Chapitre II Un accident

Mirabel revint un peu après midi, pourvu de renseignements circonstanciés sur les Rook. Ils étaient depuis quelques jours à Lasswade, près d’Édimbourg. Mais avaient-ils obtenu la place qu’on leur avait fait espérer ? C’est ce que miss Redwood aussi bien que les domestiques du Hall n’avaient pu affirmer.

Une demi-heure après, un autre cheval était attelé et Mirabel, sur l’instante prière d’Émily, se mettait en route pour Belford, où il comptait prendre le train afin de joindre au plus vite mistress Rook.

Avant son départ, il avait eu une entrevue avec sa sœur.

Mistress Delvin était assez riche pour croire implicitement à la toute-puissance de l’argent. Le moyen imaginé par elle pour tirer d’embarras son frère consistait à offrir aux Rook une somme moyennant laquelle le mari et la femme quitteraient l’Angleterre sans esprit de retour. Leur passage en Amérique serait secrètement payé et ils emporteraient avec eux une lettre de crédit sur un banquier de New-York. Si, lorsqu’ils seraient embarqués, Mirabel ne parvenait pas à retrouver leurs traces, ce ne serait pas sa faute, et Émily ne pourrait pas plus douter de son zèle que de son dévouement.

Mirabel admettait tout cela, et cependant il restait inquiet et plein d’appréhensions funestes. La seule personne qui fût à même de réveiller son courage et de stimuler en lui l’espérance était celle qui ne devait rien savoir de ce qui se passait entre sa sœur et lui. Il s’éloigna, le cœur oppressé et peu rassuré sur le succès de son équivoque mission.

Le Clink était à une si grande distance de tout bureau de poste que, pour la distribution des lettres, on avait dû conclure un arrangement particulier avec un des facteurs. La ponctualité de cet homme dépendait beaucoup des convenances de ses supérieurs. Parfois il arrivait de bonne heure, parfois très tard. Ce jour-là, il n’apparut que vers une heure de l’après-midi, avec une lettre pour miss Brown.

La lettre portait l’adresse d’Émily à Londres et lui avait été retournée par la femme préposée à la garde du cottage. Elle commençait par : « Honorée miss. »

Émily tourna vivement la page. La lettre était signée : « Mistress Rook. »

« Et M. Mirabel qui est parti ! s’écria-t-elle ; juste au moment où sa présence serait d’une si grande importance ! »

Toujours avisée, mistress Ellmother suggéra qu’il serait peut-être bon de lire la lettre avant de se prononcer sur l’importance de quoi que ce soit ; Émily se mit à lire :

« Lasswade, près Édimbourg, 26 septembre.

» Honorée miss,

» Je prends la plume pour solliciter votre sympathie en notre faveur. Nous voilà, mon mari et moi, deux pauvres vieilles gens, jetés sans ressources dans la rue par la mort de notre excellent maître. Dans un mois, il nous faudra quitter Redwood-Hall.

» On nous avait assurés que nous trouverions une place dans ce pays et aussi qu’on nous payerait nos frais de voyage si nous nous présentions en personne ; nous sommes donc venus porter nous-mêmes notre demande. Ou bien la dame et son fils sont les gens les plus avares qu’il y ait sur terre, ou bien ils nous ont pris en grippe à première vue, mon mari et moi. Ont-ils saisi la question d’argent pour prétexte de se débarrasser de nous ? Nous avons refusé de mourir de faim, et nous nous retrouvons sur le pavé.

» Il se peut que vous ayez entendu parler de quelque chose de convenable ; aussi je m’empresse de vous écrire, sachant bien qu’une bonne chance est bien vite perdue pendant qu’on baye à la lune.

» Nous nous arrêtons à Belford, chez des amis de mon mari, et nous pensons être rendus à Redwood-Hall le 28. Auriez-vous la bonté de m’écrire « aux soins de miss Redwood » si vous aviez vent d’une bonne place ? Peut-être que nous serons forcés d’aller tenter la fortune à Londres. En ce cas, vous m’accorderez l’honneur de vous présenter mes respects chez vous, ainsi que je vous le disais la première fois que je vous ai écrit.

» Veuillez me croire, honorée miss, »

Votre humble servante,

» R. Rook. »

Émily tendit la lettre à mistress Ellmother.

