9Anne

– Vous me permettrez de vous rappeler encore, ma jeune dame, que l’hôtel est rempli… à l’exception de ce salon et de la chambre à coucher qui en dépend.

Ainsi parlait Mrs Inchbare, la propriétaire de l’auberge de Craig Fernie, à Anne Sylvestre, debout dans le hall, sa bourse à la main, et offrant de payer le prix des deux chambres qu’elle demandait à occuper.

Cela se passait dans l’après-midi.

À la même heure, Geoffrey Delamayn sautait dans le train qui devait le conduire à Londres ; à la même heure, Arnold Brinkworth, après avoir traversé le marécage, gravissait la première montée qui conduisait à l’auberge.

Mrs Inchbare était grande, maigre, décente et sèche. Sa très gracieuse chevelure voletait autour de sa tête en petits tire-bouchons d’un blond jaune. Les os de Mrs Inchbare saillaient partout sous son corsage, comme ses rudes principes presbytériens dans son langage. En résumé, c’était une femme farouchement respectable, qui se montrait sans détour, et telle que la nature l’avait faite, dans l’administration de sa respectable auberge.

Il n’y avait pas à discuter avec Mrs Inchbare.

Elle fixait elle-même ses prix, et dictait ses conditions. Si vous éleviez une objection contre les unes, si vous vous révoltiez contre les autres, vous étiez libre de vous en aller, ou, en d’autres termes, d’errer sans gîte à la recherche des maigres abris naturels qu’offre un désert écossais.

Le village de Craig Fernie était un assemblage de cahutes. Ce petit coin de pays, borné d’un côté par la montagne et de l’autre par le marécage, ne possédait pas d’autre maison ouverte au public dans un rayon de plusieurs miles.

Il n’y avait que les touristes enragés de la Grande-Bretagne qui eussent l’idée de venir chercher là le lit et le repos, et nul autre que Mrs Inchbare n’avait à offrir à prix d’argent un repas et un lit.

Or, il n’était pas dans le monde entier d’hôtelière plus indépendante que la maîtresse de l’auberge de Craig Fernie.

La crainte la plus forte qui se puisse éprouver dans les pays civilisés, la crainte d’être citée défavorablement dans les journaux, était inconnue à l’autocrate de Craig Fernie. Vous pouviez vous emporter, la menacer de faire insérer sa note dans les gazettes les plus répandues : « Eh ! monsieur, répliquait-elle, envoyez ma note où il vous plaira, pourvu que vous commenciez par la payer. Jamais un journal n’a franchi le seuil de ma porte. Vous avez l’Ancien et le Nouveau Testament dans votre chambre, l’Histoire naturelle du comté de Perth est à votre disposition sur la table du café, si cela ne suffit pas pour vos lectures, vous n’avez qu’à retourner dans le Sud. »

Telle était l’auberge où Anne Sylvestre venait de se présenter seule, un petit sac de nuit à la main.

Telle était la femme dont elle espérait vaincre la résistance à la recevoir en lui montrait sa bourse.

– Dites le prix que vous voulez pour ces deux chambres, fit-elle, je suis prête à vous payer d’avance.

Sa Majesté Mrs Inchbare n’eut même pas un regard pour la pauvre petite bourse de sa sujette.

– La question se réduit à ceci, madame, répondit-elle, je ne puis pas prendre votre argent, si je ne puis pas vous louer les deux seules chambres qui restent libres dans ma maison. L’hôtel de Craig Fernie est un hôtel de famille et il a sa bonne renommée à garder. Vous êtes beaucoup trop jolie pour voyager seule.

Il fut un temps où Anne Sylvestre aurait vertement répondu, mais les nécessités de sa position la rendaient maintenant patiente.

– Je vous ai déjà dit, répliqua-t-elle, que mon mari va venir me rejoindre.

Elle soupira douloureusement, en répétant l’histoire qu’elle avait préparée à l’avance, et se laissa tomber sur le siège le plus proche, comme si elle était incapable de se tenir debout plus longtemps.

Mrs Inchbare la regarda avec autant de compassion qu’elle aurait pu montrer pour un chien errant qui serait tombé de fatigue à sa porte.

– Bien ! bien ! à votre aise. Attendez un moment et reposez-vous. Vous ne perdrez rien pour cela et nous verrons si votre mari arrive. Je préfère louer mes chambres à lui qu’à vous et, sur ce, je vous souhaite le bonjour.

