Après une semaine de voyage en Écosse, milord et milady revinrent subitement à Londres. Sa visite aux montagnes et aux lacs écossais n'avait point donné à milady le désir de faire plus ample connaissance avec eux. Quand on lui en demanda la raison, elle répondit laconiquement :
« J'ai déjà vu la Suisse. »
Pendant une semaine encore, les nouveaux mariés restèrent à Londres, vivant en véritables reclus. Un jour, la vieille nourrice qui revenait de faire une commission dont Agnès l'avait chargée rentra dans un état d'excitation difficile à décrire. En passant devant la porte d'un dentiste à la mode, elle avait rencontré lord Montbarry qui en sortait. La bonne femme dépeignit cette rencontre avec un malin plaisir, représentant lord Montbarry comme affreusement malade.
« Ses joues se creusent, ma chérie, sa barbe est grise. J'espère que le dentiste lui aura fait beaucoup de mal ! »
Sachant que sa vieille et fidèle servante haïssait de tout son cœur l'homme qui l'avait abandonnée, Agnès fit la part d'une grande exagération dans le récit qu'elle venait d'entendre, et néanmoins sa première impression fut celle d'un véritable malaise. Elle risquait, en effet, elle aussi, de rencontrer dans la rue lord Montbarry : il était même possible qu'elle se trouvât face à face avec lui la première fois qu'elle sortirait. Elle resta deux jours entiers chez elle, honteuse de cette crainte ridicule. Le troisième jour, les nouvelles du monde, dans les journaux, annoncèrent le départ pour Paris de lord Montbarry se rendant en Italie.
Mme Ferraris vint le même soir prévenir Agnès que son mari l'avait quittée en lui donnant quelques preuves de tendresse conjugale ; la seule perspective d'aller à l'étranger l'avait rendu plus aimable. Un seul domestique accompagnait les voyageurs, la femme de chambre de lady Montbarry, une silencieuse et revêche créature, avait-on dit à Émilie. Le frère de madame, le baron Rivar, était déjà sur le continent. Il avait été entendu qu'il retrouverait à Rome sa sœur et son mari. Les semaines se succédaient tristement pour Agnès. Elle montrait dans sa position un courage admirable, voyant ses amis, s'occupant à ses heures de loisir à lire ou à dessiner, essayant de tout enfin pour détourner son esprit des tristes souvenirs du passé. Mais elle avait trop aimé, avait été trop profondément blessée pour que les remèdes moraux qu'elle employait eussent une influence quelconque sur elle, Les personnes qui se trouvaient avec elle dans les relations ordinaires de la vie, trompées par l'apparente sérénité de ses manières, étaient d'accord pour dire que miss Lockwood paraissait oublier ses malheurs. Mais une vieille amie à elle, une amie de pension qui la vit pendant un petit voyage à Londres, fut très vivement alarmée par le changement qu'elle remarqua chez Agnès. Cette amie était Mme Westwick, femme de ce frère cadet de lord Montbarry, que le dictionnaire nobiliaire indiquait comme héritier présomptif du titre. Il était en Amérique, surveillant les propriétés minières qu'il y possédait. Mme Westwick insista pour emmener Agnès chez elle en Irlande.
« Venez me tenir compagnie pendant que mon mari est absent. Mes trois petites filles vous feront une société ; la seule étrangère que vous verrez est la gouvernante, et je réponds d'avance que vous l'aimerez. Faites vos paquets, et je viendrai vous prendre demain pour aller à la gare. »
Agnès ne pouvait qu'accepter une aussi aimable invitation. Pendant trois mois, elle vécut heureuse sous le toit de son amie. Les petites filles en larmes s'accrochèrent à ses vêtements lors de son départ, la plus jeune voulait absolument partir à Londres avec Agnès. Moitié plaisantant, moitié sérieusement, elle dit à Mme Westwick en se séparant :
« Si votre gouvernante vous quitte, gardez-moi sa place. »
Mme Westwick sourit. Les enfants prirent gravement la chose au sérieux et promirent à Agnès de la prévenir.
Le jour même où Agnès Lockwood revint à Londres, le passé se rappela à son souvenir. Elle qui tenait tant à l'oublier ! Après les premiers embrassements et les premiers compliments, la vieille nourrice, qui était restée pour garder l'appartement, eut des nouvelles importantes à donner de la femme du courrier.
