Chapitre premier En dansant

Les fenêtres du grand salon de Monksmoor sont ouvertes du côté de la serre. Des massifs de fleurs et d’arbustes, réunissant toutes les formes du gracieux et du beau, se détachent, caressés par la lueur mélancolique de la lune. Autour de la maison, les ombres sont rayées par les flots de lumière des lustres. La fontaine chante et les rossignols l’accompagnent avec ravissement. Quelquefois on entend des rires de jeunes filles, puis la musique entraînante d’une valse. La jeunesse de Monksmoor Park danse de tout son cœur.

Émily et Cécilia sont vêtues de blanc et portent des fleurs dans les cheveux. Francine, qui ne saurait rivaliser de beauté avec elles, les écrase par la splendeur de son costume et proclame qu’elle est riche à l’aide d’une profusion de perles et de diamants. Miss Plym, du presbytère, grasse et blonde, éclate de bonne humeur ; sa taille défie les cuirasses de corset les plus rigides ; ce qui ne l’empêche pas de sauter joyeusement sur ses larges pieds plats. Miss Darnaway, fille d’un officier d’une fortune plus que médiocre, forme avec miss Plym un contraste absolu. Elle est grande, mince et fanée, la pauvre âme. Une destinée cruelle lui a dévolu les fonctions ingrates de bonne d’enfants au sein de sa famille. À certains moments, sa pensée se reporte aux petits frères et petites sœurs dont elle est la docile esclave, et elle se demande avec une sorte de remords qui les console quand ils tombent et qui les endort en leur contant des histoires, pendant qu’elle jouit ainsi des plaisirs et du luxe de cette hospitalière maison.

La bonne Cécilia, qui sait combien est morne l’existence de son amie et combien sont rares ses distractions, ne la laisse jamais manquer de cavalier.

Il y a trois inappréciables jeunes gens qui sont fort bons danseurs. Ils appartiennent à des familles qui ne se connaissent même pas entre elles, et pourtant ils se ressemblent merveilleusement entre eux. Ils ont tous les trois le même teint rose, les mêmes moustaches jaune paille, les joues pleines, les yeux vagues et le front bas ; ils débitent tous trois avec la même imperturbable gravité des remarques idiotes et des fadeurs imbéciles.

Sur deux sofas, vis-à-vis l’un de l’autre, sont assis deux invités qui ne se sont point souciés de rejoindre les joueurs dans la salle voisine.

L’un, d’âge mûr, sommeille à demi ; il est l’heureux propriétaire d’une belle fortune en terres ; il possède en outre la précieuse faculté de pouvoir absorber de grandes quantités du fameux porto de M. Wyvil sans attraper la goutte.

Et le second ? Oh ! le second, ce n’est rien de moins que le conseiller, le confident, l’ami de toutes les jeunes femmes présentes. Est-il nécessaire après cela de nommer le révérend Miles Mirabel ?

Il est installé comme sur un trône, avec place à ses côtés pour deux de ses tendres admiratrices, ce sultan d’un platonique harem !

M. Mirabel n’est que caresse, caresse de la voix, caresse aussi de la main. Un de ses bras est assez long pour entourer la circonférence de miss Plym ; l’autre se plie autour de la taille droite et raide de Francine. « On me le permet partout, leur a-t-il dit avec une touchante candeur, pourquoi pas ici ? » Pourquoi pas vraiment quand on a de si beaux yeux bleus, un teint si délicat, et qu’une magnifique chevelure dorée se déroule sur vos épaules ? Les familiarités interdites aux simples mortels sont permises aux anges, surtout lorsque les anges ont assez d’humanité pour être très séduisants. M. Mirabel est irrésistible.

D’abord, il est la sérénité même ; il ne voit que le beau côté des choses. Ensuite, sa douceur naturelle l’empêche de jamais contredire qui que ce soit. « Dans mon humble sphère, répète-t-il, j’aime à m’entourer de figures satisfaites. »

Le rire, à moins qu’il ne s’agisse d’une plaisanterie risquée, est son élément. La figure grave de miss Darnaway ne se déride jamais ; eh bien, il a parié avec Émily, – non pas de l’argent ni même une paire de gants, mais des fleurs. – il a parié qu’il ferait rire miss Darnaway, – et il a gagné son pari ! et les fleurs d’Émily sont à sa boutonnière, passant curieusement leurs mignonnes têtes dans les interstices de son épaisse barbe blonde.

« Faut-il donc que vous m’abandonniez ? » dit-il d’une vois langoureuse à Francine, que vient réclamer un des infatigables danseurs.

Elle ne quitte évidemment sa place qu’à regret.

Pendant quelques instants personne ne remplace Francine aux côtés de l’aimable révérend ; miss Plym en profite pour poser une question à « l’ami des dames ».