Après avoir ainsi fait connaître son bon plaisir, l’autocrate de l’auberge de Craig Fernie se retira.

Anne ne répondit rien. Elle regarda l’hôtesse sortir du hall, elle ne put se contraindre plus longtemps. Dans sa situation cruelle, ces soupçons étaient doublement insultants. Des larmes de honte remplirent ses yeux ; elle avait un mal de tête qui la torturait sans merci.

Un léger bruit qui se produisit dans l’entrée la fit tressaillir, elle releva la tête et elle découvrit, dans un coin, un homme qui époussetait les meubles. Suivant toute apparence, c’était un domestique de la maison. C’est lui qui l’avait introduite dans le hall à son arrivée, mais depuis il s’était tenu si tranquille qu’elle n’avait pas remarqué sa présence.

C’était un vieillard ; il avait un œil éteint et fermé, l’autre vif et joyeux. Sa tête était chauve et ses pieds goutteux ; son nez était justement célèbre, comme le plus grand et le plus rouge qui existât dans cette partie de l’Écosse.

L’indulgente sagesse que donnent les années s’exprimait mystérieusement dans son doux sourire, et ses manières révélaient cet heureux mélange de deux extrêmes : la servilité et l’indépendance, mélange qui ne se rencontre que chez les Écossais.

Une énorme impudence native qui amusait sans jamais offenser, un fonds incommensurable de finesse sous son air stupide et jovial, tel était le bonhomme.

Quelque quantité de whisky qu’il absorbât, il n’était jamais ivre ; avec quelque violence qu’on mit les sonnettes en branle, il ne se hâtait jamais davantage.

Ce premier garçon de l’auberge de Craig Fernie était connu dans tout le pays sous le nom de maître Bishopriggs : il était le bras droit de Mrs Inchbare.

– Que faites-vous ici ? demanda vivement Anne Sylvestre.

Maître Bishopriggs tourna sur ses pieds goutteux, agita son plumeau en l’air, se mit à regarder Anne avec son doux et paternel sourire.

– Eh ! j’étais en train d’épousseter les meubles et de mettre la chambre en ordre pour vous.

– Pour moi ? Avez-vous entendu ce qu’a dit l’hôtesse ?

Maître Bishopriggs s’avança d’un air confidentiel et montra du doigt la bourse qu’Anne tenait encore à la main.

– Ne vous offensez pas de ce que dit l’hôtesse, dit le vénérable chef des garçons de Craig Fernie. Votre bourse parle pour vous, ma fille… Ôtez cela ! s’écria-t-il en agitant son plumeau comme pour chasser loin de lui la tentation. Mettez-la dans votre poche. Aussi longtemps que durera le monde et tant qu’il lui restera un écu dans sa bourse, il y aura du bon chez la femme.

La patience d’Anne Sylvestre, qui avait résisté à de rudes épreuves, lui échappa pour cette fois.

– Quelle est votre intention en me parlant sur ce ton familier ? demanda-t-elle.

En même temps elle se levait avec colère.

Maître Bishopriggs glissa son plumeau sous son bras et se mit en devoir de prouver à Anne qu’il partageait la manière de voir de l’hôtesse sur sa position, sans partager la sévérité de ses principes.

– Il n’y a pas d’homme au monde, fit-il observer modestement, qui ait plus d’indulgence pour la fragilité humaine que moi. Je n’ai pas l’intention d’être familier avec vous, moi qui suis assez vieux pour être votre père et qui suis prêt à me montrer un père pour vous, quand nous nous connaîtrons mieux. Eh ! eh ! commandez votre dîner, mon enfant. Que vous ayez un mari ou non, vous avez un estomac, et il faut lui donner de la nourriture. Il y a du poisson et de la volaille. Peut-être restera-t-il du ragoût de mouton, quand on aura desservi la table d’hôte.

Il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser de lui.

– Commandez pour moi ce que vous voudrez, dit Anne, et sortez d’ici !

Maître Bishopriggs approuva grandement le premier membre de phrase, mais ne tint aucun compte du second.

– Oui, oui, remettez vos petits intérêts entre mes mains, c’est ce qu’il y a de plus sage à faire. Demandez maître Bishopriggs ! c’est moi ! quand vous aurez besoin d’un homme capable de vous donner un bon conseil. Rasseyez-vous, rasseyez-vous et n’arrachez pas les bras du fauteuil. Eh ! eh ! votre mari va venir, vous le savez, et pour sûr il aura besoin de se reposer.