« La petite Mme Ferraris est venue, ma chérie, dans un état affreux, demandant quand vous serez de retour. Son mari a quitté lord Montbarry sans prévenir et personne ne sait ce qu'il est devenu. »
Agnès la regarda avec étonnement : « Êtes-vous sûre de ce que vous dites ? »
La nourrice répandit qu'elle en était absolument sûre.
« Mais, mon Dieu, mademoiselle, ajouta-t-elle, la nouvelle vient du bureau des courriers dans Golden square, du secrétaire, mademoiselle Agnès, du secrétaire lui-même ! »
À cette nouvelle affirmation, Agnès, surprise et inquiète, envoya sur-le-champ – la soirée n'était pas encore très avancée – prévenir Mme Ferraris qu'elle était de retour.
Une heure après, la femme du courrier arriva, dans un état d'agitation incroyable ; quand elle put parler, elle confirma en tous points ce qu'avait dit la nourrice.
Après avoir reçu avec assez de régularité des lettres de son mari, datées de Paris, de Rome et de Venise, Émilie lui avait écrit deux fois sans recevoir de réponse.
Fort inquiète, elle était allée au bureau, à Golden square, demander si on avait des nouvelles de son mari. La poste du matin avait apporté au secrétaire une lettre d'un courrier qui était à Venise. Elle contenait des renseignements sur Ferraris ; on avait laissé sa femme en prendre une copie qu'elle apportait à lire à Agnès.
Celui qui écrivait disait qu'il était tout récemment arrivé à Venise, et que sachant que son ami Ferraris était avec lord et lady Montbarry, logé dans un vieux palais vénitien qu'on avait loué à bail, il y était allé pour le voir. Après avoir sonné à une porte ouvrant sur le canal, sans pouvoir se faire entendre, il était allé de l'autre côté donnant dans une étroite allée comme la plupart des rues de la ville. Il trouva sur le seuil de la porte, comme si elle se fût attendue à ce qu'il vînt ensuite par là, une femme pâle avec de magnifiques yeux noirs, qui n'était autre que lady Montbarry.
Elle lui demanda en italien ce qu'il voulait. Il répondit qu'il désirait voir le courrier Ferraris, si cela était possible. Aussitôt elle lui dit que Ferraris avait quitté le palais, sans donner aucune explication, et sans même laisser une adresse à laquelle on pût lui faire parvenir les gages du mois courant qui lui étaient dus.
Tout étonné, le courrier demanda si quelqu'un avait fait de vifs reproches à Ferraris, ou si l'on s'était disputé avec lui.
Voici la réponse même de la dame :
« À ma connaissance, on n'a rien dit à Ferraris et il n'a eu de dispute avec personne.
« Je suis lady Montbarry et je puis vous assurer que Ferraris a été traité chez nous avec la plus grande bonté. Nous sommes aussi étonnés que vous de sa disparition extraordinaire. Si vous entendez parler de lui, je vous prie de nous le faire savoir, afin que nous puissions au moins lui payer ce qui lui est dû. »
Après une ou deux questions auxquelles on répondit encore, sur la date et l'heure à laquelle Ferraris avait quitté le palais, le courrier s'éloigna.
