II. Les pensées de la mariée

Nous roulions sur les rails depuis un peu plus d’une heure, lorsqu’insensiblement un changement s’opéra en nous.

Toujours assis à côté l’un de l’autre, ma main dans la sienne, ma tête appuyée sur son épaule, nous tombâmes peu à peu dans un complet silence. Avions-nous déjà épuisé le mince mais éloquent vocabulaire de la langue de l’amour… ou avions-nous pris le parti, par un consentement tacite, après avoir savouré les joies de la passion qui parle, de savourer celles de la passion qui pense ? Je puis difficilement le dire. Je sais seulement qu’un moment vint où, sous l’effet d’une influence inexplicable, nos lèvres se fermèrent. Nous restâmes longtemps absorbés l’un et l’autre dans nos rêveries. Pensait-il exclusivement à moi dans ce moment… comme je pensais exclusivement à lui ? Avant la fin du voyage j’eus des doutes ; un peu plus tard, j’eus la certitude que ses pensées, errant loin de sa femme, s’étaient tournées vers les malheurs de sa vie passée.

Pour moi, le secret plaisir de n’occuper mon esprit que de lui, tandis que je le sentais à mes côtés avait par lui-même un indicible attrait.

Je rappelais dans mes souvenirs notre première rencontre dans le voisinage de la maison de mon oncle.

Le célèbre cours d’eau, si abondant en truites, de nos régions septentrionales, roulait ses flots écumeux et fumants à travers une ravine creusée dans les roches de ce sol marécageux. C’était pendant une après-midi sombre et agitée par le vent ; le soleil couchant était nuageux et déjà fort bas sur l’horizon, qu’il colorait de ses rouges rayons. Un pêcheur solitaire agitait au-dessus de l’eau sa ligne, armée d’un moucheron qui est l’appât dont la truite est avide ; il se tenait sur le rivage, au bord d’un tournant où l’eau, revenant sur elle-même, était tranquille et profonde, sous une levée de terre qui la surplombait. Une jeune fille, c’était moi, debout sur cette levée, invisible au pêcheur placé en contre-bas, attendait, avec une vive curiosité, le moment où elle verrait la truite s’élancer au-dessus de l’eau pour happer sa proie.

Ce moment vint, le poisson fit un bond et saisit le moucheron.

Alors se mettant à marcher, tantôt sur l’étroite bande de sable que l’eau effleurait au pied de la levée, tantôt, quand la rivière faisait un coude, dans l’eau même qui courait plus sombre sur son lit de roche, le pêcheur marchait de conserve avec la truite qui avait mordu à l’hameçon ; parfois laissant sa ligne suivre les mouvements de la truite ; la ramenant parfois à lui, et se jouant avec sa proie dans une lutte difficile et délicate. Je marchai, de mon côté, le long de la levée, pour ne pas perdre de vue ce combat de science et d’adresse entre l’homme et le poisson. J’avais assez longtemps vécu avec mon oncle pour partager un peu son enthousiasme pour les amusements de la campagne et spécialement pour la pêche à la ligne. Marchant du même pas que l’étranger, mes yeux attentivement fixés sur les mouvements de sa ligne, et sans prendre aucunement garde à la nature du sentier inégal que je suivais, je montai par hasard sur le rebord sablonneux de la levée ; le sable céda sous mes pieds, et je tombai dans l’eau, au même instant.

La hauteur d’où je tombais était insignifiante ; l’eau peu profonde ; le lit de la rivière, fort heureusement pour moi, était sablonneux. Excepté la peur que j’éprouvai et le bain que je pris, il ne résulta de ma chute aucun mal. Je me retrouvai bientôt debout, sur la terre ferme, toute honteuse de mon accident. Si peu qu’il eût duré, il avait donné pourtant à la truite le temps de s’échapper. Le pêcheur avait entendu le cri d’alarme que j’avais poussé instinctivement, et, jetant sa ligne sur le rivage, il était accouru à mon secours. Nous nous regardâmes pour la première fois, moi en haut sur la levée, et lui en bas les pieds dans l’eau. Nos yeux se rencontrèrent, et je crois vraiment que nos cœurs se rencontrèrent aussi, au même instant. Ce dont je suis certaine, c’est que nous oubliâmes, moi, la politesse d’une fille bien élevée, lui, celle d’un homme du monde ; nous nous regardâmes mutuellement en gardant un silence sauvage.