« Lisez, dit-elle, et dites-moi ce que vous en pensez.

– Je pense, miss, que vous ferez bien de vous tenir sur vos gardes.

– Contre qui ? Contre mistress Rook ?

– Oui. Et ne vous fiez aussi que tout juste à mistress Delvin.

– Parlez-vous sérieusement ? dit Émily surprise. Mistress Delvin est une personne des plus remarquables, si patiente dans la souffrance, si intelligente, si aimable et empressée avec moi ! Je vais lui porter cette lettre et lui demander son avis.

– Faites-en à votre idée, miss. Quant à moi, je ne pourrais pas dire pourquoi, mais cette dame ne me revient pas. »

Décidément le zèle d’amitié de mistress Delvin pour tout ce qui concernait sa jeune visiteuse était extraordinaire : Émily en fut singulièrement étonnée. Dès qu’elle eut parcouru la lettre de mistress Rook, mistress Delvin sonna avec une impatience qui tenait de la frénésie.

« Tout de suite, tout de suite ! il faut rappeler mon frère ! dit-elle. Télégraphiez-lui en votre propre nom. Dites-lui ce qui est arrivé. Il trouvera la dépêche au retour de son expédition. »

Un domestique entra. Mistress Delvin lui commanda de seller un cheval, de porter le télégramme à Belford et d’y attendre la réponse.

« À quelle distance sommes-nous de Redwood-Hall ? demanda Émily lorsque le groom se fut éloigné.

– À dix milles, répondit mistress Delvin.

– Comment pourrais-je y aller aujourd’hui ?

– Ma chère, vous ne devez pas y aller du tout.

– Pardon, mistress Delvin, il le faut.

– Pardon, c’est mon frère qui vous représente, laissez-le donc agir. »

Le ton pris par la sœur de Mirabel était absolu, pour ne rien dire de plus.

Se rappelant les paroles de sa fidèle suivante, Émily commença à se demander si elle ne s’était pas trompée sur le compte de mistress Delvin.

En tout cas, Émily ne reconnaissait pas à mistress Delvin le droit de lui dicter ses actes.

« Si vous voulez bien relire la lettre de mistress Rook, reprit-elle, vous verrez que je dois lui répondre immédiatement. Cette femme me croit à Londres.

– Comptez-vous dire à mistress Rook que vous êtes ici ?

– Certainement.

– Il serait sage de consulter mon frère avant d’assumer sur vous une telle responsabilité. »

Émily contint son irritation.

« Permettez-moi de vous rappeler que M. Mirabel n’a jamais vu mistress Rook, tandis que moi, je la connais un peu, je lui ai parlé. Si donc je puis l’interroger personnellement avant le retour de M. Mirabel, ce sera autant de gagné. Elle m’a fait l’effet d’une créature fort bizarre…

– Par conséquent, interrompit mistress Delvin, elle doit être fort difficile à manier et requiert toute l’adresse d’un homme expérimenté tel que mon frère.

– Il me semble qu’elle requiert surtout d’être questionnée le plus tôt possible. »

Mistress Delvin ne répondit pas immédiatement. Dans l’état précaire de sa santé, les soucis lui semblaient presque intolérables ; or, la lettre de mistress Rook ainsi que l’obstination d’Émily l’inquiétaient sérieusement. Mais comme toutes les personnes intelligentes, elle était fort capable d’exercer un ferme empire sur elle-même lorsque l’occasion l’exigeait. De plus, quand bien même elle n’eût pas au fond donné raison à Émily, sa qualité de maîtresse de maison lui aurait fait un devoir de garder sa bonne grâce vis-à-vis de l’hôte hébergé sous son toit.

« Il n’est pas en mon pouvoir d’envoyer tout de suite à Redwood-Hall, dit-elle. Le seul de mes chevaux qui soit disponible a déjà fait ce matin, aller et retour, une vingtaine de milles. Certainement, si grande que soit votre hâte, vous ne lui refuserez pas un peu de repos. »

Émily s’excusa le plus sincèrement du monde.

« Je ne pensais plus à la distance, dit-elle ; j’attendrai, chère mistress Delvin, aussi longtemps qu’il vous plaira. »

Elles se séparèrent très bonnes amies, mais des deux parts avec une nuance de réserve. Le tempérament impétueux d’Émily s’irritait du délai ; quant à mistress Delvin, toute dévouée aux intérêts de son frère, elle songeait aux prétextes qu’elle pourrait opposer à l’excursion projetée. Le cheval serait hors d’état de fournir une nouvelle course… Peut-être aussi la tempête qui menaçait depuis le matin se déciderait à éclater.

