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J’écris ces lignes à la requête de mon ami Walter Hartright. Elles relatent les événements qui suivirent son départ.

Que j’approuve ou non la divulgation de l’étrange histoire de cette famille, Mr Hartright avec raison en a pris la responsabilité. Il voulut que chaque témoin prît la plume à son tour.

*

* *

J’arrivai à Limmeridge House le vendredi 2 novembre, pour y rencontrer sir Percival Glyde, attendu quelques jours plus tard. Si, au cours de notre entrevue, la date du mariage de sir Percival et de miss Fairlie était arrêtée, je devais retourner à Londres muni des instructions nécessaires pour établir le contrat.

Le vendredi, je n’eus pas le plaisir d’être reçu par Mr Fairlie. Depuis des années, il était, ou s’imaginait être malade, et, ce jour-là, il ne se sentait pas assez bien pour tenir une conversation. Je vis d’abord miss Halcombe.

Yeux noirs et cheveux foncés, elle me rappelle sa mère, Mrs Fairlie. Elle vint à ma rencontre comme je descendais de voiture et me présenta Mr Hartright qui terminait son séjour à Limmeridge House.

Miss Fairlie ne parut qu’à l’heure du dîner. Je fus navré de sa mine. C’est une adorable jeune fille, attentive et prévenante comme sa mère, quoiqu’elle ressemble davantage à son père, physiquement.

Au cours de la soirée, miss Fairlie se mit au piano, mais, joua-t-elle aussi bien que d’habitude ? Tout en l’écoutant, nous fîmes une ou deux parties de cartes. Je fus agréablement impressionné par Mr Hartright ; certes il lui manque trois choses essentielles : apprécier le bon vin, connaître le whist et l’art de tourner un compliment à une dame. À part cela, dès cette première rencontre, je le trouvai très gentleman.

Le lecteur connaît la lettre anonyme qu’avait reçue miss Fairlie. Ma conviction était que sir Percival nous donnerait toutes les explications souhaitables dès son arrivée.

Le samedi, lorsque je descendis pour le petit déjeuner, Mr Hartright était parti. Miss Fairlie garda la chambre toute la journée et miss Halcombe me sembla moins bien disposée que d’ordinaire. La maison n’était plus ce qu’elle était du temps de Mr et de Mrs Philip Fairlie ! L’après-midi, je me promenai seul aux alentours de la propriété, et je revis certains endroits que je connaissais depuis plus de trente ans. Eux aussi avaient changé !

À 2 h, Mr Fairlie me fit dire qu’il pouvait me recevoir. Lui seul était resté tel que je l’avais toujours connu. Sa conversation roula sur les mêmes éternels sujets : sa santé, ses merveilleuses pièces de monnaie et ses extraordinaires eaux-fortes de Rembrandt. Dès que j’essayai de lui parler du but de ma visite, il ferma les yeux, déclarant que ce sujet l’éreintait. Je revins à la charge à plusieurs reprises, mais tout ce que je pus en tirer, c’est qu’il considérait le mariage de sa nièce comme une chose faite ; le père de Laura avait approuvé cette union, lui-même s’en réjouissait. Quant aux clauses du contrat de mariage, il me demandait de consulter sa nièce, d’arranger minutieusement les affaires de la famille afin de limiter son rôle de tuteur à dire « Oui » au moment voulu. Aurait-il pu agir autrement, lui qui était toujours souffrant et devait rester enfermé dans sa chambre ? Alors, pourquoi venait-on l’importuner ?

Son indifférence ne m’étonna guère, car je savais qu’il n’avait qu’un intérêt viager sur la propriété de Limmeridge House.

Le dimanche fut morne. Je reçus une lettre de l’avocat de sir Percival m’accusant réception de la copie de la lettre anonyme.

Lorsque miss Fairlie nous rejoignit dans l’après-midi, je la trouvai pâle et déprimée. Je risquai une légère allusion à l’arrivée prochaine de sir Percival, mais elle me regarda d’un air si mélancolique, sans répondre, que je me demandai si elle ne se repentait pas de ses fiançailles.

Le lundi, sir Percival arriva.

C’était un homme charmant, paraissant plus que son âge, car il était en partie chauve et son visage comme buriné par le temps ; mais son allure était celle d’un jeune homme. Sa rencontre avec miss Halcombe fut cordiale et sans affectation ; ma présence lui parut si naturelle que nous devînmes rapidement de bons amis. Miss Fairlie arriva quelques instants plus tard. Sir Percival l’accueillit avec élégance et galanterie. Le changement qu’il observa en elle suscita chez lui un regain de tendresse et de respect qu’il s’empressa de lui témoigner. Miss Fairlie parut fort réservée et mal à l’aise en sa présence, elle saisit la première occasion venue de quitter la pièce. Sir Percival feignit de ne pas s’en apercevoir et ne fit aucune remarque à ce propos ; son tact, d’ailleurs, ne fut jamais pris en défaut durant les quelques jours que je vécus en sa compagnie à Limmeridge House.