Je fus la première à le rompre. Que lui dis-je ?

Je lui dis quelque chose relativement à l’insignifiance de ma chute ; puis j’insistai pour qu’il allât essayer de rattraper son poisson.

Il le fit comme malgré lui, et, naturellement, il revint à moi les mains vides. Sachant combien mon oncle aurait été amèrement désappointé, dans une circonstance pareille, je m’excusai avec vivacité auprès du pêcheur, et, dans mon empressement à diminuer ses regrets, je m’offris même à lui indiquer un endroit un peu plus bas, dans la rivière, où il pourrait renouveler ses tentatives.

Il ne voulut pas en entendre parler, et me supplia de retourner chez moi pour changer mes vêtements mouillés. Je ne tenais nullement à prendre ce soin. Néanmoins, je cédai à sa prière, sans savoir pourquoi.

Il marcha à côté de moi. Mon chemin pour retourner au presbytère était aussi celui qui le ramenait à son auberge. Il était venu dans nos environs, me dit-il, plus pour goûter les charmes de la tranquillité et de la solitude que pour le plaisir de pêcher. Il m’avait aperçue une fois ou deux de la fenêtre de sa chambre. Il me demanda si je n’étais pas la fille du pasteur.

Je le tirai d’erreur. Je lui dis que le pasteur avait épousé la sœur de ma mère, et que sa femme et lui, depuis la mort de mes parents, m’en avaient tenu lieu. Il me demanda s’il pouvait prendre la liberté de se présenter chez le Docteur Starkweather, le lendemain, et me nomma un de ses amis, qu’il croyait être de la connaissance du Vicaire. Je l’invitai à nous visiter, comme si la maison de mon oncle avait été la mienne. J’étais dominée par le charme de ses yeux et de sa voix. Dans ma candeur d’enfant, je m’étais figuré mainte et mainte fois, avant ce temps, que j’étais bel et bien amoureuse. Mais jamais, en présence d’aucun autre homme, je n’avais senti rien de ce que je sentais en ce moment devant celui-ci. Il me sembla qu’il fit nuit subitement autour de moi, quand il me quitta. Je m’appuyai contre la porte du presbytère. Je ne pouvais pas respirer ; je ne pouvais pas penser ; mon cœur s’agitait, comme s’il eût voulu s’élancer hors de ma poitrine… et tout cela à cause d’un étranger ! J’en rougissais de honte ; mais, en dépit de tout, j’étais heureuse, bien heureuse !

Et maintenant, après que quelques semaines se sont écoulées depuis cette première rencontre, je l’ai là, près de moi ! Il est à moi pour la vie ! Je levai la tête de dessus son épaule pour le regarder. J’étais comme un enfant possesseur d’un nouveau jouet… j’avais besoin de m’assurer qu’il était bien réellement à moi.

Il ne bougeait pas de son coin. Était-il profondément enfoncé dans ses propres pensées ? Et était-ce moi qui étais le sujet de ses pensées ?

Je replaçai ma tête sur son épaule de façon à ne pas le déranger. Mes pensées se remirent à errer à l’aventure, et me rappelèrent un autre tableau de la galerie dorée du passé.

La scène se passe cette fois dans le jardin du presbytère. Il fait nuit. Nous nous sommes donné un rendez-vous secret. Nous marchons lentement, hors de la vue de la maison, tantôt sous le feuillage des bosquets, tantôt à ciel découvert, sur la pelouse où brille un charmant clair de lune.

Il y avait longtemps déjà que nous nous étions avoué notre mutuel amour, et que nous avions promis et juré d’être pour toujours l’un à l’autre. Déjà nos intérêts étaient communs ; déjà nous partagions les mêmes peines et les mêmes joies. J’étais allée cette nuit à sa rencontre, le cœur attristé, pour chercher un soulagement dans sa présence, un encouragement dans sa voix. Il remarqua que je soupirai, quand il me donna le bras, et il tourna gentiment ma tête vers le clair de lune, pour mieux voir les traces de ma douleur sur ma figure. Combien de fois avait-il lu mon bonheur de la même manière, dans les premiers temps de notre amour !

« Vous m’apportez de mauvaises nouvelles, mon ange, me dit-il, en écartant tendrement mes cheveux de mon front. Je vois des lignes là qui me disent que vous avez du chagrin. Peu s’en faut que je ne souhaite de vous aimer moins ardemment, Valéria.