Sur cette agréable plaisanterie, le vénérable Bishopriggs cligna de l’œil et sortit enfin.

Anne consulta sa montre. D’après son calcul, l’heure n’était pas éloignée où elle pourrait espérer voir arriver Geoffrey à l’auberge, en supposant qu’il eût quitté Windygates à l’heure convenue. Encore un peu de patience, et les scrupules de l’hôtesse seraient satisfaits et son supplice aurait pris fin.

N’aurait-elle pu lui donner rendez-vous ailleurs que dans cette odieuse maison et parmi ces odieuses gens ?

Non, hors des murs de Windygates, elle n’avait pas un ami dans toute l’Écosse pour lui venir en aide. Elle n’avait pas eu d’autre lieu à choisir que cette auberge.

Et encore devait-elle se trouver heureuse que Craig Fernie fût situé dans un endroit écarté. Là, du moins, il était peu à craindre de voir arriver quelque ami de lady Lundie. Et d’ailleurs, quelques risques qu’elle courût, le but qu’elle visait la justifiait de s’y exposer. Tout son avenir dépendait du consentement de Geoffrey à faire d’elle une honnête femme.

Il ne s’agissait pas de la vie qu’elle devait mener avec lui. Sous ce rapport, il n’y avait plus d’espoir à conserver. Sa destinée était perdue. Mais sa situation vis-à-vis de Blanche !

Elle ne songeait plus qu’à cela, qu’à Blanche !

La tristesse la gagnait de plus en plus et de nouvelles larmes lui vinrent aux yeux. Mais cette tristesse ne pouvait qu’irriter Geoffrey s’il arrivait et s’il la trouvait en pleurs. Elle essaya donc de changer le cours de ses pensées en faisant l’inspection de cette plus que modeste pièce.

Bonne maison, que l’auberge de Craig Fernie, solidement bâtie, belles pierres, et c’est en quoi elle ne ressemble point aux autres auberges de deuxième ordre de l’Angleterre.

Dans cette pièce, on voyait d’abord le fameux sofa de crin noir, fait de façon à vous faire glisser par terre quand vous vouliez vous y asseoir. On y voyait les éternels fauteuils bien vernis, fabriqués tout exprès pour mettre à l’épreuve la sensibilité de l’échine humaine !

Les murs étaient, comme c’est l’usage, tendus d’un papier éclatant dont le dessin faisait mal aux yeux et donnait le vertige. Ils étaient décorés des sempiternelles gravures que l’Anglais en voyage ne se lasse jamais de contempler : le portrait de la Souveraine, à la première place d’honneur ; celui du plus grand des êtres humains, le duc de Wellington à la deuxième place d’honneur ; celui du plus grand des personnages après le duc, c’est-à-dire l’image de monsieur le membre du Parlement du comté, à la troisième place d’honneur ; et enfin une scène de chasse reléguée dans l’ombre.

La porte qui faisait face à l’entrée donnant sur le corridor s’ouvrait sur une chambre à coucher, la fenêtre prenait vue sur un grand espace de terrain, qui descendait en pentes rapides et se terminait par le marécage au pied de la montagne.

Anne détourna ses regards de la pièce pour contempler ce triste paysage. Depuis une demi-heure, le temps avait bien changé. Les nuages s’étaient amoncelés, le sol avait disparu, un jour gris et triste éclairait la montagne. Anne quitta la fenêtre aussi peu satisfaite de ce qu’elle voyait au-dehors qu’elle l’avait été de l’entrée. Elle venait de s’asseoir sur le sofa pour essayer de s’y reposer un moment quand un bruit de voix et des pas, venant du corridor, frappèrent son oreille.

Parmi les voix, distinguait-elle celle de Geoffrey ? Non.

Étaient-ce des étrangers qui arrivaient ?

L’hôtesse, après tout, avait refusé de lui louer ces deux chambres. Il était donc possible que des étrangers vinssent pour les visiter. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui ils étaient. Dans sa frayeur bien naturelle, Anne s’enfuit dans la chambre et s’y enferma.

La porte qui donnait sur le corridor s’ouvrit : Arnold Brinkworth, introduit par maître Bishopriggs, entra dans le salon.

– Personne ! s’écria-t-il, en promenant son regard autour de la pièce. Où est-elle ?

Maître Bishopriggs montra la porte de la chambre.

– Eh ! votre bonne dame est là, sans aucun doute.