Mais les heures passèrent, le ciel s’éclaircit, et le cheval, au dire des domestiques, ne demandait qu’à trotter. La fortune se prononçait contre la dame de la tour ; force lui fut de se soumettre.

Mistress Delvin venait de faire prévenir Émily que la voiture serait prête dans cinq minutes, lorsque le cocher qui avait conduit Mirabel à Belford reparut apportant des nouvelles faites pour surprendre agréablement ces deux dames. Mirabel était arrivé à la station cinq minutes trop tard et il était obligé d’attendre l’arrivée du train d’Écosse.

Dès lors la dépêche pouvait lui être remise immédiatement et il lui serait facile de profiter du cheval du domestique pour revenir au Clink sans perdre une minute. Mistress Delvin laissa Émily libre de décider si elle irait seule à Redwood-Hall, ou si elle attendrait le retour de Mirabel.

Dans ces conditions, Émily aurait témoigné d’une obstination déraisonnable si elle eût persisté à vouloir partir. Elle consentit donc à attendre.

La mer était calme comme un lac. Dans le silence profond qui régnait autour du Clink, on entendit résonner le galop rapide d’un cheval. C’était Mirabel sans doute. Émily s’élança à sa rencontre. Ce n’était que le domestique.

Lorsque l’homme mit pied à terre devant la maison, Émily crut lui voir une physionomie troublée.

« Pas de fâcheuses nouvelles, j’espère ?

– Il y a eu un accident, miss.

– Pas à M. Mirabel ?

– Non, non, miss, à une pauvre diablesse de femme qui venait de Lasswade. »

Émily regarda mistress Ellmother postée près d’elle comme un fidèle garde du corps.

« Ce ne peut pas être mistress Rook ? dit-elle.

– Si fait ! C’est bien là le nom, miss. Elle a voulu descendre avant l’arrêt du train, elle est tombée sur le quai.

– Et elle s’est blessée ?

– Grièvement, à ce qu’on dit. Quelques hommes l’ont transportée dans une maison voisine, et on a couru chercher le docteur.

– M. Mirabel était-il de ceux qui ont été à son secours ?

– Il était de l’autre côté de la voie, miss. Je lui remettais sa dépêche juste au moment du malheur. Nous avons vivement traversé. M. Mirabel était en train de me dire qu’il se servirait de ma bête pour rentrer, quand il a entendu le nom. Là-dessus, il a tout de suite changé d’idée et il a suivi ceux qui portaient la femme.

– L’a-t-on laissé entrer ?

– Le docteur ne voulait pas. Il disait qu’il allait examiner la blessée et que personne ne devait être là, sauf son mari et la maîtresse de la maison.

– Alors M. Mirabel est resté pour la voir ?

– Oui, miss. Il a dit qu’il attendrait une journée entière s’il le fallait, et il m’a remis ce petit mot de billet pour notre maîtresse. »

Émily s’était tournée vers mistress Ellmother :

« Il m’est impossible de rester ici, ne sachant pas si dans une heure mistress Rook sera morte ou vivante. Je vais partir pour Belford et vous m’accompagnerez. »

Le domestique s’interposa.

« Je vous demande pardon, miss, mais c’est le désir exprès de M. Mirabel que vous n’alliez à Belford sous aucun prétexte.

– Pourquoi cela ?

– Il ne me l’a pas dit. »

Émily regardait avec une défiance assez bien fondée le billet à mistress Delvin que le domestique tenait à la main. Selon toute apparence, M. Mirabel n’avait écrit que pour recommander à sa sœur de ne pas lui permettre de bouger.

La voiture toute attelée attendait à la porte. Prompte à se résoudre, Émily pensa qu’il était loisible de se servir de cette voiture mise formellement à sa disposition dix minutes auparavant.

« Prévenez votre maîtresse, dit-elle au domestique, que je vais à Belford au lieu d’aller à Redwood-Hall. »

Un instant après, la jeune fille et mistress Ellmother roulaient sur la route qui devait les conduire près de mistress Rook et de Mirabel.

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