Sur-le-champ il commença les recherches nécessaires sans le moindre résultat. D'ailleurs personne n'avait vu Ferraris. Il n'avait fait de confidences à personne ; en un mot, nul ne savait quoi que ce fût d'important, pas même sur lord et lady Montbarry. Le bruit courait bien que la servante anglaise de madame l'avait quittée avant la disparition de Ferraris pour retourner auprès de sa famille, dans son pays, et que lady Montbarry n'avait pas cherché à la remplacer. On parlait de milord, comme d'un homme d'une santé faible. Il vivait dans la plus absolue solitude ; personne n'était admis à le voir pas même ses compatriotes. On avait découvert une vieille femme imbécile qui faisait le ménage ; elle arrivait le matin et s'en allait le soir ; mais elle n'avait jamais vu le courrier ; elle n'avait même pas aperçu lord Montbarry, qui restait alors confiné dans sa chambre. Madame, une bien bonne et bien charmante maîtresse, prodiguait des soins assidus à son mari. Il n'y avait pas d'autres domestiques dans la maison, du moins la bonne femme n'en connaissait pas d'autres qu'elle. On faisait venir les repas du restaurant ; milord, disait-on, n'aimait pas les étrangers. Le beau-frère de milord, le baron, était généralement enfermé dans un endroit retiré du palais, occupé, disait l'excellente maîtresse, à des expériences de chimie. Ces expériences répandaient quelquefois une mauvaise odeur. Un médecin avait été appelé récemment pour voir Sa Seigneurie, un médecin italien, résidant depuis longtemps à Venise. On lui fit quelques questions ; c'était un médecin de talent et un homme d'une réputation fort honorable ; il n'avait pas vu Ferraris, ayant été mandé au palais, comme il le fit voir par son agenda, à une date postérieure à la disparition du courrier. Le médecin donna quelques détails sur la maladie de lord Montbarry : c'était une bronchite. Il n'y avait encore aucune crainte à avoir, bien que la maladie fût aiguë. Si des symptômes alarmants venaient à se produire, il était entendu avec madame qu'on appellerait un autre médecin. Il était impossible de dire trop de bien de milady ; nuit et jour elle veillait au chevet de son mari.
Voilà tout ce que révéla l'enquête faite par le courrier, ami de Ferraris. La police était à la recherche de l'homme disparu. C'était le seul espoir qui restât à la femme de Ferraris.
« Qu'en pensez-vous, mademoiselle, demanda avec vivacité la pauvre femme ; que me conseillez-vous de faire ? »
Agnès ne savait que lui répondre ; elle avait réellement souffert en écoutant Émilie. Ce qui se rapportait à Montbarry dans la lettre du courrier, la nouvelle de sa maladie, la triste peinture de la vie retirée qu'il menait, avait rouvert l'ancienne blessure. Elle ne pensait même pas à la disparition de Ferraris ; son esprit était à Venise auprès du malade.
« Pensez-vous que cela vous donnerait une idée, mademoiselle, si vous lisiez les lettres que mon mari m'a écrites ? Il n'y en a que trois, ce ne sera pas long. »
Agnès, par bonté, se mit à lire les lettres. Elles n'étaient pas des plus tendres.
Chère Émilie et Votre affectionné étaient, bien que conventionnels, les seuls mots aimables qu'elles continssent. Dans la première lettre, on ne parlait pas très favorablement de lord Montbarry :
« Nous quittons Paris demain. Je n'aime pas beaucoup milord. Il est fier et froid, et, entre nous, fort avare de son argent. J'ai eu avec lui des discussions pour des riens, pour quelques centimes sur une note d'hôtel ; et deux fois déjà il y a eu des mots piquants entre les nouveaux mariés à cause de la facilité avec laquelle madame a acheté toutes les jolies choses qui l'ont tentée dans les magasins de Paris.
» Mes moyens ne me le permettent pas ; il faut que vous ne dépensiez pas plus que ce que je vous donne. Il le lui a dit très ferme. Quant à moi, j'aime madame. Elle a les façons gracieuses et aimables des étrangères, elle me parle comme si j'étais son égal. »
La seconde lettre était datée de Rome :
« Les caprices de milord, écrivait Ferraris, ne nous laissent pas un instant de repos. Il devient d'une humeur intolérable. Je pense qu'il est tourmenté par des souvenirs pénibles. Je le vois constamment lire de vieilles lettres quand sa femme n'est pas là. Nous devions rester à Gênes, mais il nous l'a fait quitter à la hâte, de même que Florence.
» Ici, à Rome, milady insiste pour se reposer. Son frère est venu nous retrouver. Il y a déjà eu une dispute, à ce que m'a dit la femme de chambre, entre milord et le baron. Ce dernier voulait emprunter de l'argent à monsieur Milord qui a refusé sur un ton qui a offensé le baron Rivar. Milady les a remis d'accord et leur a fait échanger une poignée de main. »
La troisième et dernière lettre était de Venise :
« Encore des économies de milord ! Au lieu de rester à l'hôtel, nous avons loué un vieux palais humide, moisi et désert. Milady insiste pour avoir les meilleures chambres partout où nous allons, mais le palais coûte bien moins cher que l'hôtel, et nous l'avons pour deux mois.
