XVII

L'hôtel du palais, qui voulait faire sa clientèle surtout parmi les voyageurs anglais et américains, célébra bien entendu l'ouverture de ses portes par un grand banquet où l'on prononça force discours.

Henry Westwick arriva à Venise juste pour prendre le café avec les invités et fumer quelques cigares.

À la vue des splendeurs des salles de réception, frappé surtout par l'habile mélange de confort et de luxe qui régnait dans les chambres à coucher, il commença à trouver fort sérieuse la plaisanterie de la vieille nourrice sur le dividende futur de dix pour cent. L'hôtel débutait bien. On avait fait tant de réclames en Angleterre et à l'étranger que tout le monde connaissait la maison avant d'y être descendu. Henry ne put obtenir qu'une des petites chambres de l'étage supérieur, encore ne la lui donna-t-on que grâce à un heureux hasard, la personne qui l'avait retenue par lettre ne pouvant venir. Il montait chez lui fort heureux d'aller s'étendre dans un lit, quand un nouvel incident vint changer les projets qu'il faisait pour la nuit, en le conduisant dans une autre chambre bien meilleure que la première. Se dirigeant tranquillement vers les régions élevées où on l'avait relégué, l'attention d'Henry fut appelée par une voix en colère qui, avec le fort accent de la Nouvelle-Angleterre, s'élevait contre une des plus grandes privations dont puisse être affligé un libre citoyen de la libre Amérique : la privation du gaz dans sa chambre à coucher.

Les Américains sont sûrement le peuple le plus hospitalier de la terre. Ils sont aussi, dans certains cas, d'un caractère fort agréable et des plus patients. Mais enfin, ils sont hommes comme les autres humains, et la patience d'un Américain a des limites, surtout quand il s'agit d'une bougie dans une chambre à coucher. Le naturel des États-Unis, dont nous parlons maintenant, se refusa à croire que sa chambre à coucher fût complètement terminée parce qu'elle ne possédait pas un bec de gaz.

Le gérant eut beau lui montrer les fines sculptures artistiques remises à neuf et redorées partout, sur les murs et le plafond ; il fit son possible pour expliquer que la combustion du gaz les salirait sûrement en quelques mois. Tout cela fut peine perdue ; le voyageur répondit que c'était fort bien, mais qu'il ne comprenait pas, lui, toutes ces œuvres d'art. Il était habitué à une chambre à coucher au gaz, c'est ce qu'il voulait et ce qu'il tenait à avoir. Le gérant lui offrit obligeamment de demander à une autre personne, qui occupait à l'étage au-dessous une chambre éclairée tout entière au gaz, de la lui abandonner. En entendant cela, Henry, qui était tout prêt à changer une petite chambre à coucher contre une grande, s'offrit à faire l'échange. L'excellent naturel des États-Unis lui donna sur-le-champ une poignée de main.

« Vous aimez probablement les arts, monsieur, dit-il, et vous comprendrez sans doute les beautés de ces décorations. »

Henry regarda le numéro de sa nouvelle chambre. C'était le numéro 14.

Tombant de fatigue et de sommeil, il espérait naturellement passer une bonne nuit. D'une excellente santé, Henry dormait tout aussi bien dans un lit qu'il ne connaissait pas que dans sa propre chambre ; néanmoins, sans la moindre raison, son attente fut déçue. Le lit luxueux, la chambre bien aérée, le charme délicieux de Venise pendant la nuit, tout semblait lui promettre un doux sommeil, mais il ne put fermer les yeux. Un indescriptible sentiment de malaise le tint éveillé jusqu'au jour. Il descendit dans le café aussitôt que les gens de l'hôtel furent sur pied, il commanda à déjeuner.

Un autre changement se fit encore en lui dès que le repas fut servi ; cela lui sembla fort extraordinaire, mais il était sans appétit. Une excellente omelette, des côtelettes cuites à point, il renvoya tout sans y goûter, lui dont l'appétit était toujours égal, lui qui s'accommodait de tout.

La journée s'annonçait belle et brillante.

Il envoya chercher une gondole et se fit conduire au Lido.