Arnold tressaillit. Il n’avait pas bien vu les difficultés de cette triste affaire quand Geoffrey et lui l’avaient discutée ensemble à Windygates et qu’il avait consenti à se présenter à l’auberge comme le mari d’Anne Sylvestre. Mais la mise en action de cette tromperie lui causait un immense embarras. Il se trouvait en face du garçon désignant Anne Sylvestre comme sa bonne dame, et laissait tout naturellement, selon les convenances, le soin au mari de frapper à la porte de la chambre à coucher.

Dans son trouble et ne sachant que faire, Arnold s’avisa de demander l’hôtesse, qu’il n’avait pas vue à son arrivée à l’auberge.

– Madame est occupée à mettre à jour les livres de l’hôtel, répondit Bishopriggs. Elle sera ici bientôt, la pauvre femme, pour savoir de vous qui et ce que vous êtes, et remplir ses devoirs de maîtresse de maison ; ils sont bien lourds pour ses épaules.

Puis il laissa de côté la question de l’hôtesse, pensant qu’il était bien temps d’insinuer quelque chose dans son intérêt personnel.

– J’ai veillé au confort de Madame, murmura-t-il ; fiez-vous à moi !… fiez-vous-en à moi.

L’attention d’Arnold était absorbée par la recherche d’un moyen conforme aux bienséances et à la délicatesse pour annoncer son arrivée à Anne.

– Comment la faire sortir ? disait-il en jetant un regard anxieux vers la chambre à coucher.

Il avait parlé assez haut pour que le garçon d’hôtel l’entendît. L’air de perplexité d’Arnold se refléta immédiatement sur le visage de maître Bishopriggs. Le premier garçon de l’auberge de Craig Fernie possédait une expérience considérable des us et coutumes des nouveaux mariés pendant l’excursion de la lune de miel.

Il avait été le second père, avec d’excellents résultats pécuniaires pour lui, d’une innombrable quantité de jeunes époux et de jeunes épouses. Il connaissait toutes les variétés de ce petit monde : les couples qui essayent d’avoir l’air d’être mariés depuis années ; les couples qui n’ont recours à aucun déguisement et qui prennent conseil des autorités compétentes qu’ils rencontrent autour d’eux ; les couples qui bavardent sans pudeur devant des tiers et ceux qui gardent un timide silence, les couples qui ne savent que faire ; les couples qui voudraient que ces premiers temps fussent passés ; les couples devant lesquels il ne faut jamais se présenter sans avoir préalablement frappé trois fois à la porte ; les couples enfin qui peuvent boire et manger dans les intervalles de leurs amoureux transports et ceux qui ne le peuvent pas.

Mais le nouveau marié qui reste tout embarrassé d’un côté de la porte, tandis que la jeune épouse reste enfermée de l’autre, c’était une nouvelle variété de l’espèce, même pour les yeux expérimentés de maître Bishopriggs ; il ne la connaissait pas.

– Comment la faire sortir ?… répéta-t-il. Je vais vous en montrer le moyen.

Il avança d’un pas aussi vif que le lui permettaient ses pieds goutteux et frappa.

– Eh ! madame, le voilà en chair et en os. Bénédiction du ciel ! Allez-vous fermer la porte de la chambre nuptiale à votre mari ?

À cette question, sans réponse possible, on entendit la clef tourner dans la serrure. Maître Bishopriggs cligna de son bon œil en se tournant du côté d’Arnold et plaça, d’un air malin, son doigt le long de son énorme nez, ce qui voulait dire : « Je serai parti avant qu’elle ne tombe dans vos bras ! Vous pouvez y compter, et je ne rentrerai pas sans frapper, vous pouvez en être sûr. »

Il laissa donc Arnold seul dans le salon.

La porte de la chambre s’ouvrait lentement.

Anne, parlant à voix basse, se fit entendre derrière cette porte :

– Est-ce vous, Geoffrey ?

Le cœur d’Arnold commença à battre bien fort en voyant que tout allait se découvrir. Il ne savait que faire et qui dire… il garda le silence.

Anne répéta sa question un peu plus haut :

– Est-ce vous ?

Il allait l’alarmer si elle ne recevait pas de réponse. D’ailleurs il ne pouvait plus reculer. Quoi qu’il pût en résulter, il répondit donc à voix basse :

– Oui.

La porte s’ouvrit toute grande et Anne parut.