– Pourquoi ?

– Je pourrais vous rendre votre liberté. Je n’aurais qu’à quitter ce pays, et votre oncle serait satisfait, et vous seriez délivrée de toutes les peines dont vous souffrez maintenant.

– Ne parlez pas ainsi, Eustache. Si vous voulez que j’oublie mes peines, dites-moi que vous m’aimez plus tendrement que jamais. »

Il me répondit par un baiser ; et, pendant un moment exquis, ce fut un profond oubli des rudes sentiers de la vie… une délicieuse absorption de nos deux âmes l’une dans l’autre. Je revins à la réalité, fortifiée et tranquille, récompensée par un autre baiser de toutes mes souffrances passées, prête à supporter avec résignation toutes celles qui pouvaient m’attendre dans l’avenir. Allumez l’amour dans le cœur d’une femme et il n’est rien qu’elle ne veuille tenter et souffrir.

« Ont-ils donc fait de nouvelles objections à notre mariage ? me demanda Eustache, tandis que nous nous promenions à pas lents.

– Non ; ils en ont fini avec les objections. Ils se sont souvenus enfin que j’étais majeure, et que je pouvais choisir mon mari moi-même. Mais ils ont insisté pour me faire renoncer à vous, Eustache. Ma tante, qui n’est pas sensible, a pleuré… pour la première fois depuis que je la connais. Mon oncle, qui m’a toujours témoigné de l’affection et de la bonté, s’est montré encore plus tendre et plus affectueux que jamais. Il m’a dit que si je persiste à devenir votre femme, il ne m’abandonnera pas, au jour de mes noces ; en quelque endroit que nous puissions nous marier, il sera là pour célébrer le service, et ma tante m’accompagnera à l’église. Mais il me conjure de réfléchir sérieusement à ce que je vais faire… de consentir à votre éloignement momentané, de consulter d’autres amis, si je ne suis pas satisfaite de son opinion. Oh ! mon bien-aimé, ils sont aussi désireux de nous séparer, que si vous étiez le pire des hommes au lieu d’en être le meilleur.

– Est-il survenu quelque incident, depuis hier, qui ait augmenté leur défiance à mon égard ?

– Oui.

– Quel est cet incident ?

– Vous vous rappelez que vous avez indiqué à mon oncle, comme pouvant le renseigner sur votre compte, un de vos amis, qui se trouve être l’un des siens.

– Oui. Le Major Fitz-David.

– Mon oncle a écrit à ce Major Fitz-David.

– Pourquoi ?… »

Eustache prononça ce mot d’un ton si absolument différent de celui qui lui était ordinaire, que j’en fus frappée d’étonnement.

« Vous ne serez pas fâché, Eustache, de ce que je vais vous dire, ajoutai-je. Mon oncle, à ce que j’ai compris, avait plusieurs motifs pour écrire au Major. L’un de ces motifs était de lui demander s’il connaissait l’adresse de votre mère. »

Eustache devint soudain muet.

Je m’arrêtai aussitôt, comprenant que je ne pouvais pas m’aventurer à en dire davantage, sans courir le risque de l’offenser.

Pour dire la vérité, sa conduite, quand il avait parlé pour la première fois de mariage à mon oncle, avait été, quant aux apparences, quelque peu légère et étrange. Le Vicaire l’avait naturellement questionné sur sa famille. Il avait répondu que son père était mort, et il n’avait consenti qu’avec quelque répugnance à annoncer à sa mère son mariage projeté. En nous apprenant qu’elle aussi vivait à la campagne, il était allé la voir, sans nous faire connaître plus précisément son adresse. Au bout de deux jours, il était revenu au presbytère avec une nouvelle fort surprenante. Sa mère, sans vouloir mettre en doute mon honorabilité ni celle de ma famille, désapprouvait si absolument le mariage projeté par son fils qu’elle-même et les membres de sa famille, qui partageaient tous sa manière de voir, se refuseraient à assister à la cérémonie, si M. Woodville persistait à tenir l’engagement qu’il avait pris avec la nièce du Docteur Starkweather. Sollicité d’expliquer cette réponse extraordinaire, Eustache nous avait dit que sa mère et ses sœurs tenaient à lui faire épouser une autre dame, et qu’elles étaient amèrement mortifiées et désappointées de voir qu’il eût fait choix d’une personne inconnue à sa famille. Cette explication était suffisante pour moi. Elle impliquait, en ce qui me concernait, un aveu de mon influence sur Eustache qu’une femme entend toujours avec plaisir. Mais elle ne satisfit ni mon oncle ni ma tante. Le Vicaire fit connaître à M. Woodville qu’il désirait écrire à sa mère ou l’aller voir, au sujet de son étrange réponse. Eustache refusa obstinément d’indiquer l’adresse de sa mère prétendant que l’intervention du pasteur serait absolument inutile. Mon oncle en conclut aussitôt que le mystère qu’on lui faisait de cette adresse cachait quelque chose de plus grave. Il refusa de favoriser les prétentions de M. Woodville à ma main, et il écrivit le même jour pour obtenir des renseignements à la personne que lui avait indiquée M. Woodville, et qu’il connaissait aussi… au Major Fitz-David.