Dehors, à l'air frais des lagunes, il se sentit revivre. Il n'avait pas quitté l'hôtel depuis dix minutes qu'il s'endormait profondément dans la gondole. Il se réveilla au moment de débarquer, se jeta à l'eau et goûta le plaisir d'un bain en pleine Adriatique. Il y avait seulement à cette époque-là un pauvre petit restaurant dans l'île ; mais l'appétit lui était revenu, et Henry était prêt à manger n'importe quoi ; il avala ce qu'on lui servit comme un homme affamé. En y réfléchissant, il ne pouvait comprendre qu'il eût renvoyé l'excellent déjeuner de l'hôtel.

Il rentra à Venise et passa la journée dans les galeries de tableaux et dans les églises. Vers six heures sa gondole le ramena, toujours avec un fort bon appétit, à l'hôtel, où il devait dîner à table d'hôte avec un compagnon de voyage qu'il avait invité.

Tous ceux qui prirent part au dîner y firent honneur, à l'exception d'une seule personne. Au grand étonnement d'Henry, l'appétit avec lequel il était entré à l'hôtel le quitta soudain, sans aucune cause, dès qu'il fut à table. Il but quelques gorgées de vin, mais ne put absolument rien manger.

« Que pouvez-vous bien avoir ? lui demanda son compagnon de voyage.

– Je n'en sais pas plus que vous», répondit-il en toute sincérité.

Quand la nuit vint, il entra encore une fois dans sa belle et confortable chambre à coucher. Le résultat de cette deuxième expérience fut semblable au premier : il ressentit encore la même sensation de malaise. Il passa encore une nuit sans dormir. Encore une fois il essaya de déjeuner, mais l'appétit lui fit toujours défaut !

Cette dernière expérience était trop extraordinaire pour que Henry n'en parlât pas. Il raconta le fait à ses amis dans la salle publique, devant le gérant. Plein de zèle pour défendre son hôtel, le gérant, blessé de voir la mauvaise réputation qu'on faisait à son numéro 14, invita les personnes présentes à visiter la chambre à coucher de M. Westwick et à décider si c'était bien à elle que M. Westwick devait ses deux nuits d'insomnie. Il en appela surtout à un monsieur à cheveux gris invité à déjeuner par un voyageur anglais.

« C'est le docteur Bruno, le premier médecin de Venise, dit-il. Je le supplie de dire s'il y a quelque chose de malsain dans la chambre de M. Westwick. »

En entrant au numéro 14, le médecin regarda autour de lui avec un certain étonnement, que remarquèrent tous ceux qui l'accompagnaient.

« La dernière fois que je suis entré dans cette chambre, dit-il, ce fut pour une triste chose. C'était avant que le palais ne fût transformé en hôtel. Je soignais un gentilhomme anglais qui mourut ici. »

Une des personnes présentes demanda le nom du gentilhomme. Le docteur Bruno répondit, sans se douter qu'il était devant le frère de la personne morte : – Lord Montbarry.

Henry quitta tranquillement la chambre sans dire un mot à personne.

Ce n'était pas, dans le sens exact du mot, un homme superstitieux. Mais il sentit néanmoins une répugnance invincible à rester dans cet hôtel. Il résolut de quitter Venise. Demander une autre chambre, c'était, il le voyait bien, froisser le gérant : quitter l'hôtel et aller dans un autre, ce serait décrier ouvertement un établissement au succès duquel il était intéressé.

Il laissa donc pour Arthur Barville un mot dans lequel il disait qu'il était parti jeter un coup d'œil sur les lacs italiens, et qu'une ligne adressée à son hôtel à Milan suffirait pour le faire revenir. Dans l'après-midi, il prit le train de Padoue, dîna avec son appétit accoutumé et dormit aussi bien que d'habitude.

Le lendemain, deux personnes complètement étrangères à la famille Montbarry, un monsieur et sa femme, qui retournaient en Angleterre par la route de Venise, arrivèrent à l'hôtel du Palais et occupèrent le numéro 14.

Fort inquiet des ennuis que lui avait déjà valus une de ses meilleures chambres à coucher, le gérant saisit l'occasion qui se présenta de demander aux nouveaux voyageurs comment ils avaient trouvé leur chambre. Il put juger combien ils étaient satisfaits en les voyant rester à Venise un jour de plus qu'ils n'avaient d'abord projeté, rien que pour jouir plus longtemps de l'excellente installation du nouvel hôtel.