– Mr Brinkworth ! s’écria-t-elle.

Pendant un moment ils demeurèrent muets l’un et l’autre puis Anne avança d’un pas et posa la terrible question – elle venait de passer de la surprise à la méfiance :

– Que venez-vous faire ici ?

Présenter la lettre de Geoffrey, c’était la seule excuse qu’Arnold put invoquer pour le moment.

– Je suis porteur d’une lettre pour vous, dit-il.

Et il lui tendit la lettre.

Elle était désormais sur ses gardes. Ainsi qu’Arnold l’avait dit à Geoffrey, il était à peu près étranger à miss Sylvestre. Anne le regardait ; le vague pressentiment d’une trahison de son amant lui faisait froid au cœur. Elle refusa de prendre le billet que lui présentait Arnold.

– Je n’attends pas de lettre, dit-elle. Qui vous a dit que j’étais ici ?

Elle posa cette seconde question, non seulement sur le ton du plus amer soupçon, mais en l’accompagnant d’un coup d’œil de mépris. Un pareil regard n’était pas chose facile à supporter. Arnold dut exercer une certaine contrainte sur lui-même avant de lui répondre, de peur de ne point le faire avec les égards qu’elle méritait.

– Mes actions sont-elles soumises à un espionnage ? continua-t-elle.

Visiblement, elle se laissait gagner par la colère.

– Et vous êtes-vous chargé du rôle de l’espion ?

– Vous ne me connaissez pas depuis longtemps, miss Sylvestre, répondit tranquillement Arnold ; mais vous devriez me connaître assez cependant pour ne pas dire de ces choses. Je suis porteur d’une lettre de Geoffrey.

– Voulez-vous parler de Mr Delamayn ? demanda-t-elle froidement.

– Oui.

– Quels motifs peut avoir Mr Delamayn pour m’écrire une lettre ?

Elle était résolue à ne rien reconnaître ; elle tenait obstinément Arnold à distance. Celui-ci fit, par instinct, ce qu’un homme ayant une plus grande expérience aurait fait par calcul : il engagea l’action.

– Miss Sylvestre, il est inutile de battre les buissons. Si vous ne voulez pas prendre la lettre, vous me forcerez à parler. Je viens ici chargé d’une désagréable mission. Je commence à regretter au fond du cœur de l’avoir acceptée.

Une violente expression de douleur se peignit sur le visage d’Anne ; elle commençait vaguement à comprendre. Arnold hésita. Sa généreuse nature le faisait encore reculer devant la crainte de la blesser.

– Continuez ! dit-elle avec effort.

– Ne vous mettez pas en colère contre moi, miss Sylvestre. Geoffrey et moi nous sommes de vieux amis ; il sait qu’il peut se fier à Arnold Brinkworth…

– Se fier à vous ? interrompit-elle ; arrêtez !

Arnold attendit. Elle continua, se parlant à elle-même :

– Quand j’étais dans la chambre, j’ai demandé si Geoffrey était là. Et cet homme a répondu pour lui.

Elle bondit en avant avec un cri d’horreur.

– Vous avait-il dit ?…

– Pour l’amour du ciel ! lisez sa lettre.

Elle repoussa violemment la main d’Arnold.

– Vous ne me regardez pas ? Il vous a tout dit !

– Lisez, répéta-t-il, par un sentiment de justice envers lui, si ce n’est par esprit de justice envers moi.

La situation devenant trop cruelle, Arnold avait rassemblé son courage et la regardait, cette fois, avec la résolution d’un homme ; il lui parlait d’un ton ferme. Elle prit le billet.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit-elle avec une soudaine humilité douloureuse à voir, je comprends enfin ma position. Je suis une femme doublement trahie. Je vous en prie, excusez ce que je vous ai dit tout à l’heure, quand je supposais encore avoir quelque droit à votre respect. Peut-être consentirez-vous à m’accorder votre pitié. Je ne demande rien de plus.

Arnold gardait le silence. Les paroles étaient inutiles en présence d’un aussi complet abandon d’elle-même. Aucun homme, fût-ce Geoffrey, n’aurait pu s’empêcher de se sentir ému.

Pour la première fois, les regards de miss Sylvestre se portèrent sur la lettre. Elle l’ouvrit du mauvais côté.

– Ma lettre ! se dit-elle à elle-même. Ma lettre entre les mains d’un autre homme !

– Regardez la dernière page, dit Arnold.