Dès que miss Fairlie nous eut quittés, il nous épargna tout embarras au sujet de la lettre anonyme en nous en parlant le premier. Étant passé par Londres en venant du Hampshire, il avait vu son avocat qui l’avait mis au courant de l’affaire, et il avait hâte de nous rassurer.

Je lui tendis la lettre originale, mais d’un air digne il refusa de la prendre.

Ses explications furent aussi satisfaisantes que je l’avais prévu. Il avait des obligations envers Mrs Catherick, celle-ci ayant rendu autrefois des services à sa famille et à lui-même. Elle avait été doublement malheureuse en épousant un homme qui l’avait abandonnée avec une petite fille, dont les facultés mentales s’étaient révélées anormales dès l’enfance. Quoique son mariage l’eût éloignée de la propriété de sir Percival, celui-ci s’était fait un devoir de ne pas la perdre de vue. Les symptômes de folie augmentant chez sa fille et Mrs Catherick répugnant à mettre celle-ci dans un asile public, sir Percival l’avait placée dans un asile privé et il avait pris à charge les frais. Malheureusement, la pauvre créature, ayant appris la part qu’il avait prise dans son internement, lui avait voué une haine à mort, qui s’était manifestée une fois de plus dans cette lettre anonyme. Si miss Halcombe ou Mr Gilmore désiraient de plus amples renseignements, ils pouvaient s’adresser aux médecins de l’asile et, s’ils avaient d’autres questions à lui poser, il était prêt à y répondre aussi clairement que possible, afin de dissiper toute équivoque. Il avait fait une fois de plus son devoir envers cette jeune femme en ordonnant à son avocat de ne rien épargner pour la retrouver et pour la remettre entre les mains des médecins. Il espérait que miss Fairlie et sa famille seraient satisfaites de ces explications.

Je fus le premier à répondre.

La force de la loi peut être accommodée comme on le désire ; appelé pour établir une opposition, j’aurais pu le faire aisément. Mais ici je devais seulement peser les explications données, me souvenir de la haute considération dont jouissait ce gentleman et décider honnêtement si les probabilités étaient pour ou contre lui. J’avais la conviction personnelle qu’elles étaient pour lui ; en conséquence, je me déclarai satisfait.

Après m’avoir regardé gravement, avec attention, miss Halcombe hésita avant de se ranger à mon avis.

Sir Percival remarqua-t-il cette hésitation, sans doute, car il poursuivit :

– Puisque mes affirmations satisfont pleinement Mr Gilmore et comme il croit en ma parole, je pourrais considérer l’incident clos, mais ma situation vis-à-vis d’une dame est toute différente. À elle je dois, ce que je n’accorderais à aucun homme, une preuve de la véracité de mes affirmations. Comme vous pouvez difficilement me la demander, miss Halcombe, il est de mon devoir de vous la donner et, surtout, de la donner à miss Fairlie. Puis-je vous prier d’écrire à Mrs Catherick, la mère de cette infortunée, afin de lui demander son témoignage ?

Miss Halcombe changea de couleur et se troubla, car la proposition de sir Percival semblait une réponse directe à son hésitation.

– J’espère, sir Percival, que vous ne me faites pas l’injure de penser que je ne vous crois pas ?

– Certainement non, miss Halcombe. Si je vous propose cela, c’est par égard pour vous… pour que vous soyez tranquillisée. Excusez-moi si j’insiste.

Ce disant, il se dirigea vers la table où se trouvait l’écritoire et l’ouvrit :

– Je vous demande d’écrire ce mot également pour me faire plaisir. Cela ne vous prendra que quelques minutes. Vous n’avez que deux questions à poser à Mrs Catherick. Demandez-lui si sa fille a été placée dans un asile avec son assentiment, puis si mon intervention mérite sa gratitude ou non. Mon esprit sera mieux en repos après cela.

– Vous m’obligez à accepter votre requête, sir Percival, alors que j’aurais préféré la refuser, répondit miss Halcombe en se dirigeant vers la table.