« Nous n'avons rien trouvé de semblable en Italie, dirent-ils, vous pouvez donc être certain que nous vous recommanderons à tous nos amis. »

Quand le numéro 14 fut de nouveau vacant, une dame anglaise, voyageant avec sa femme de chambre, arriva et, après avoir visité la chambre, la retint sur-le-champ.

Cette dame était Mme Narbury. Elle avait laissé Francis Westwick à Milan, en train de négocier l'engagement à son théâtre, d'une nouvelle danseuse de la Scala.

N'ayant pas de nouvelles contraires, Mme Narbury supposait qu'Arthur Barville et sa femme étaient déjà à Venise.

L'expérience que fit Mme Narbury du numéro 14 différa complètement de celle qu'avait fait son frère Henry de cette même chambre.

Elle s'endormit aussi vite que d'habitude, mais son sommeil fut troublé par une succession de rêves affreux ; la figure qui jouait le rôle principal dans chacun d'eux était celle de son frère mort, le premier lord de Montbarry.

Elle le vit mourant dans une affreuse prison ; elle le vit poursuivi par des assassins et expirant sous leurs coups ; elle le vit se noyer dans les profondeurs insondables d'une eau sombre ; elle le vit dans un lit en flammes, comme sur un bûcher ; elle le vit fasciné par une misérable créature, boire le breuvage qu'elle lui présentait et mourir empoisonné. L'horreur de ces rêves fit un tel effet sur elle qu'elle se leva avec le jour, n'osant plus rester dans son lit. Autrefois, de toute la famille, c'était elle seule qui avait vécu en bons termes avec lord Montbarry. Son autre frère et ses sœurs étaient toujours en discussion avec lui, et sa mère avoua que de tous ses enfants, son fils aîné était celui qu'elle aimait le moins.

Assise près de la fenêtre de sa chambre et regardant le lever du soleil, Mme Narbury, une femme pleine de sens et d'énergie cependant, frémissait de terreur en récapitulant chacun de ses rêves.

Lorsque sa femme de chambre entra à son heure habituelle et remarqua qu'elle avait mauvaise mine, elle lui donna la première raison qui lui vint à l'esprit. Cette domestique était si superstitieuse qu'il aurait été fort maladroit de lui dire la vérité. Mme Narbury répondit simplement qu'elle n'avait pas trouvé le lit à son goût, à cause de sa grande dimension. Elle était accoutumée chez elle, comme sa femme de chambre le savait, à coucher dans un petit lit.

Informé de ce fait dans le courant de la journée, le gérant vint lui dire qu'il regrettait de ne pouvoir offrir qu'un moyen d'éviter cet inconvénient. C'était de changer de chambre et d'en prendre une autre portant le n° 38, située immédiatement au-dessus de celle qu'elle désirait quitter.

Mme Narbury accepta.

Elle était maintenant sur le point de passer la seconde nuit dans la chambre occupée autrefois par le baron Rivar.

Une fois de plus, elle s'endormit comme d'habitude. Et une fois de plus, les affreux rêves de la première nuit vinrent épouvanter son esprit, reparaissant l'un après l'autre dans le même ordre. Cette fois-ci, ses nerfs déjà fort surexcités ne purent supporter cette nouvelle secousse. Elle jeta sur ses épaules sa robe de chambre, et sortit à la hâte au milieu de la nuit. Le garçon de service, réveillé par le bruit qu'elle fit en ouvrant et en refermant la porte, la vit se précipiter tête baissée en bas de l'escalier, à la recherche du premier être qu'elle rencontrerait pour lui tenir compagnie.

Fort surpris par cette nouvelle manifestation de la fameuse excentricité anglaise, l'homme consulta le registre de l'hôtel et conduisit la dame en haut, à la chambre occupée par sa domestique.

Elle ne dormait pas, et, chose plus étonnante, elle n'était même pas déshabillée. Elle reçut sa maîtresse sans le moindre signe d'étonnement.