Elle retourna le pli et lut les quelques lignes au crayon que Geoffrey y avait tracées à la hâte.

– Misérable !… misérable !… misérable !… s’écria-t-elle.

En répétant ce mot pour la troisième fois, elle froissa la lettre dans sa main et la jeta à l’autre bout de la pièce. Un instant après le feu de sa colère s’éteignit. Sentant ses forces l’abandonner, elle étendit lentement la main vers le dossier de la chaise la plus proche et s’y laissa tomber, tournant le dos à Arnold.

– Il m’a abandonnée !

Ce fut tout ce qu’elle dit. Ces trois mots articulés lentement et à voix basse tombèrent de ses lèvres avec une indéfinissable expression de désespoir.

– Vous êtes dans l’erreur ! s’écria Arnold. Vrai… vrai… vous vous trompez ! Ce n’est pas une excuse qu’il vous envoie, c’est la vérité. J’étais là lorsqu’il a reçu le message au sujet de son père.

Elle n’avait pas l’air de l’entendre et ne faisait pas un mouvement. Elle répétait tout bas :

– Il m’a abandonnée !

– Ne prenez pas les choses de cette façon, je vous en supplie, dit-il, c’est affreux de vous entendre parler ainsi. Je suis sûr qu’il ne vous a pas abandonnée.

Pas de réponse. Elle demeurait assise dans une immobilité de statue. Impossible d’appeler l’hôtesse dans un pareil moment. Ne sachant que faire pour la tirer de cet état de torpeur, Arnold tira une chaise auprès de la sienne et lui posa timidement la main sur l’épaule.

– Allons, lui dit-il de son air de bon garçon, ranimez-vous un peu !

Elle tourna lentement la tête et le regarda avec une morne surprise.

– Ne m’avez-vous pas dit qu’il vous avait tout appris ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Et vous ne méprisez pas une femme telle que moi ?

Le bon cœur d’Arnold, à cette terrible question, lui rappela le souvenir d’une autre femme, souvenir éternellement sacré ; il se rappela celle qui l’avait porté dans son sein et lui avait donné l’être.

– Un homme, dit-il, peut-il penser à sa mère et mépriser une femme ?

Cette réponse fit éclater la douleur qu’Anne cherchait à contenir. Elle lui tendit la main, le remercia d’une voix faible, et les larmes vinrent enfin la soulager.

Arnold se leva tout désespéré et se dirigea vers la fenêtre.

– J’ai pourtant de bonnes intentions, se disait-il, et je ne fais qu’augmenter sa peine !

Elle l’entendit et fit un effort pour reprendre de l’empire sur elle-même.

– Non, répondit-elle. Vous me faites du bien au contraire. Ne vous occupez pas de mes larmes.

Elle le regarda avec reconnaissance.

– Je ne veux pas vous affliger, Mr Brinkworth. Je vous dois des remerciements et je vous les exprime. Revenez, ou je croirai que vous êtes fâché contre moi.

Arnold revint auprès d’elle et, de nouveau, elle lui tendit sa main.

– On ne comprend pas les gens tout de suite, dit-elle simplement. Je croyais que vous étiez comme les autres hommes, je ne savais pas combien vous êtes bon. Êtes-vous venu à pied jusqu’ici ? ajouta-t-elle en faisant un effort pour changer le sujet de conversation. Êtes-vous fatigué ? Je n’ai pas été fort bien reçue ici, mais je crois pouvoir vous procurer tout ce que la maison peut offrir.

Comment ne pas se sentir touché au fond du cœur ? Comment ne pas s’intéresser à cette pauvre femme ? L’honnête désir d’Arnold de lui venir en aide s’exprima trop ouvertement peut-être.

– Tout ce que je désire, miss Sylvestre, reprit-il, c’est de vous être de quelque utilité, si c’est possible. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour rendre votre position plus supportable ? Vous resterez ici, n’est-ce pas ? C’est le désir de Geoffrey…

Elle tressaillit et détourna ses regards.

– Oui !… oui !… répondit-elle vivement.

– Vous aurez des nouvelles de Geoffrey, continua Arnold, demain ou après-demain. Je sais qu’il a l’intention de vous écrire.

– Pour l’amour du ciel, ne me parlez plus de lui ! s’écria-t-elle. Comment voulez-vous que j’ose vous regarder en face ?

Ses joues se colorèrent vivement et son regard s’arrêta encore un moment sur Arnold.