Sir Percival la remercia en lui tendant la plume et il s’approcha de l’âtre. Le petit lévrier de miss Fairlie dormait paisiblement devant le foyer, mais lorsque sir Percival tendit la main pour le caresser, il alla se blottir craintivement sous un canapé. Je ne crois pas que ce soit un homme à se laisser impressionner par l’accueil que lui font les bêtes ; cependant, son front s’obscurcit et il alla vers la fenêtre d’un air maussade. Serait-il irritable ? Si oui, il a toute ma sympathie, car je le suis également.

Miss Halcombe eut bientôt terminé la lettre qu’elle tendit à sir Percival. Il la prit en s’inclinant et la ferma sans la lire. Il écrivit ensuite l’adresse et la lui rendit.

Je n’ai jamais vu de manières plus élégantes.

– Vous insistez pour que je mette moi-même ce pli à la poste, sir Percival ? demandait-elle.

– Je vous en prie. Et maintenant qu’il est fermé, permettez-moi de vous poser quelques questions. Mon avocat m’a expliqué comment l’auteur de la lettre anonyme a été identifié. Mais il y a certains détails que j’ignore encore. Par exemple, Anne Catherick a-t-elle rencontré miss Fairlie ?

– Certainement non !

– Vous a-t-elle vue ?

– Pas davantage.

– Elle n’a donc rencontré personne de la maison, sinon un certain Mr Hartright, qui l’a vue par hasard dans le cimetière ?

– Personne d’autre.

– Ce Mr Hartright était engagé comme professeur de dessin à Limmeridge House, je crois ? Fait-il partie d’une société d’aquarellistes ?

– Je suppose.

Après une pause, sir Percival ajouta :

– Avez-vous découvert où logeait Anne Catherick, durant son séjour aux environs ?

– Oui, dans une ferme de Mr Fairlie, appelée Todd’s Corner.

– Nous devons tout faire pour la retrouver, déclara-t-il. J’irai aux renseignements. Puis-je compter sur vous, miss Halcombe, pour rendre compte de notre conversation à miss Fairlie, lorsque la réponse de Mrs Catherick vous sera parvenue ?

Miss Halcombe acquiesça. Lorsque sir Percival se leva pour nous quitter et monter à sa chambre, le lévrier italien sortit de sa cachette et gronda en aboyant derrière lui.

– Voilà un bon travail terminé, miss Halcombe, dis-je quand nous fûmes seuls. Voilà une grosse inquiétude apaisée, n’est-ce pas ?

– Oui ! répondit-elle, sans doute ! Je suis très contente que vous soyez entièrement convaincu de sa sincérité, Mr Gilmore.

– Moi ? Mais certainement ! Et je suppose qu’avec la lettre que vous tenez en main, vous avez également tous vos apaisements ?

– Oh oui ! Comment pourrait-il en être autrement ? J’aurais cependant souhaité que Walter Hartright soit resté ici pour assister à cette explication !

Je me sentis surpris et vexé.

– Je sais que Mr Hartright fut intimement mêlé à l’histoire de cette lettre, répondis-je, mais je ne vois pas ce que sa présence aurait pu changer à votre opinion ou à la mienne, au sujet des explications données par sir Percival.

– C’est peut-être un caprice de ma part, il ne faut pas le discuter. Votre expérience est sans nul doute un meilleur guide.

J’avoue que je n’aimais pas beaucoup cette façon de m’endosser toute la responsabilité. De la part de Mr Fairlie, c’eût été compréhensible, mais miss Halcombe, avec son esprit résolu et clairvoyant, était la dernière personne de qui je me serais attendu à pareille faiblesse.

– Si vous avez encore quelque crainte, repris-je, pourquoi ne pas me le dire tout de suite ? Avez-vous une raison sérieuse pour vous défier de sir Percival ?

– Aucune.

– Voyez-vous quelque chose d’improbable ou de contradictoire dans ses explications ?

– Puis-je avoir un meilleur témoignage en sa faveur que celui de cette femme ?

– Je ne crois vraiment pas !…

– Alors, je vais mettre cette lettre à la poste et nous attendrons la réponse de Mrs Catherick. N’attachez aucune importance à mes hésitations, Mr Gilmore. J’ai été très inquiète pour Laura ces derniers temps, et l’anxiété ébranle les plus forts.

Sa voix naturellement si ferme tremblait un peu lorsqu’elle quitta la pièce. Moi, qui la connaissais depuis son enfance, je la savais peu impressionnable, aussi son attitude me laissait-elle mal à l’aise, malgré tout. Plus jeune, j’aurais été irrité de me laisser à ce point influencer. Mais à mon âge, on prend les choses autrement : je sortis faire un tour de jardin pour me changer les idées.

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