Chapitre VI La sonde jetée

Mirabel laissa Francine entrer seule dans la loge ; il se sentait inquiet, troublé, et il voulait retrouver son équilibre avant de paraître devant Émily.

Le jardin du garde était situé derrière la maisonnette. En ouvrant la barrière, Mirabel aperçut, au détour de l’allée, un petit pavillon dans lequel il ne vit personne ; il y entra et s’assit pour réfléchir en paix.

Il avait jusque-là réussi à se dissimuler à lui-même la force du sentiment qui l’entraînait vers Émily. C’en était fait maintenant de cette illusion. Lui, l’homme léger et superficiel, il aimait, il aimait d’un amour profond et sérieux ! et il le sentait à l’angoisse avec laquelle il se posait cette question : « A-t-elle dit vrai, cette fille jalouse ?

Comment le savoir ? Interroger ouvertement Émily serait prendre une liberté qu’elle ne saurait ni permettre ni pardonner. Dans tous leurs entretiens, il avait pu constater qu’elle commandait un langage scrupuleusement réservé, et il n’avait eu garde de s’en écarter pendant leur tête-à-tête le jour du meeting. La gaieté et la bonne humeur d’Émily ne le trompaient pas ; il savait au contraire qu’il y avait là un symptôme fâcheux pour sa cause. Certes il espérait bien la toucher encore au cœur, mais pour cela il fallait attendre un moment favorable. Jusque-là, il n’avait rien de mieux à faire que de se montrer aussi insouciant et aussi gai que possible. Peut-être l’amènerait-il ainsi à faire d’elle-même allusion à Alban Morris.

Comme Mirabel se levait pour rentrer à la loge, le petit terrier du garde, qui rôdait dans le jardin, passa devant le pavillon. À la vue d’un étranger, il montra les dents et se mit à gronder.

Subitement, Mirabel recula jusqu’au mur, en tremblant de tous ses membres ; ses yeux, dilatés par la terreur, ne quittaient pas le chien.

La petite bête, toute triomphante d’effrayer ainsi un homme, aboyait à se rompre les côtes.

Mirabel unit par crier : « À moi ! au secours ! »

Un journalier, occupé dans le jardin, accourut à toutes jambes. Mais il s’arrêta court, la bouche fendue par un large rire, en voyant ce monsieur terrifié par un petit chien.

« Passez, monsieur, il n’y a pas de danger, » dit-il.

Et il écartait le chien d’un geste menaçant. Mirabel se hâta de sortir.

« Voilà un fameux poltron ! » grommela le paysan.

En arrivant à la maison du garde, Mirabel tremblait encore et il attendit pour se présenter qu’il fût remis de son trouble. Tout en essuyant ses cheveux, trempés de sueur, il repassait dans son esprit un souvenir qui faisait passer un frisson glacé dans ses veines.

« Depuis cette abominable nuit, murmurait-il, la moindre chose me bouleverse. »

Il fut accueilli par les moqueries des jeunes filles :

« Quelle honte ! les pommes de terre étaient là, toutes prêtes, et personne pour les faire frire ! »

Mirabel reprit le masque de l’enjouement avec le courage désespéré de l’acteur qui fait rire son auditoire, tandis que la détresse sévit à son foyer. Il étonna la femme du garde par la science et l’art suprêmes avec lesquels il mania la poêle à frire. L’omelette de Cécilia avait la consistance et la saveur d’un morceau de cuir bouilli ; la mayonnaise d’Émily n’était qu’un affreux liquide jaunâtre ; mais les pommes de terre dorées, croustillantes, délicieuses, relevèrent au plus haut degré la popularité de Mirabel.

« Décidément, dit Cécilia avec mélancolie, il est le seul d’entre nous qui sache faire la cuisine ! »

Quand on quitta la table pour se promener dans le parc, Francine demeura avec Cécilia et miss Plym. Convaincue que le terrain était bien préparé pour que la guerre se déclarât entre Émily et Mirabel, elle était enchantée de les laisser ensemble.

Les mésaventures du lunch avaient ranimé la gaieté d’Émily. Sa sauce manquée lui causait tout autre chose qu’un regret douloureux, et elle riait encore de son médiocre succès.

« Puis-je vous demander ce qui vous fait si joyeuse ? dit Mirabel.

– Je pensais à notre dette de reconnaissance envers M. Wyvil, répondit-elle. S’il n’avait pas su vous persuader de revenir à Monksmoor, nous n’aurions jamais contemplé le célèbre Mirabel tenant la queue de la poêle et notre lunch n’aurait pas eu un seul plat présentable. »

Mirabel s’efforça vainement de se mettre à ce diapason de bonne humeur. Les doutes éveillés par Francine venaient détruire toutes ses résolutions de prudence et le décidèrent à brusquer les choses.

« Bien que j’aie été fort sensible à la bonté de notre hôte, répondit-il, si vous n’aviez pas été ici, je serais retourné chez moi.

– Alors, dit-elle gaiement, si les affaires de la paroisse sont négligées, c’est moi qui en serai responsable.

– En vérité, serai-je le seul qui ait négligé son devoir pour l’amour de vous ? Je me demande, par exemple, si les professeurs de votre pension ont jamais eu le courage de vous infliger de mauvaises notes. »

Cette question, qui évoquait pour Émily le souvenir d’Alban, fit monter le rouge à ses joues. Elle détourna la conversation.

« Quand allez-vous nous quitter ? dit-elle.

– C’est demain samedi ; il faut que je parte demain, comme d’habitude.

– Votre paroisse délaissée ne vous fera pas un mauvais accueil, j’espère. »

Il fit un effort désespéré pour reprendre le ton dégagé qui lui était habituel.

« Je suis sûr, dit-il, de conserver ma popularité tant qu’il restera un baril plein dans ma cave et quelques pièces de six pence dans ma poche. L’opinion publique de ma paroisse ne réclame rien d’autre que de la bière et un peu de monnaie. »

Après un silence il reprit :

« Notre excellent ami m’a engagé à revenir encore quand je serai quitte de mes fonctions pastorales. Puis-je espérer que je vous retrouverai ici la semaine prochaine ?

– Les affaires de votre paroisse ne souffriront-elles pas de toutes ces absences ? demanda Émily en souriant.

– Les affaires de ma paroisse, puisque vous me forcez à en convenir, n’ont jamais été pour moi qu’un prétexte.

– Un prétexte de quoi ?

– Un prétexte de ne pas rester à Monksmoor. J’espérais préserver ma tranquillité d’âme. L’expérience ne m’a pas réussi. Il ne m’est décidément pas possible de vivre loin de vous. »

Elle tenait à ne pas le prendre au sérieux.

« Douce flatterie, assurément ! mais avec moi, c’est peine perdue.

– Je n’ai aucune intention de vous flatter, répliqua-t-il gravement. Mais j’ai eu tort de vous parler ainsi, et je vous prie de me pardonner. »

Puis, tout à coup, il ajouta :

« Si je reviens lundi, est-ce que je ne trouverai pas là quelqu’un de vos amis ?

– Que voulez-vous dire ?

– Je m’informais simplement si M. Wyvil n’attend pas quelque nouveau visiteur. »

En ce moment, la voix de Cécilia se fit entendre derrière eux, appelant Émily. Les deux promeneurs se détournaient en même temps pour lui répondre ; ils se trouvèrent en présence de M. Wyvil, qui, de sa voix aimable, dit à Émily :

« J’ai pour vous des nouvelles auxquelles vous ne vous attendiez pas. Un télégramme de Netherwoods m’annonce que M. Alban Morris a obtenu un congé et qu’il sera ici demain. »

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