1hester Pinhorn, cuisinière au service du comte Fosco

Je suis désolée de n’avoir jamais appris à lire et à écrire, ayant dû travailler toute ma vie, mais je sais que c’est un péché de mentir et je veux dire tout ce que je sais. Je demande au monsieur qui écrit sous ma dictée de bien vouloir corriger mon langage et d’excuser les fautes que je peux faire en parlant.

L’été dernier, je fus engagée comme cuisinière au n° 5 de Forest Road à St John’s Wood. Mon maître s’appelait Fosco et était italien, ma maîtresse était anglaise. Ils étaient comte et comtesse.

Une servante et moi formions tout le personnel de la maison.

À peine étais-je arrivée que ma maîtresse m’annonça la visite d’une nièce et me recommanda de soigner spécialement la cuisine, car ladite nièce n’était pas très bien portante. La chambre d’ami du premier étage fut préparée pour elle. Je ne me souviens pas de la date exacte de l’arrivée de lady Glyde (c’était son nom), tout ce que je sais c’est qu’elle nous donna une belle frayeur. Mon maître la ramena un après-midi. C’est la servante qui leur ouvrit la porte. Elle était à peine revenue à la cuisine que la sonnette se mit à tinter sans arrêt et que l’on entendit la voix de ma maîtresse qui appelait à l’aide. Nous nous précipitâmes et nous vîmes la nouvelle arrivée étendue sur un canapé, le visage blême, les mains jointes avec frénésie et la tête penchée de côté. Ma maîtresse m’expliqua qu’elle avait été prise d’une frayeur inexplicable et qu’elle avait maintenant des convulsions. Je courus chercher le médecin du voisinage, le Dr Goodricke. Nous transportâmes la malade sur son lit, puis le docteur retourna chez lui pour chercher sa trousse et des médicaments. Il revint rapidement et il prit dans sa trousse un drôle de petit appareil en acajou qui ressemblait à une trompette. Il l’appuya sur le cœur de la dame et écouta avec attention.

Quand il eut fini, il déclara :

– Le cas est très sérieux, il faut prévenir tout de suite la famille !

Ma maîtresse demanda :

– Est-ce le cœur, docteur ?

– Oui, répondit-il. Maladie de cœur très grave !

Il lui expliqua ce qu’il pensait réellement du cas, mais je ne suis pas assez intelligente et je n’ai pas très bien compris ce qu’il disait.

Mon maître paraissait beaucoup plus bouleversé que sa femme. C’était un gros homme assez bizarre, qui avait une ribambelle d’oiseaux et une ribambelle de souris blanches, comme d’autres ont une ribambelle d’enfants. Ce qui arrivait semblait l’affecter terriblement. « Ah ! Pauvre lady Glyde, pauvre chère lady Glyde ! » ne cessait-il de répéter en faisant de ses grosses mains des gestes désespérés qui étaient ceux d’un acteur plutôt que ceux d’un gentleman. Pour une question que ma maîtresse posait au docteur au sujet de la guérison possible de sa nièce, mon maître en posait au moins cinquante ! Finalement, il descendit dans ce qu’il appelait le jardin et y cueillit un petit bouquet de fleurs qu’il me chargea de mettre dans la chambre de la malade. Comme si cela servait à quelque chose !

Vers la soirée, la dame reprit connaissance et nous regarda d’un air égaré sans dire un mot. Elle doit avoir été jolie avec ses cheveux dorés et ses grands yeux bleus !

Elle passa une nuit très agitée, d’après ce que nous dit ma maîtresse qui la veilla toute seule. Quand j’entrai un moment dans sa chambre, cette nuit-là, elle semblait appeler quelqu’un, mais on ne comprenait pas qui.