Dans de telles circonstances, parler des motifs qu’avait eus mon oncle d’écrire au Major, c’était se hasarder sur un terrain délicat. Eustache me délivra de tout embarras en m’adressant une question à laquelle je pouvais facilement répondre.

« Votre oncle a-t-il reçu une réponse du Major Fitz-David ?… me demanda-t-il.

– Oui.

– Vous a-t-il été permis de la lire ?… »

Sa voix faiblit, en prononçant ces mots, et sa figure trahit une soudaine inquiétude, que je remarquai avec peine.

« J’ai apporté cette réponse avec moi pour vous la montrer, » dis-je.

Il arracha presque la lettre de ma main. Il me tourna le dos, pour la lire à la clarté de la lune. La lettre était assez courte pour être bientôt lue. J’aurais pu la dire par cœur à l’instant. Je puis la répéter maintenant.

« Cher Vicaire,

« M. Eustache Woodville vous dit exactement la vérité, en affirmant qu’il est gentleman de naissance et de situation, et qu’il a hérité, en vertu du testament de son père, d’une fortune indépendante de deux mille livres de revenu.

« Toujours à vous,

« LAWRENCE FITZ-DAVID. »

« Peut-on désirer une réponse plus nette que celle-là ? me dit Eustache en me rendant la lettre du Major.

– Si c’était moi qui eusse écrit pour demander des informations sur votre compte, répondis-je, elle m’aurait pleinement suffi.

– Mais elle n’a pas paru pleinement suffisante à votre oncle ?

– Non.

– Que lui reproche-t-il ?

– Pourquoi voulez-vous le savoir, mon bien aimé ?

– J’ai besoin de le savoir, Valéria. Entre nous, il ne doit pas y avoir de secret sur ce point. Votre oncle vous a-t-il dit quelque chose, en vous montrant la lettre du Major ?

– Oui.

– Quoi ?

– Il m’a dit que la lettre qu’il avait écrite au Major contenait trois pages, et m’a fait remarquer que la réponse du Major ne contenait qu’une seule phrase. Il a ajouté : – Je lui proposais d’aller le voir et de causer avec lui de cette affaire. Vous voyez qu’il ne fait aucune mention de ma proposition. Je lui demandais l’adresse de la mère de M. Woodville. Il passe sous silence cette demande, comme il a passé sous silence ma proposition. Il se renferme soigneusement dans la mention la plus brève de quelques simples faits. Rapportez-vous en à votre propre bon sens, Valéria. Cette sécheresse n’est-elle pas au moins singulière de la part d’un homme qui est gentleman par sa naissance et par son éducation, et qui de plus est un de mes amis ? »

Eustache m’arrêta ici.

« Avez-vous répondu à la question de votre oncle ? demanda-t-il.

– Non ; je lui ai dit seulement que je ne comprenais pas la conduite du Major.

– Et qu’est-ce que votre oncle a ajouté ensuite ? Si vous m’aimez, Valéria, dites-moi la vérité.

– Il a employé un langage très-sévère. Mais c’est un vieillard ; il ne faut pas vous en offenser.

– Je ne m’en offenserai pas. Qu’a-t-il dit ?

