VI. Ma découverte à moi

Heureusement pour moi, ce ne fut pas le maître de l’hôtel qui vint m’ouvrir, quand je sonnai ; ce fut une stupide fille à tout faire qui m’introduisit, sans songer à me demander mon nom. Mme Macallan était chez elle, et seule. Après m’avoir donné ce double renseignement, la servante me conduisit au premier étage et me fit entrer dans le salon sans m’annoncer.

Ma belle mère était assise, seule, près d’une table à ouvrage, et tricotait. Dès que je parus à la porte, elle mit de côté son ouvrage, et, se levant, me signifia, d’un geste de la main plein d’autorité, qu’elle voulait parler la première.

« Je sais pourquoi vous venez, me dit-elle. Vous venez pour me questionner. Épargnez-vous-en la peine, et épargnez-moi celle de vous écouter. Je vous avertis à l’avance que je ne répondrai à aucune question relative à mon fils. »

Cela fut dit avec fermeté, mais non avec rudesse. Je répondis, de mon côté, avec une fermeté égale.

« Je ne suis pas venue ici, madame, pour vous questionner relativement à votre fils. Je suis, venue… veuillez m’excuser… pour vous adresser une question qui vous concerne vous-même. »

Elle tressaillit et fixa sur moi, par-dessus ses lunettes, un regard pénétrant. Je l’avais prise évidemment par surprise.

« Quelle est cette question ? me demanda-t-elle.

– Je viens d’apprendre pour la première fois, dis-je, que votre nom est Macallan. Votre fils m’a épousée sous le nom de Woodville. La seule explication honorable de cette circonstance est, ce me semble, que mon mari serait votre fils par un premier mariage. Il y va du bonheur de ma vie. Veuillez me permettre de vous demander si vous avez été mariée deux fois, et si le nom de votre premier mari était Woodville ? »

Elle réfléchit un peu avant de répondre.

« La question est parfaitement naturelle dans votre position, dit-elle. Mais je pense que je ferai mieux de n’y pas répondre.

– Puis-je au moins vous demander pourquoi ?

– Certainement. Si je réponds, vous m’adresserez d’autres questions, et je serai forcée de refuser d’y répondre. Je suis fâchée de vous désobliger. Je vous répète ce que je vous ai dit sur la plage ; je n’éprouve envers vous d’autre sentiment qu’un sentiment de sympathie. Si vous m’aviez consultée avant votre mariage, je vous aurais volontiers admise dans ma pleine confiance. Il est maintenant trop tard. Vous êtes mariée. Je vous engage à tirer le meilleur parti possible de votre situation, et de vous tenir pour satisfaite des choses telles qu’elles sont.

– Pardon, madame, lui dis-je, je vous ferai remarquer que, dans l’état des choses, je ne sais pas même si je suis mariée. Tout ce que je sais à moins que vous ne m’éclairiez mieux, c’est que votre fils m’a épousée sous un nom qui n’est pas son nom. Comment puis-je être assurée si je suis ou ne suis pas sa femme légitime ?

– Je crois qu’il ne peut être douteux que vous ne soyez la femme légitime de mon fils, répondit Mme Macallan. En tout cas, il vous est facile de consulter un homme de loi à ce sujet. S’il est d’avis que vous n’êtes pas légitimement mariée, mon fils, en dépit de ses fautes et de ses erreurs, est un gentleman. Il est incapable de tromper volontairement une femme qui l’aime et qui a eu confiance en lui. Il vous fera justice. De mon côté, je vous ferai justice aussi. Si l’opinion de l’homme de loi est contraire à vos justes prétentions, je vous promets de répondre à toutes les questions qu’il pourra vous convenir de m’adresser. En fait, je pense que vous êtes la femme légitime de mon fils, et, je vous le répète, tirez de votre position le meilleur parti possible. Contentez-vous du dévouement et de l’affection que votre mari a pour vous. Si vous tenez à la paix de votre cœur et au bonheur de votre vie à venir, abstenez-vous d’essayer d’en savoir plus que vous n’en savez maintenant. »

Elle se rassit de l’air d’une femme qui a dit son dernier mot.

Pousser plus loin mes questions eût été inutile… je voyais cela dans sa physionomie ; j’entendais cela dans sa voix. Je me retournai pour ouvrir la porte du salon.

