XIV

L'été s'avançait et la transformation du palais vénitien en hôtel moderne touchait à sa fin.

Tout l'extérieur de l'édifice, avec sa belle façade donnant sur le canal, avait été intelligemment conservé. À l'extérieur toutes les pièces avaient été refaites, ou plutôt on en avait diminué les dimensions. Les larges corridors de l'étage supérieur servirent à faire des chambres pour les domestiques ou les voyageurs désireux de dépenser peu d'argent. Il ne resta de l'ancien aménagement que les parquets en losanges et les plafonds délicatement sculptés, en parfait état de conservation ; ils n'avaient besoin que d'un nettoyage. On les redora en outre un peu par-ci par-là pour augmenter l'attrait des meilleures chambres de l'hôtel. À l'extrémité du palais, on laissa les pièces qui s'y trouvaient telles quelles.

C'étaient relativement de petites chambres, mais si élégamment décorées qu'on n'y changea rien. On ne sut que plus tard que ces pièces formaient les appartements occupés par lord et lady Montbarry et le baron Rivar. La chambre où Montbarry mourut était encore meublée comme une chambre à coucher ; elle portait le n° 14. La chambre située au-dessus, dans laquelle le baron s'était installé, avait sur le registre de l'hôtel le n° 38. Avec leurs peintures toutes fraîches, leurs plafonds nettoyés à neuf, une fois les vieux lits, les chaises et les tables remplacés par de jolis meubles, neufs et brillants, ces deux chambres promettaient d'être les plus charmantes et les plus confortables de l'hôtel. Quant au rez-de-chaussée, autrefois triste et désert, on en avait fait de splendides salles à manger, des salons de lecture des salles de billard, des fumoirs, véritablement royaux. Les caveaux, semblables à des prisons, étaient maintenant aérés et éclairés comme les constructions les plus récentes ; ils étalent changés, comme par le coup de baguette d'une fée, en cuisines, en offices, en glacières et en caves, dignes des hôtels les plus grandioses qu'on rencontrait autrefois en Italie, il y a près de vingt ans.

Un mois avant la fin de ces travaux entrepris à Venise, dans l'hôtel du Palais, Mme Rolland avait déjà sa place chez Mme Carbury, en Irlande ; la jolie miss Haldane, un véritable César féminin, était venue, avait vu et avait vaincu dès sa première visite chez le nouveau lord Montbarry.

Milady et miss Agnès firent autant de compliments d'elle qu'Arthur Barville. Lord Montbarry déclara que c'était la seule jolie femme qu'il ait jamais vue. La vieille dit qu'elle avait l'air d'avoir été peinte par un grand artiste, et qu'elle n'avait besoin que d'un beau cadre autour d'elle pour la rendre parfaite. Miss Haldane, de son côté, était sortie enchantée de sa première entrevue avec les Montbarry, adorant ses nouvelles connaissances. Le même jour, un peu plus tard, Arthur passa chez elle avec des fruits et des fleurs pour Mme Carbury, sous prétexte de savoir si la vieille dame serait assez bien portante pour recevoir le lendemain lord et lady Montbarry ainsi que miss Lockwood.

En moins d'une semaine, les deux maisons en étaient aux termes les plus amicaux.