– Il m’a dit : – Remarquez bien mes paroles, Valéria ! Il y a là-dessous, par rapport à M. Woodville ou à sa famille, quelque secret sur lequel le Major n’est pas libre de s’expliquer. Bien interprétée, cette lettre est un avertissement. Montrez-la à M. Woodville, et rapportez-lui, si vous voulez, ce que je viens de vous dire… »

Eustache m’interrompit encore une fois.

« Vous êtes sûre que votre oncle a bien employé ces propres termes ? me demanda-t-il en examinant attentivement ma figure à la lueur de la lune.

– Parfaitement sûre. Mais moi, je ne pense pas comme mon oncle, croyez-le bien, je vous en prie. »

Il me pressa dans ses bras et fixa ses yeux sur les miens. Son regard m’effraya.

« Adieu. Valéria ! dit-il. Jugez-moi et pensez à moi avec indulgence, quand vous aurez épousé un homme plus heureux, ma bien-aimée. »

Il allait me quitter ! Je me cramponnai à lui, dans l’angoisse d’une terreur qui me saisit de la tête aux pieds.

« Que voulez-vous dire ? m’écriai-je aussitôt que je pus parler. Je suis à vous, à vous uniquement. Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait, pour mériter que vous me teniez cet effrayant langage ?

– Il faut nous séparer, mon ange, répondit-il tristement. La faute n’en est pas à vous. C’est le malheur qui me poursuit. Chère Valéria, comment pourriez-vous épouser un homme qui est suspect à vos plus proches, à vos plus chers amis ! J’ai mené une triste existence. Je n’ai jamais rencontré dans aucune autre femme la douce sympathie, la conformité de sentiments que j’ai trouvées en vous. Oh ! il m’est bien cruel de me séparer de vous. Il est dur pour moi de retourner à ma vie solitaire. Mais il faut que je fasse ce sacrifice, ma chérie, pour l’amour de vous. Je ne sais pas plus que vous ce que contenait cette lettre. Votre oncle ne me croira pas, vos amis ne me croiront pas. Un dernier baiser, Valéria ! Pardonnez-moi de vous avoir aimée… passionnément, religieusement aimée. Pardonnez-moi… et laissez-moi m’éloigner. »

Je le retins avec l’énergie du désespoir ; ses regards me mettaient hors de moi, ses paroles me pénétraient d’une intolérable douleur.

« Allez où vous voudrez, dis-je, je vais avec vous. Amis… réputation… je ne m’inquiète de rien de ce que je perds ni de ce que je puis perdre… Ô Eustache, je ne suis qu’une femme… ne me rendez pas folle ! je ne puis vivre sans vous. Je dois, je veux être votre femme… »

Je ne pus en dire davantage. Mon angoisse et ma folie éclatèrent en sanglots et en larmes.

Il n’y résista pas. Il me calma en me parlant de sa plus douce voix ; il me rendit à moi-même par ses tendres caresses. Il attesta le ciel qui brillait sur nos têtes, qu’il me dévouerait sa vie entière. Il fit vœu… oh ! en quels termes solennels ! en quels termes éloquents !… qu’il n’aurait d’autre pensée, jour et nuit, que de se montrer digne d’un amour comme le mien. N’a-t-il pas noblement tenu son serment ? Nos fiançailles, dans cette nuit mémorable, n’ont-elles pas été suivies de notre union au pied de l’autel, de notre serment devant Dieu ? Ah ! quelle vie j’avais devant moi ! Quelle félicité au-dessus de toutes les félicités était alors la mienne !

Je relevai encore une fois ma tête appuyée sur sa poitrine, pour goûter les chères délices de le voir à côté de moi… lui, ma vie, mon amour, mon mari, mon trésor !

À peine ramenée de mes absorbants souvenirs du passé aux douces réalités du présent, je touchais sa joue de la mienne et je murmurais tout bas :

« Oh ! comme je vous aime !… comme je vous aime !… »

Mais, soudain, je redressai ma tête en tressaillant. Mon cœur cessa de battre. Je portai ma main à ma figure. Qu’est-ce que je sentais sur ma joue ?… Je n’avais pas pleuré !… J’étais si heureuse ! Qu’est-ce que je sentais sur ma joue ? Une larme !

Sa figure était tournée du côté opposé à la mienne. Je le forçai à la retourner de mon côté.

Je le regardai… et je vis que mon mari, le jour de nos noces, avait les yeux pleins de larmes.

Share on Twitter Share on Facebook