– Songez-y ! je suis sa femme, si sa promesse a quelque valeur. Il m’a engagé sa parole par tout ce qu’il y a de plus sacré !

Elle s’arrêta avec un mouvement d’impatience.

– Qu’est-ce que je dis ? Quel intérêt pouvez-vous prendre à ce misérable débat entre nous ?… Ne parlons plus de cela. J’ai autre chose à vous dire. Revenons aux ennuis que j’ai eus à subir ici. Avez-vous vu la patronne de l’auberge à votre arrivée ?

– Non, je n’ai vu que le garçon.

– La patronne de l’hôtel a soulevé d’absurdes difficultés pour me louer ces chambres, parce que je venais seule.

– Elle ne fera plus de difficulté maintenant, dit Arnold ; j’ai arrangé l’affaire.

– Vous !

Arnold sourit. Après ce qui s’était passé, il éprouvait un agréable soulagement à considérer le côté comique de sa position dans l’auberge.

– Certainement, répondit-il, quand j’ai demandé la dame qui était arrivée seule dans l’après-midi.

– Ah ?

– On m’avait dit, dans votre intérêt, de la demander comme ma femme.

Anne le regarda avec un effroi mêlé de surprise.

– Vous m’avez demandée comme votre femme ? répéta-t-elle.

– Oui. Je n’ai pas eu tort, n’est-ce pas ? Au reste, je ne pouvais faire autrement : Geoffrey m’avait dit que vous étiez convenue avec lui de vous présenter comme une jeune femme dont le mari allait la rejoindre.

– Je ne pensais qu’à lui en disant cela ; je ne pouvais songer à vous.

– C’est assez naturel. Néanmoins, cela revient au même pour les gens de la maison, n’est-il pas vrai ? Je vais tâcher de mieux m’expliquer. Geoffrey m’avait dit que votre position ici dépendait de mon consentement à me présenter de la même façon qu’il l’aurait fait si c’était lui qui était venu.

– Il n’avait pas le droit de vous dire cela !

– Il n’en avait pas le droit ?… Après ce que vous m’avez dit de la propriétaire, jugez de ce qui serait arrivé si j’avais agi autrement. Je n’ai pas beaucoup d’expérience de toutes ces choses. Mais permettez-moi de vous demander s’il n’aurait pas été au moins imprudent à moi, à mon âge, de vous demander en qualité d’ami ? Ne pensez-vous pas que dans ce cas la patronne aurait fait encore plus de difficultés pour vous louer ces chambres ?

Incontestablement l’hôtesse aurait alors refusé net. Et le mensonge auquel Arnold avait eu recours en se présentant dans l’auberge, Anne l’avait elle-même rendu nécessaire dans son propre intérêt. Elle n’était pas blâmable pour cela, car il lui était évidemment impossible à elle de prévoir le départ de Geoffrey pour Londres.

Néanmoins, elle éprouvait un pénible sentiment de responsabilité, une crainte vague de ce qui pouvait arriver. Elle se rassit brusquement, en froissant son mouchoir sur ses genoux, et ne répondit rien.

– Ne supposez pas que je voie du mal à ce petit stratagème, poursuivit Arnold ; je sers un vieil ami, et je viens en même temps en aide à la femme qui sera bientôt la sienne.

Anne se releva brusquement et le surprit par une question inattendue.

– Mr Brinkworth, dit-elle, pardonnez-moi l’impolitesse apparente de ce que je vais vous dire. Quand comptez-vous vous en aller ?

Arnold partit d’un éclat de rire.

– Quand je serai parfaitement sûr que je ne puis plus rien faire pour vous être utile, répondit-il.

– Je vous en prie, ne pensez pas à moi plus longtemps.

– Dans la situation où vous êtes, à qui puis-je penser ?

Anne posa doucement sa main sur le bras d’Arnold et répondit :

– À Blanche !

– Blanche ?… répéta Arnold, tout à fait incapable de la comprendre.

– Oui, Blanche. Elle a trouvé le temps de me dire ce qui s’est passé ce matin, avant que je quitte Windygates. Je sais que vous lui avez fait l’offre de votre main… Je sais que vous devez l’épouser…

Arnold fut ravi de ce qu’il entendait. Jusqu’alors, il s’était purement et simplement senti peu disposé à quitter Anne ; maintenant, il était complètement déterminé à rester auprès d’elle.

– Ne comptez pas que je parte, après ce que vous venez de me dire. Reprenez votre chaise. Nous allons causer de Blanche.