Mme Carbury, clouée sur son canapé par une maladie de l'épine dorsale, devait à sa nièce un de ses rares plaisirs, la lecture des romans nouveaux dès leur apparition. Arthur s'aperçut bientôt de ce détail ; aussi s'offrit-il volontairement à suppléer miss Haldane. Il avait quelques notions de mécanique, et il perfectionna la chaise articulée sur laquelle reposait Mme Carbury ; il inventa différents moyens de la transporter du salon à sa chambre sans la faire souffrir, ce qui rendit la pauvre dame toute gaie. Avec les droits qu'il se créait à la reconnaissance de la tante, bien de sa personne comme il était, Arthur avança rapidement dans les bonnes grâces de la charmante nièce. Quoiqu'il eût soigneusement gardé son secret, elle savait parfaitement – est-il nécessaire de le dire ? – qu'il était amoureux d'elle ; mais elle, n'avait pas aussi vite découvert ses propres sentiments à son égard. Observant les deux jeunes gens comme elle pouvait le faire, puisqu'elle n'avait aucune autre préoccupation, la pauvre malade découvrit en miss Haldane des signes non équivoques de sympathie pour Arthur, sympathie qu'elle n'avait encore montrée à aucun de ses nombreux admirateurs. Une fois fixée, Mme Carbury saisit la première occasion favorable pour parler d'Arthur.

« Je ne sais vraiment pas ce que je ferai, dit-elle, quand Arthur s'en ira. »

Miss Haldane leva tranquillement la tête de son ouvrage.

« Il ne va pas nous quitter ! s'écria-t-elle.

– Mais, ma chérie, il est déjà resté chez son oncle un mois de plus qu'il ne devait. Son père et sa mère ont naturellement envie de le revoir. »

Miss Haldane répondit aussitôt par une idée qui ne pouvait évidemment germer que dans un esprit troublé par la passion.

« Pourquoi son père et sa mère ne viendraient-ils pas chez lord Montbarry ? La résidence de sir Théodore Barville n'est pas à plus de trente milles d'ici, et lady Barville est la sœur de lord Montbarry. Ils n'ont pas besoin de faire de cérémonie entre eux.

– Ils peuvent être retenus chez eux, reprit Mme Carbury.

– Mais, ma chère tante, qu'est-ce qui vous le prouve ? Supposons que vous en parliez à Arthur !

– Supposons que tu lui en parles, toi ?»

Miss Haldane baissa aussitôt la tête sur son ouvrage. Mais sa tante avait eu le temps de voir son visage, et son visage l'avait trahie.

Lorsque Arthur vint le lendemain, Mme Carbury le prit à part et causa avec lui, pendant que sa nièce était au jardin. Le roman nouveau attendait sur la table. Arthur n'en fit pas la lecture à la vieille dame et alla trouver miss Haldane dans le jardin.

Le jour suivant, il écrivit chez lui, et mit dans sa lettre une photographie de miss Haldane. À la fin de la semaine, sir Théodore et lady Barville arrivèrent chez lord Montbarry et purent s'assurer que le portrait qu'on leur envoyé n'avait pas flatté l'original. Ils s'étaient mariés jeunes et, chose étrange, ils n'étaient pas opposés à ce qu'on suivît leur exemple. La question d'âge étant ainsi écartée, les amoureux ne devaient plus rencontrer aucun obstacle. Miss Haldane était fille unique et possédait une belle fortune. Arthur avait fait de bonnes études et s'était conquis un certain renom à l'Université ; mais cela ne suffisait pas pour gagner sa vie. Comme fils aîné de sir Théodore, sa position était déjà du reste assurée. Il était âgé de vingt-deux ans, la jeune fille en avait dix-huit. Il n'y avait aucune raison pour faire attendre ces enfants et rien ne devait apporter d'obstacle à la célébration du mariage, qui pouvait avoir lieu vers la première semaine de septembre. Pendant que les jeunes époux feraient à l'étranger l'inévitable voyage de noce, une sœur de Mme Carbury avait offert de rester avec elle. Le jeune couple aussitôt la lune de miel finie, devait revenir en Irlande et s'installer dans la grande et confortable maison de Mme Carbury.

Tout cela fut décidé au commencement du mois d'août. Vers la même date, les derniers travaux étaient terminés dans le vieux palais à Venise. On sécha les chambres à la vapeur, les caves furent remplies de bon vin, le gérant réunit une armée de domestiques, et on annonça pour le mois d'octobre, dans l'Europe entière, l'ouverture du nouvel hôtel.

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