« Vous êtes dure pour moi, madame, lui dis-je en partant ; mais je suis à votre merci, et je n’ai qu’à me soumettre. »

Elle leva les yeux sur moi ; sa belle et bienveillante figure se colora vivement.

« Dieu m’est témoin, mon enfant, s’écria-t-elle, que je vous plains du fond de mon cœur ! »

Après cette effusion inattendue de sympathie, elle reprit son ouvrage d’une main, et me fit signe de l’autre de la laisser seule.

Je la saluai par une révérence silencieuse et je me retirai.

J’étais entrée dans la maison sans bien savoir au juste quelle conduite je devais tenir ; j’en sortis absolument résolue à découvrir, quoi qu’il pût en arriver, le secret que la mère et le fils tenaient si fort à me cacher. Quant à la question du nom, je la considérais, maintenant, sous le jour où j’aurais dû la voir du premier coup. Si Mme Macallan avait été mariée deux fois, comme je m’étais trop pressée de le supposer, elle aurait certainement laissé échapper quelque signe d’émotion, en m’entendant appeler du nom de son premier mari. Il pouvait y avoir partout ailleurs du mystère, il n’y en avait aucun dans l’affaire du nom. Quelles que pussent avoir été ses raisons, Eustache s’était marié sous un nom qui n’était pas le sien.

En approchant de notre logement, je vis mon mari qui allait et venait devant la porte, attendant évidemment mon retour. S’il me demandait d’où je venais, j’étais déterminée à le lui dire franchement et à lui faire connaître ce qui s’était passé entre sa mère et moi.

Il s’empressa de venir au-devant de moi, laissant apercevoir un certain trouble sur son visage et dans ses manières.

« J’ai une faveur à vous demander, Valéria, me dit-il ; voudriez-vous revenir à Londres, avec moi, par le prochain, convoi ? »

Je le regardai. Pour me servir d’une expression populaire, je pouvais à peine en croire mes oreilles.

« Il s’agit d’une affaire, continua-t-il, d’une affaire qui n’intéresse absolument que moi, et qui exige ma présence à Londres. Vous ne tenez pas à vous embarquer tout de suite, à ce qu’il m’a semblé. Je ne puis vous laisser ici, livrée seule à vous-même. N’avez-vous aucune objection à venir passer un jour ou deux à Londres ? »

Je ne fis aucune objection. J’étais, moi aussi, très-désireuse de revenir à Londres.

À Londres, je pourrais obtenir l’avis d’un légiste, qui me dirait si j’étais légalement mariée ou non. À Londres, je trouverais l’appui et les conseils de l’ancien employé de mon père. Je pouvais me confier à Benjamin avec plus d’assurance qu’à tout autre. Si sincèrement que j’aimasse mon oncle, je répugnais à lui faire connaître dans quelles cruelles transes je me trouvais ! Sa femme m’avait dit que je faisais une chose de mauvais augure quand j’avais signé de mon nom de femme, au lieu de signer de mon nom de fille, sur le registre des mariages. Dois-je l’avouer ? J’étais humiliée de reconnaître, avant la fin de la lune de miel, que ma tante avait eu raison.

Deux heures après, nous roulions sur le chemin de fer. Ah ! quel contraste entre ce second voyage et le premier ! Lorsque nous allions à Ramsgate, chacun pouvait voir que nous étions deux nouveaux mariés. Quand nous revînmes à Londres, personne ne prit garde à nous ; personne n’aurait mis en doute que nous ne fussions en ménage depuis plusieurs années.

Nous descendîmes dans un hôtel particulier, non loin de Portland Place.

Le jour suivant, après le déjeuner Eustache me dit qu’il était obligé de me quitter, pour aller s’occuper de son affaire. Je l’avais déjà prévenu moi-même que j’avais quelques achats à faire à Londres. Il consentit sans difficulté à me laisser aller seule, à la condition que je prendrais la voiture attachée à l’hôtel.

Mon cœur était triste, durant cette matinée ; je ressentais avec une vive douleur l’éloignement sans cause avouée qui s’était produit entre nous. Mon mari ouvrit la porte pour sortir… mais il revint sur ses pas pour m’embrasser, avant de me laisser seule. Je fus touchée de ce retour de tendresse. Dans l’impulsion du moment, je jetai mon bras autour de son cou, je le pressai tendrement sur mon cœur.

