de mal que de bien. Miss Émily se fâcherait. Elle vous mettrait à la porte peut-être. Tout serait gâté, et vous auriez mis cette pauvre miss Ladd dans l’embarras pour pis que rien. Fiez-vous à moi pour veiller au grain et n’essayez pas encore de vous rapprocher de miss Émily. Ne lui écrivez même pas, à moins que-vous n’ayez à lui dire quelque chose qui se rapporte à l’assassinat. Tâchez de découvrir un indice de ce côté-là, monsieur Morris, pendant que le pasteur se démène, ou fait semblant de se démener, et je réponds que tout ira bien… Regardez donc l’horloge ! dans dix minutes le train sera ici. Mais c’est égal, quoique ma mémoire ne soit plus ce qu’elle a été, je crois bien avoir tout dit.

– Vous êtes la meilleure des amies, dit Alban avec effusion.

– Oh ! ça n’est rien, monsieur Morris. Pourtant, si vous voulez me faire un petit plaisir en échange de mes renseignements, dites-moi une chose : qu’est-ce que miss de Sor est devenue ?

– Elle est de retour à Netherwoods.

– Ah ! ah ! miss Ladd a tenu parole ! Ça vous ennuierait-il de m’écrire un mot si miss de Sor quitte la pension ?… Oh ! mais, bonté divine ! c’est elle ! La voilà justement sur le quai, avec armes et bagages ! Mettez-vous devant moi, monsieur Morris. Si je la voyais de trop près, je serais capable de laisser la trace de mes dix ongles sur sa méchante figure, aussi vrai que je suis une bonne chrétienne. »

Alban se posta près de la sortie, de façon à dissimuler mistress Ellmother.

En effet, Francine était bien là, accompagnée d’une des sous-maîtresses de miss Ladd. Plongée dans une sorte d’apathie morose, indifférente à tout, elle s’assit en face de l’étalage du libraire, sans même jeter un coup d’œil autour d’elle.

Mistress Ellmother, que poussait une insurmontable curiosité, vint à pas de loup la contempler par-dessus l’épaule d’Alban.

Pour une personne au courant de la situation, la chose était des plus claires. Francine n’avait pas réussi à se disculper du fait de dénonciation et d’espionnage et elle était renvoyée de l’établissement de miss Ladd.

« Rien que pour voir ça, déclara mistress Ellmother, j’aurais voyagé jusqu’au bout du monde. »

Et elle revint à sa place dans la salle d’attente, toute rayonnante de joie.

En allant prendre ses billets, la sous-maîtresse se croisa avec Alban.

« Vous allez à Londres ? lui dit-il en la saluant.

– Oui, je dois remettre miss de Sor aux mains du correspondant chargé de la recevoir.

– Est-ce qu’elle va retourner chez ses parents ?

– Nous n’en savons rien. Miss Ladd doit écrire à San-Domingo. En attendant, l’agent du père à Londres, celui qui paye sa pension, prendra soin d’elle jusqu’à ce qu’on reçoive une réponse des Indes occidentales.

– Elle consent à cet arrangement ?

– Elle semble ne plus se soucier de rien. Miss Ladd lui a offert toutes les facilités possibles de se justifier, ou tout au moins de s’excuser et de regretter ce qu’elle a fait. Elle est restée aussi impassible qu’un roc. Notre chère directrice, qui espère volontiers contre toute espérance, suppose qu’elle a honte de sa conduite, mais que l’orgueil l’empêche d’en convenir. Moi, j’imaginerais plutôt qu’elle souffre de quelque peine secrète. Peut-être ai-je tort ? »

Non, c’est miss Ladd qui avait tort, et c’est la sous-maîtresse qui voyait juste.

La passion de la vengeance, passion essentiellement égoïste de sa nature, n’a que de fort courtes vues. Dans sa haine jalouse contre Émily, Francine avait bien prévu qu’elle la séparerait de l’autre objet de son aversion, Alban Morris ; mais l’idée que cette conséquence pourrait n’être pas la seule ne lui avait pas même effleuré l’esprit. En triomphant d’Émily, elle s’était infligé à elle-même le plus amer des déboires : elle avait rapproché sa rivale de Mirabel.

Le premier indice de sa mésaventure lui fut révélé quand elle apprit que l’irrésistible clergyman ne reviendrait pas à Monksmoor. Plus tard, ses pires appréhensions avaient été confirmées par une lettre de Cécilia reçue à Netherwoods.

À partir de ce moment, elle, qui avait rendu malheureux les autres, paya sa méchanceté de tortures morales assez aiguës pour satisfaire le partisan le plus impitoyable de la peine du talion. Écrasée sous le coup, ne pouvant, puisqu’elle ignorait l’adresse de Mirabel, lui envoyer un dernier appel, elle était bien désormais, comme le disait la sous-maîtresse, insoucieuse de tout ce que le sort lui pouvait réserver.

Au moment où le train entrait en gare, elle se leva brusquement et courut jusqu’à l’extrême bord du quai… Puis elle recula en frissonnant.

La sous-maîtresse jeta sur Alban un coup d’œil effrayé. Est-ce que la malheureuse fille avait eu l’idée de se jeter sous les roues de la machine ? Tous deux avaient eu la même impression, mais ni l’un ni l’autre ne l’exprima.

Francine monta, sans rien dire, dans un compartiment de première, et là, renversant la tête en arrière, elle ferma les yeux.

Mistress Ellmother prit place dans un wagon des troisièmes, et appela d’un geste Alban à la portière.

« Où vous verrai-je quand vous serez à Londres ? demanda-t-elle.

– Chez le docteur Allday.

– Quel jour ?

– Jeudi prochain. »

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