5RÉCIT DE WALTER HARTRIGHT

Au début de l’été 1850, ce qu’il restait de mes compagnons et moi-même quittâmes les forêts sauvages de l’Amérique centrale pour rentrer au pays. Notre bateau sombra dans le golfe du Mexique. C’était la troisième fois que, par miracle, j’échappais à la mort. J’avais, en effet, échappé aux fièvres, puis à la cruauté des Indiens et, enfin, à la noyade. Nous fûmes recueillis par un bateau américain faisant route vers Liverpool. Je débarquai l’après-midi du 13 octobre 1850 et arrivai à Londres le soir même. Les dangers que j’avais courus avaient fait de moi un autre homme. J’étais devenu énergique et plein de décision : alors qu’un an auparavant j’avais fui devant l’avenir, je revenais pour le regarder en face. Laura Fairlie occupait toutes mes pensées quand je quittai l’Europe et mon cœur n’avait pas changé.

Dès mon arrivée à Londres, j’allai voir ma mère et ma sœur à Hampstead. Après les effusions de joie du revoir, je m’aperçus avec anxiété qu’un voile embuait le regard de ma mère et qu’elle me regardait avec tristesse. Je n’avais jamais eu de secret pour elle, et elle connaissait mon amour sans espoir.

– Vous avez quelque chose de triste à m’annoncer ? lui demandai-je inquiet.

Ma mère vint s’asseoir sur le canapé près de moi et m’entoura le cou de ses deux bras en pleurant.

– Walter ! murmura-t-elle. Walter, mon cher enfant ! Votre peine est la mienne… Moi, du moins, je vous reste !

J’avais compris !…

Trois jours s’étaient écoulés depuis mon retour, trois jours où, entouré de tendresse et d’affection, j’avais essayé de reprendre courage, mais en vain. Les larmes ne rafraîchissaient plus mes yeux brûlants et mon cœur ne guérissait pas. Je suppliai ma mère et ma sœur de me laisser partir seul.

– Je serai plus fort lorsque j’aurai été m’incliner sur sa tombe et aurai revu les lieux où je l’ai connue.

Je partis par un calme après-midi d’automne et refis lentement le chemin dont je me souvenais si bien. Le pâle soleil d’octobre brillait à peine à travers les nuages blancs et la température était douce.

J’atteignis la lande, montai au sommet de la colline et contemplai de loin la maison et le parc de Limmeridge House. Les routes nouvelles que j’avais parcourues, les impressions que j’avais reçues au cours des derniers mois, les dangers que j’avais traversés, rien de tout cela n’existait plus. J’avais la sensation que c’était hier que j’avais quitté Laura, si malheureux, et je m’attendais presque à la voir venir à ma rencontre, vêtue de sa robe légère, son petit cahier de croquis à la main.

Je descendis la pente menant à l’église, je revis le porche où, anxieux, j’attendis « la Dame en blanc », le petit ruisseau coulant le long du champ des morts et, là-bas, la croix de marbre blanc surmontant la tombe où reposaient la mère et la fille, côte à côte.

Je m’approchai lentement et lus l’épitaphe : « À la mémoire de Laura… »

Je ne pus continuer. Je m’agenouillai. Mes yeux s’embuèrent de larmes, ma tête bourdonna, je l’appuyai douloureusement contre la pierre blanche et froide en fermant les yeux.

Lorsque je revins à moi, le soleil descendait à l’horizon, les nuages avaient disparu, et la lumière du crépuscule baignait doucement le cimetière. Devant moi, à une certaine distance, se tenaient deux femmes voilées qui me regardaient. Elles firent quelques pas, puis s’arrêtèrent encore. Alors, l’une d’elles levant son voile, je reconnus Marian Halcombe, le visage ravagé, on le devinait par le chagrin et la peur de l’avenir. À mon tour, je m’avançai, mais elle se tenait à nouveau immobile et ne prononçait pas un mot. L’autre femme, toujours voilée, eut un faible cri et, soudain, je me mis à trembler de tout mon corps, à trembler d’épouvante. Elle vint vers moi, cependant que j’entendais enfin la voix de Marian, restée seule en arrière :

– Mon rêve ! Mon rêve ! disait-elle dans l’angoissant silence qui nous entourait. Ô Père ! Donnez-lui force et courage ! Ô Père ! Aidez-le dans cette heure difficile !

L’autre femme s’approchait lentement, et, de cet instant, je ne vis plus qu’elle. La tombe seule nous séparait… Sa robe frôla l’épitaphe… Elle releva son voile…

À la mémoire de Laura, lady Glyde…

Laura, lady Glyde était devant moi et me regardait par-dessus la tombe.

Share on Twitter Share on Facebook