« Cher monsieur Mirabel, dites-moi, que pensez-vous de miss de Sor ? »

Le « cher M. Mirabel » fait une réponse enthousiaste. Sa profonde expérience des femmes lui suggère qu’avant de se retirer dans leurs chambres, elles se confieront mutuellement ce qu’il pense d’elles ; en conséquence, il a grand soin de ne dire que des choses qui gagnent à être répétées.

« Je vois en miss de Sor, déclare-t-il, l’énergie virile de l’homme tempérée par la charmante douceur de la femme. Si cette délicieuse personne se marie, son mari sera, passez-moi l’expression vulgaire, mené par le nez. Mais il n’en souffrira pas, chère miss Plym ; au contraire, il en sera fier ! Si j’assiste à la cérémonie nuptiale, c’est très sincèrement que je lui dirai : Heureux homme ! »

Miss Plym admire la merveilleuse pénétration de M. Mirabel ; mais on vient la prier de se rendre au piano, et c’est Cécilia qui prend sa place sur le canapé.

Cécilia regarde miss Plym s’éloigner.

« Comment trouvez-vous miss Plym ? » demande-t-elle à brûle-pourpoint.

M. Mirabel sourit, en montrant une admirable rangée de perles.

« Je pensais justement à elle, dit-il de sa douce voix. Miss Plym est si gentille et si grassouillette, si parfaitement douée de toutes les vertus domestiques, qu’elle est pour moi l’idéal d’une fille de clergyman. Vous êtes son amie, n’est-ce pas ? Eh bien, – soit dit entre nous, miss Wyvil, car vous savez à quelle prudence m’oblige ma profession, – je vous avoue que j’ai aussi pour elle l’affection la plus vive. »

L’amour-propre flatté de Cécilia se traduit par une faible rougeur qui envahit son délicat visage. Quel honneur d’être la confidente de cet homme charmant ! Elle eût été heureuse de l’en remercier ; mais elle se méfie d’elle-même et garde le silence.

Une de ses amies arrive à point pour la tirer d’embarras. C’est Émily, qui, tout essoufflée, s’approche du sofa-trône, suivie par son valseur, lequel la presse de lui accorder « encore un tour », Elle reste inébranlable ; et Cécilia, voyant une œuvre de miséricorde à accomplir, fond sur le danseur devenu libre, pour l’expédier dare dare vers le coin sombre où la pauvre miss Darnaway, triste et délaissée, songe mélancoliquement à la nursery.

Pendant ce temps, Émily prend place à côté de Mirabel, dont le bras, ce bras entreprenant, hésite, puis s’avance.

« Non, monsieur Mirabel, gardez cela pour d’autres, dit Émily vivement ; vous ne pouvez vous imaginer quel air ridicule cela vous donne, à vous comme à ces demoiselles. Le plus drôle de l’affaire, c’est que vous ne paraissez pas vous en douter. »

Pour la première fois de sa vie, le révérend ne trouve pas de réplique. Pourquoi ?

Pour une raison fort simple. C’est que, lui aussi, il a ressenti l’attrait magnétique de cette petite créature aimée de tous.

Miss Jethro est ainsi doublement vaincue : non seulement elle n’a pas réussi à tenir séparés Émily et Mirabel, mais ils sont déjà bons amis.

Le brillant clergyman est pauvre, son intérêt personnel le pousse vers un mariage d’argent ; il a fasciné les héritières de deux pères richissimes, M. Wyvil et M. de Sor ; – et malgré cela il sent qu’une mystérieuse influence est venue se placer entre lui et la fortune.

Du côté d’Émily, l’attraction est également ressentie, quoique d’une façon différente. Au milieu de la bande joyeuse qui peuple Monksmoor Park, elle est redevenue la gaie jeune fille d’autrefois, et elle trouve en M. Mirabel le compagnon le plus agréable qu’elle ait jamais rencontré. Après les tristes nuits de veille au chevet d’une mourante, après les lugubres semaines de solitude qui ont suivi, vivre dans ce monde insouciant est pour elle comme si on l’avait brusquement transportée d’une cave sombre et humide en pleine campagne ensoleillée. Cécilia déclare qu’elle a retrouvé la reine du dortoir, la présidente enjouée des banquets clandestins, et Francine qui profane Shakespeare sans le savoir dit : « Émily est de nouveau elle-même. »

« Maintenant que votre bras est où il doit être, mon révérend, poursuivit gaiement Émily, j’avouerai volontiers qu’il y a des exceptions à toutes les règles. Par exemple, je le laisserais parfaitement autour de ma taille s’il vous plaisait de faire un tour de valse.