« Ah ! cher Eustache, lui dis-je, accordez-moi donc toute votre confiance ! Je sais que vous m’aimez. Montrez-moi que vous pouvez vous fier à moi. »

Il poussa un profond soupir, et se dégagea de mon étreinte… sans irritation, mais avec tristesse.

« Je pensais, Valéria, dit-il, que nous étions convenus de ne pas revenir sur ce sujet. Vous vous rendez malheureuse vous-même et vous me rendez malheureux en même temps. »

Il quitta brusquement la chambre, comme s’il se méfiait de lui-même et craignait d’en dire davantage. Il vaut mieux que je n’insiste pas sur ce que je ressentis après ce dernier refus de s’expliquer. Je demandai la voiture aussitôt. J’étais pressée de trouver un refuge contre mes propres pensées dans le mouvement et le changement de lieu.

Je me fis conduire d’abord dans divers magasins, et fis les emplettes dont j’avais parlé à Eustache pour justifier ma sortie. Après quoi, je fus toute à l’objet que j’avais réellement à cœur : j’allai à la petite villa du vieux Benjamin, non loin de Saint John’s Wood.

Benjamin fut d’abord étrangement surpris en me voyant ; puis il remarqua tout de suite comme j’étais pâle et comme je paraissais inquiète. Je lui confiai, sans retard, la cause de mon trouble. Nous nous assîmes près du foyer brillant de sa petite bibliothèque (Benjamin, autant que ses moyens le lui permettaient, aimait à s’entourer de livres)… et là je révélai à mon vieil ami, franchement et sincèrement, tout ce que j’ai raconté ici.

Il fut trop accablé pour dire beaucoup de paroles. Il me serra cordialement la main, et remercia Dieu de ce que mon père n’avait pas assez vécu pour entendre tout ce qu’il venait d’entendre. Puis, après une pause, il prononça tout haut le nom de ma belle-mère, comme en s’interrogeant.

« Macallan ?… se dit-il, Macallan ?… où ai-je entendu ce nom ?… Pourquoi sonne-t-il à mon oreille comme s’il ne m’était pas inconnu ?… »

Il renonça cependant à fouiller dans ses souvenirs pour répondre à cette interrogation, et me demanda avec empressement ce qu’il pouvait faire pour moi. Je lui répondis qu’il pouvait en premier lieu, mettre fin à un doute… doute qui m’était insupportable… celui de savoir si j’étais légalement mariée ou non. Son énergie des anciens jours, du temps où il conduisait les affaires de mon père, reparut tout entière, dès que je lui eus posé cette question.

« Votre voiture est à la porte, ma chère, me répondit-il ; venez avec moi chez mon avocat, sans perdre un seul moment. »

Nous nous fîmes conduire à Lincoln’s Inn Fields.

À ma prière, Benjamin soumit le cas au légiste comme s’il concernait une amie à laquelle je m’intéressais. La réponse ne se fit pas attendre : le jurisconsulte déclara sans hésitation que j’étais bien mariée, du moment où j’avais cru de bonne foi que le nom sous lequel j’avais connu mon mari était véritablement son nom. Les témoins de mon mariage, mon oncle, ma tante, Benjamin, avaient agi avec la même bonne foi. Dans ces circonstances, il n’y avait pas de doute à concevoir sur le point de droit. J’étais bien légalement mariée : à Macallan ou à Woodville, peu importait ! j’étais sa femme on ne peut plus légitime.

Cette réponse décisive me soulagea de ma plus cruelle anxiété. J’acceptai de mon vieil ami de retourner chez lui et de partager son dîner en guise de goûter.

Pendant le trajet, je revins à l’autre question sur laquelle j’avais maintenant le plus à cœur de m’éclairer. Je dis à Benjamin ma résolution arrêtée de découvrir pourquoi Eustache ne s’était pas marié sous son véritable nom.

Mon compagnon secoua la tête et me pria de bien réfléchir. Comme les extrêmes se rencontrent !… il me donna, mot pour mot, le même conseil que ma belle-mère.

« Laissez les choses telles qu’elles sont, ma chère. Dans l’intérêt de votre tranquillité, contentez-vous de l’affection de votre mari. Vous savez que vous êtes bien sa femme ; vous savez qu’il vous aime. Certainement, cela suffit. »

Je n’avais à cela qu’une réponse à faire. C’est que la vie, dans de telles conditions, m’était tout simplement insupportable. Rien ne pouvait changer ma détermination… par cette raison que rien ne pouvait me réconcilier avec une existence semblable à celle que nous menions depuis deux jours. Il ne restait à Benjamin qu’à me dire s’il voulait ou non aider la fille de son ancien maître à pénétrer ce mystère.