Lorsque je frappai à la porte, le lendemain matin, lady Glyde dormait et paraissait épuisée. Mr Goodricke amena Mr Garth, son confrère, en consultation. Ils posèrent beaucoup de questions à ma maîtresse sur la vie passée de la malade, et, comme ils demandaient si elle avait beaucoup souffert moralement, ma maîtresse répondit : « Oh ! oui ! » Les médecins hochèrent la tête comme s’ils pensaient tous les deux que le mal de lady Glyde résultait de sa souffrance morale, et ils s’en allèrent. À la fin de la matinée, mon maître vint me dire joyeusement que la dame allait mieux. Il me dit qu’elle allait se promener un peu et me demanda de lui faire une bonne tarte – une tarte à la pâte feuilletée – pour son dîner. Il avait plus de 60 ans et adorait les pâtisseries comme un enfant. Pensez donc !

Le docteur revint vers midi, et constata l’amélioration de l’état de lady Glyde. Il nous recommanda de ne pas lui parler, et de ne pas la faire parler si cela n’était pas strictement nécessaire. Elle avait besoin d’un repos complet, ajouta-t-il, et elle devait dormir le plus possible. Mr Goodricke était loin d’être aussi rassuré que mon maître. Il nous prévint qu’il repasserait à 5 h de l’après-midi.

Vers 5 h, justement, (Monsieur n’était pas encore rentré) la sonnette de la chambre tinta violemment, et ma maîtresse me demanda d’aller en toute hâte chercher le docteur, lady Glyde ayant eu de nouveau une syncope. J’allais sortir quand Mr Goodricke arriva, ainsi qu’il l’avait promis. Il monta immédiatement.

– Lady Glyde paraissait beaucoup mieux, lui expliqua la comtesse, et elle avait les yeux grands ouverts, lorsque tout à coup elle poussa un cri et s’évanouit.

Le médecin s’approcha du lit, regarda la malade, mit la main sur son cœur et hocha la tête.

– Elle n’est pas morte, docteur ? demanda ma maîtresse, perdant tout son calme.

– Oui, madame, elle est morte, répondit le médecin. Je craignais en effet que cela n’arrivât subitement lorsque j’ai eu ausculté son cœur, hier soir. Son cas était désespéré.

La comtesse s’éloigna du lit, bouleversée, et tremblant des pieds à la tête.

– Morte ! Si vite !… Que va dire le comte ? murmura-t-elle.

Mr Goodricke lui conseilla d’aller se reposer un peu.

– Vous avez veillé toute la nuit, madame, vos nerfs sont ébranlés. Cette personne restera ici jusqu’à ce que j’aie fait le nécessaire, dit-il en me désignant.

– Oui, je dois préparer le comte, murmura ma maîtresse en tremblant encore, et elle s’en alla.

– Votre maître est un étranger ? me demanda le médecin. Connaît-il les formalités à remplir en cas de décès ?

Comme je faisais signe que je l’ignorais, il ajouta :

– Je ne m’occupe pas de cela, d’habitude, mais, dans ce cas-ci, il vaudrait peut-être mieux que je fasse la déclaration moi-même. Veuillez, s’il vous plaît, en avertir votre maître. Et, me saluant, il sortit.

Je restai dans la chambre jusqu’à l’arrivée d’une personne respectable, envoyée par le Dr Goodricke. Elle s’appelait Jane Gould et elle me dit avoir déjà fait beaucoup d’ensevelissements dans sa vie.

Lorsque je revis mon maître, il semblait atterré, mais plus effrayé que triste.

Ma maîtresse fit faire des funérailles magnifiques qui durent coûter fort cher. Le mari, étant à l’étranger, nous dit-on, n’y assista pas. La pauvre petite dame fut enterrée dans le caveau de famille, dans le Cumberland, je pense, et mon maître accompagna le convoi. Il était très élégant dans ses habits de grand deuil, et son visage était empreint de gravité. Aux questions que l’on m’a posées, je répondis :

1° Que ni la servante ni moi n’avons vu le comte donner lui-même de la médecine à lady Glyde et qu’il ne resta jamais seul dans la chambre de la malade.

2° Que j’ignore la cause de la frayeur subite qui fit s’évanouir lady Glyde le jour de son arrivée.

Le témoignage ci-dessus a été lu en ma présence et je le certifie exact.

Hester Pinhorn.

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