– Valser ! voilà un plaisir qui me sera toujours défendu, répondit Mirabel en riant. Valser, je l’avoue en rougissant, cela représente pour moi un homme qui s’étale sur le parquet, qu’on ramasse avec obligeance et à qui on fait respirer des sels. Autrement dit, c’est la chambre qui valse et non pas moi. Je ne puis pas même regarder avec une tête bien solide ces couples emportés dans un rapide tourbillon ; notre charmante maîtresse de maison surtout me la tourne complètement. »

Cette allusion à Cécilia fit descendre Émily au niveau des autres jeunes filles. Elle aussi paya son tribut de questionneuse.

« Vous m’aviez promis, dit-elle, de me donner votre opinion impartiale sur Cécilia, et je l’attends encore. »

L’ami des femmes chercha à éluder la question d’Émily.

« La beauté de miss Wyvil m’éblouit, comment pourrais-je être impartial ? D’ailleurs, auprès de vous, je ne pense pas à elle. »

Par-dessus son éventail, Émily lui lança un vif coup d’œil, à moitié moqueur, à moitié tendre. Elle en était à son premier essai de coquetterie, le plus amusant de tous les jeux pour une jeune fille, le plus périlleux aussi.

Que lui avait donc dit Cécilia dans une de ces délicieuses causeries nocturnes chères au cœur de la jeunesse ? Cécilia lui avait chuchoté : « M. Mirabel vous appelle une adorable réduction de la Vénus de Milo. » Où est la fille d’Ève que ce gracieux compliment n’eût point flattée, qui n’eût point consenti à y répondre par un badinage aimable ?

« Vous ne pensez qu’à moi, n’est-ce pas ? dit Émily ; par malheur, vous en avez dit autant à celle qui était ici il n’y a qu’un instant, et vous le répéterez à celle qui me remplacera.

– Certes non. Aux autres, je fais des compliments ; à vous, non.

– Qu’avez-vous en réserve pour moi, monsieur Mirabel ?

– Ce que je viens de vous dire, l’expression de la simple vérité. »

Son accent fit tressaillir Émily ; il était grave, il semblait sincère ; l’habituelle gaieté de ses manières avait disparu et sa figure devint anxieuse. Elle ne l’avait jamais vu ainsi.

« Me croyez-vous ? » demanda-t-il d’une voix si basse que c’était presque un murmure.

La jeune fille essaya de détourner la conversation.

« Quand donc aurai-je le plaisir de vous entendre prêcher, monsieur Mirabel ? »

Mais il insista : « Me croyez-vous ? »

Ses yeux prêtaient à sa parole une expression sur laquelle il était impossible de se méprendre. Embarrassée et contrainte, Émily se détourna ; ce qui fit qu’elle aperçut Francine, qui avait quitté le bal et qui les observait.

« Je voudrais vous parler, » dit Francine, avec un geste impératif à l’adresse d’Émily.

Mirabel murmura : « N’y allez pas ! » Néanmoins Émily se leva, saisissant ce prétexte de lui échapper.

Francine vint au-devant elle, et la saisit par le bras.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda Émily.

– Si vous mettiez de côté vos coquetteries pour vous rendre utile, est-ce que ce ne serait pas plus convenable ?

– Comment cela ?

– Ouvrez vos oreilles et écoutez cette crécelle. »

D’un doigt méprisant, Francine indiquait l’innocente miss Plym. La fille du recteur possédait toutes sortes de précieuses qualités, mais par malheur elle n’avait pas l’oreille juste. Elle chantait faux et elle jouait à contre-temps.

« Qui est-ce qui pourrait danser avec une telle chaudronnerie ? dit Francine. Finissez cette valse pour elle. »

Naturellement Émily hésitait.

« Comment prendre sa place sans être priée par elle ? »

Francine éclata d’un rire dédaigneux.

« Avouez donc tout de suite que vous avez envie de retourner près de M. Mirabel.

– Croyez-vous que j’aurais répondu à votre appel si de moi-même je n’avais désiré m’éloigner ? »

Au lieu de se fâcher de cette réplique faite sur un ton assez aigre, Francine jugea à propos de redevenir aimable.

« Venez avec moi, petite poudre à canon, je vais arranger l’affaire. »

Elle conduisit Émily au piano et interrompit miss Plym sans même chercher un mot d’excuse.

« À votre tour de danser, voilà miss Brown qui s’offre à vous relayer. »

Quoique toujours parfaitement placide, Cécilia avait observé cette petite scène, et, lorsque miss Plym et Francine furent hors de la portée de la voix, elle se pencha vers Émily pour lui dire :

« Ma chère, je crois réellement que Francine est éprise de M. Mirabel.

– Allons donc ! s’écria Émily, il y a une semaine à peine qu’elle le connaît.

– En tous cas, répliqua Cécilia avec une vivacité rare chez elle, je vous affirme qu’elle est jalouse de vous. »

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