La réponse du vieux homme le caractérise d’un trait.

« Expliquez-moi ce que vous voulez que je fasse, ma chère, » me dit-il simplement.

Nous traversions en ce moment une rue dans le voisinage de Portman Square. J’ouvrais la bouche pour reprendre la parole et remercier Benjamin, quand je m’arrêtai, stupéfaite, en apercevant mon mari.

Il descendait les marches d’une maison… d’où il paraissait sortir après une visite. Ses yeux étaient fixés sur le sol ; il ne les leva pas sur la voiture qui passait. Au moment où le domestique fermait la porte derrière lui, je remarquai que la maison portait le numéro 16. Au coin le plus proche, je lus le nom de la rue. C’était Vivian Place.

« Connaissez-vous la personne qui habite le numéro 16 de Vivian Place ? » demandai-je à mon compagnon.

Benjamin parût surpris. Ma question était certainement assez étrange, succédant à ce qu’il venait de me dire.

« Non, me répondit-il. Pourquoi me demandez-vous cela ?

– C’est que je viens de voir Eustache sortir de cette maison.

– Eh bien ! ma chère, quoi de plus simple et de plus naturel ?

– Rien, c’est vrai ; mais voyez, Benjamin, voyez comme je souffre et comme mon esprit est sur une mauvaise pente : tout ce que mon mari fait et que je ne comprends pas, me paraît suspect ! »

Benjamin leva sa vieille main osseuse en l’air et la laissa retomber sur ses genoux, comme s’il éprouvait un sentiment intérieur de pitié pour moi.

« Je vous le répète, lui dis-je, je ne puis supporter une telle existence. Je ne saurais répondre de ce que je pourrais faire, s’il me fallait vivre bien longtemps, en me méfiant de ce que j’aime le plus sur la terre. Vous avez l’expérience de la vie ; mettez-vous à ma place. Supposez qu’Eustache vous ait retiré sa confiance, comme il l’a fait avec moi ?… Supposez que vous l’aimiez autant que je l’aime et que vous ressentiez aussi amèrement que je la ressens la situation que cela me fait… que feriez-vous ? »

La question était nette. La réponse de Benjamin ne le fut pas moins.

« Eh bien ! je tâcherais de m’adresser à quelque ami intime de mon mari, ma chère, et, discrètement, je l’interrogerais sur ce que je désire savoir. »

Quelque ami intime de mon mari ? Je réfléchis un instant. Il n’y avait qu’un de ses amis qui me fût connu… c’était le correspondant de mon oncle, le Major Fitz-David. Mon cœur battit violemment, quand ce nom me revint en mémoire. Je fis ce raisonnement : en admettant que je suive l’avis de Benjamin, et que je m’adresse au Major Fitz-David, ma position ne sera pas pire qu’elle ne l’est à présent, même quand lui aussi refuserait de répondre à mes questions. Je me déterminai donc, sur-le-champ, à tenter cette démarche. La seule difficulté qui m’arrêtait était de découvrir l’adresse du Major. J’avais rendu sa lettre à mon oncle, qui me l’avait réclamée. Je me rappelais que cette lettre était datée de Londres ; mais je ne me rappelais pas autre chose.

« Merci, mon vieil ami ; vous m’avez suggéré une idée, dis-je à Benjamin. Avez-vous un almanach des adresses ?

– Non, ma chère, répondit-il d’un air étonné ; mais il m’est facile de m’en procurer un. »

Nous retournâmes à la villa. La domestique fut envoyée aussitôt à la librairie voisine, pour s’y faire prêter un almanach. Elle revint avec le volume, précisément comme nous nous mettions à table. Je me hâtai de chercher à la lettre F le nom du Major. En le trouvant, je jetai un cri de surprise.

« Benjamin ! m’écriai-je, voilà une étrange coïncidence ! Lisez ceci. »

Il regarda la ligne que je lui indiquais du doigt. L’adresse du Major Fitz David était : Numéro 16 Vivian Place… la maison même d’où je venais de voir sortir mon mari !

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