Quand elles furent seules et quand Mme Narbury l'eut, comme il le fallait bien, mise dans sa confidence, la femme de chambre fit une fort étrange réponse :

« J'ai parlé de l'hôtel ce soir, au souper des domestiques, dit-elle ; celui qui sert un des messieurs qui restent ici a entendu dire que feu lord Montbarry est la dernière personne qui ait habité le palais avant sa transformation en hôtel. La chambre dans laquelle il est mort est celle où vous avez dormi la nuit dernière. Votre chambre de ce soir est juste au-dessus. Je n'ai rien dit de peur de vous effrayer. Pour ma part, j'ai passé la nuit comme vous voyez, la lumière allumée et lisant ma Bible. À mon avis, aucun membre de votre famille ne peut espérer être heureux ou même tranquille dans cette maison.

– Que voulez-vous dire ?

– Laissez-moi, s'il vous plaît, m'expliquer, madame. Quand M. Henry Westwick est venu ici, je tiens encore cela du même domestique, il a occupé comme vous, sans le savoir, la chambre où est mort son frère. Pendant deux nuits, il n'a pu fermer les yeux. Il n'y avait cependant aucune raison à cela ; le domestique l'a entendu dire à des messieurs, au café, qu'il n'avait pu dormir et qu'il s'était trouvé tout mal à son aise. Mais, bien plus encore, quand le jour vint, il ne put même pas manger sous ce toit maudit. Vous pouvez rire de moi, madame, mais une servante peut aussi avoir son opinion, c'est qu'il est arrivé ici quelque chose à milord, qu'aucun de nous ne sait. Son fantôme erre tristement jusqu'à ce qu'il puisse le dire, et les membres de sa famille sont les seuls auxquels sa présence se révèle. Vous le reverrez tous encore peut-être. Ne restez pas davantage, je vous en prie, dans cette affreuse maison ! Pour moi, je ne voudrais pas y passer une autre nuit, non, pas pour tout l'or du monde !»

Mme Narbury calma l'esprit de sa servante et la rassura sur ce dernier point.

« Je n'ai pas la même opinion que vous, répondit-elle gravement. Mais je voudrais parler à mon frère de tout ce qui est arrivé. Nous allons retourner à Milan. »

Quelques heures s'écoulèrent nécessairement avant qu'elles pussent quitter l'hôtel par le premier train du matin.

Dans l'intervalle, la femme de chambre de Mme Narbury trouva moyen de raconter confidentiellement au domestique ce qui s'était passé entre elle et sa maîtresse. Ce dernier avait aussi des amis auxquels il redit à son tour et confidentiellement toute l'histoire. En peu de temps l'affaire, passant de bouche en bouche, arriva aux oreilles du gérant. Il comprit que l'avenir de l'hôtel était en péril, à moins qu'on ne fît quelque chose pour effacer la réputation de la chambre numéro 14.

Des voyageurs anglais, connaissant par cœur l'almanach de la noblesse de leur pays, lui apprirent qu'Henry Westwick et Mme Narbury n'étaient pas les seuls membres de la famille Montbarry. La curiosité pouvait en amener d'autres à l'hôtel, surtout après ce qui venait de se passer. L'imagination du gérant trouva aisément un moyen habile de les dérouter dans ce cas-là. Les numéros de toutes les chambres étaient émaillés en bleu, sur des plaques blanches, vissées aux portes. Il ordonna qu'on fit faire une nouvelle plaque portant le numéro 13 bis, et il conserva la chambre vide jusqu'au moment où la plaque fut prête. Puis on mit le nouveau numéro à la chambre ; le numéro 14 enlevé fut placé sur la porte de la propre chambre du gérant, au deuxième étage, chambre qui, n'étant pas à louer, n'avait pas été numérotée auparavant. Le numéro 14 disparut donc ainsi à tout jamais des livres de l'hôtel, comme numéro d'une chambre à louer.

Après avoir prévenu les domestiques de ne pas jaser avec les voyageurs, au sujet du numéro changé, sous peine d'être immédiatement renvoyés, le gérant se frotta les mains, heureux d'avoir fait son devoir envers ses patrons.

« Maintenant, pensa-t-il en lui même, avec un sentiment de triomphe excusable après tout, que la famille entière vienne ici, nous sommes de force à lutter avec elle. »

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