» Milord a essayé de l'avoir pour plus longtemps ; il prétend que la tranquillité de Venise lui fait du bien. Mais un spéculateur étranger a acheté le palais et va le transformer en hôtel. Le baron est toujours avec nous, et il y a encore eu des ennuis pour des affaires d'argent. Je n'aime pas le baron ; mes sympathies pour milady n'augmentent pas. Elle était bien plus aimable avant que le baron nous eût rejoints. Milord paie très exactement, c'est un point d'honneur chez lui. Il n'aime pas à se séparer de son argent, mais il s'y décide, parce qu'il a donné sa parole. Je reçois mon salaire régulièrement à la fin de chaque mois. Pas un franc de plus, par exemple, bien que j'aie fait une foule de choses qui n'entrent pas dans le service d'un courrier. Figurez-vous le baron essayant de m'emprunter de l'argent à moi ! C'est un joueur endurci. Je ne l'avais pas cru quand la femme de chambre de milady me l'avait dit, mais j'en ai vu assez depuis pour me convaincre. J'ai vu en outre d'autres choses qui… eh bien ! Qui n'augmentent pas mon respect pour milady et le baron. La femme de chambre a l'intention de s'en aller. C'est une Anglaise rigide qui ne prend pas les choses tout à fait aussi bien que moi. La vie est bien triste ici. On ne va nulle part, pas une âme ne vient à la maison ; personne ne fait de visite à milord, pas même le consul ; son banquier non plus. Quand il sort, il sort seul, et généralement vers la tombée de la nuit. À la maison, il s'enferme dans sa chambre avec ses livres, et voit aussi peu sa femme et le baron que possible. Je crois que nous ne sommes pas loin d'une crise. Quand les soupçons de milord seront une fois éveillés, les conséquences seront terribles. Dans certains cas, je crois lord Montbarry homme à ne s'arrêter devant rien. Néanmoins, mes gains sont bons et mes moyens ne me permettent pas de quitter la place comme la femme de chambre de milady. »
Agnès, avec un sentiment de honte et de chagrin qui n'en faisait pas une bonne conseillère pour la malheureuse femme qui implorait ses avis, rendit les lettres qui venaient de lui apprendre les peines qu'avait déjà supportées, par sa faute, l'homme qui l'avait abandonnée.
« La seule chose que je puisse vous dire, reprit-elle après avoir prononcé quelques paroles de consolation et d'espoir, est qu'il faut consulter une personne de plus d'expérience que moi. Voulez-vous que j'écrive à mon notaire, qui est en même temps mon ami et mon homme d'affaires, de venir demain dès qu'il aura terminé ses travaux ? »
Émilie accepta cette proposition avec reconnaissance ; on prit rendez-vous pour le lendemain. Agnès se chargea d'écrire la lettre nécessaire et la femme du courrier s'en alla. Fatiguée, blessée an cœur, Agnès s'étendit sur le canapé pour se reposer et se remettre un peu. La nourrice, toujours pleine de sollicitude, lui apporta une tasse de thé. Le bavardage de la bonne vieille, qui roula sur elle-même et sur ce qu'elle avait fait pendant l'absence d'Agnès, fut une sorte de soulagement. Elles causaient encore tranquillement, quand on frappa un coup violent à la porte de la maison. Des pas précipités montèrent l'escalier. La porte de la chambre fut ouverte avec fracas ; la femme du courrier entra comme une folle.
« Il est mort ! Ils l'ont assassiné ! »
Ce fut tout ce qu'elle put dire. Elle se jeta à genoux auprès du canapé, étendit une main qui serrait un papier et tomba à la renverse.
La nourrice fit signe à Agnès d'ouvrir la fenêtre, et s'occupa de rappeler la malheureuse à la vie.
« Qu'est-ce donc que cela ? s'écria-t-elle tout à coup. Elle tient une lettre. Voyez ce que c'est, mademoiselle. »
L'enveloppe ouverte était adressée à Mme Ferraris. L'écriture était évidemment contrefaite. Le cachet de la poste était celui de Venise, l'enveloppe renfermait une feuille de papier à lettre et un billet plié en plusieurs doubles.
La lettre avait une ligne d'une écriture contrefaite également :
Pour vous consoler de la perte de votre mari…
Agnès ouvrit ensuite un morceau de papier qui y était joint.
C'était un billet de la Banque d'Angleterre de mille livres sterling.