Anne refusa avec un geste d’impatience. Mais Arnold prenait un vif, trop vif intérêt à ce sujet de conversation pour y prendre garde.

– Vous connaissez les goûts, les habitudes de Blanche, reprit-il, ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Il est de la plus haute importance que j’aie avec vous une conversation sur tout cela. Quand nous serons mariés, Blanche fera sa volonté en toutes choses. C’est mon idée sur les devoirs d’un mari. Bon, vous êtes encore debout ; laissez-moi vous donner un fauteuil.

Il aurait été cruel dans d’autres circonstances, et il aurait même été impossible de ne pas céder à son désir, mais une crainte vague s’était emparée de l’esprit d’Anne ; elle se disait que les conséquences de la démarche d’Arnold pouvaient être trop sérieuses.

Elle n’avait pas une bien claire conception, et, pour être juste envers Geoffrey, nous devons ajouter qu’il n’en avait pas lui-même une plus nette, des risques que courrait son ami en se chargeant de la mission qu’il venait d’accomplir à l’auberge.

Ni l’un ni l’autre n’avaient une idée précise des mesures de précaution et des garanties préventives, qui font de la loi du mariage en Écosse, même au temps présent, un piège toujours ouvert.

Mais si l’esprit de Geoffrey était incapable de voir au-delà des nécessités du moment, l’intelligence plus fine d’Anne Sylvestre lui faisait comprendre qu’en un pays qui offre de telles facultés pour les mariages secrets, un homme ne pouvait faire ce qu’Arnold avait fait sans s’exposer à de redoutables suites.

C’est remplie de cette pensée qu’elle refusa de prendre le fauteuil et de causer de Blanche, comme il disait.

– Quoi que vous ayez à dire au sujet de Blanche, Mr Brinkworth, fit-elle, cela peut être dit dans un autre moment mieux choisi. Je vous prie de me laisser seule.

– Vous laisser ?

– Oui, abandonnez-moi à la solitude et au chagrin que j’ai mérité. Merci et adieu.

Arnold ne chercha pas à dissimuler son désappointement et sa surprise.

– S’il faut que je parte, je partirai, dit-il. Mais pourquoi avez-vous tant de hâte à me renvoyer ?

– Je ne veux pas que vous vous trouviez dans la nécessité de m’appeler votre femme devant les gens de l’auberge.

– Est-ce là tout ce qui vous préoccupe ?… Que craignez-vous ?

Elle eût été bien embarrassée de lui rendre un compte exact de ses appréhensions et surtout de les exprimer. Dans son désir bien arrêté de trouver une bonne raison qui pût le décider à partir, elle ramena elle-même la conversation sur Blanche, après avoir refusé de l’accepter un moment auparavant.

– J’ai deux raisons pour être effrayée, dit-elle : l’une que je dois taire et l’autre que je puis dire. Supposez que Blanche apprenne ce que vous avez fait pour moi. Plus longtemps vous resterez ici, plus de personnes vous y verront, et plus il y aura de chances qu’elle puisse en entendre parler.

– Eh bien, quand elle l’apprendrait ? demanda Arnold avec sa noble franchise. Pensez-vous qu’elle pourrait se fâcher contre moi, pour avoir cherché à vous servir ?

– Ah ! répondit vivement Anne, si elle était jalouse de moi ?

L’admiration sans limites qu’Arnold éprouvait pour Blanche se trahit en deux mots : il s’exprima vraiment sans le plus léger déguisement, sans aucun détour.

– C’est impossible ! dit-il.

Certes, Anne Sylvestre était bien malheureuse ; cependant, un demi-sourire éclaira son visage.

– Sir Patrick vous dira, Mr Brinkworth, que rien n’est impossible quand il s’agit des femmes.

Mais elle abandonna ce ton léger et continua plus sérieusement que jamais :

– Vous ne connaissez pas le cœur de Blanche aussi bien que je le connais moi-même. Une fois encore, je vous supplie de partir. Je n’aime pas votre présence ici, dans les conditions où vous y êtes venu, Mr Brinkworth.

Elle lui tendait la main pour prendre congé de lui quand on frappa bruyamment à la porte.

Anne tomba sur la chaise qui se trouvait près d’elle en étouffant un cri de frayeur. Arnold, tout à fait incapable de comprendre ce qui se passait en elle, lui demanda de quoi elle avait peur, et répondit simplement :

– Entrez !

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