8 Le scandale

Il était encore de bonne heure dans l’après-midi, quand les hôtes de lady Lundie commencèrent à chuchoter dans les coins. La conviction générale était que quelque chose allait mal.

Blanche avait mystérieusement disparu, laissant en souffrance ses engagements envers ses danseurs. Lady Lundie avait non moins mystérieusement abandonné ses hôtes.

Blanche n’était pas revenue. Lady Lundie au contraire avait reparu avec un sourire contraint sur les lèvres. Elle avoua qu’elle ne se portait pas bien. La même excuse avait été donnée pour Blanche, la même excuse pour expliquer la retraite de miss Sylvestre de la partie de croquet. Un homme d’esprit parmi les hôtes déclara que cela lui suggérait l’envie de conjuguer le verbe : Je ne suis pas bien ; tu n’es pas bien ; elle n’est pas bien, etc.

Sir Patrick également ; le sociable sir Patrick, se tenait à l’écart et se promenait de long en large dans la partie la plus solitaire du jardin. Et les domestiques (cette influence semblait avoir aussi gagné les domestiques) se permettaient de tenir des conciliabules, tout comme leurs maîtres.

Les femmes de chambre apparaissaient brusquement dans des lieux où elles n’avaient que faire. Les portes battaient ; on entendait des bruits de voix aux étages supérieurs.

– Quelque chose va mal, soyez-en certain, quelque chose va mal ! disait-on parmi les hôtes. Ce que nous avons de mieux à faire est de nous en aller. Ma chère, demandez la voiture. Louisa, mon amour, cessez de danser, votre papa veut partir. Adieu, lady Lundie. Oh ! mille remerciements. Je suis bien peinée pour cette chère Blanche. Oh ! elle est si charmante !

C’est ainsi que la société avait recours à son pauvre petit jargon, si vide de sens, pour s’esquiver poliment, avant que l’orage n’éclatât.

C’est précisément ce qu’attendait sir Patrick, en se tenant à l’écart dans le jardin.

Il n’y avait plus moyen pour lui d’échapper à la responsabilité qui lui incombait. Lady Lundie avait annoncé comme une résolution bien arrêtée de sa part de se mettre à la recherche du lieu où Anne Sylvestre avait trouvé un refuge et de découvrir (purement dans l’intérêt de la vertu) si elle était mariée, oui ou non.

Blanche, déjà surexcitée par les émotions de la journée, était en proie à une crise nerveuse qui se manifesta par un torrent de larmes. Quand elle fut plus calme, elle se fit une opinion à elle sur la fuite d’Anne Sylvestre.

Anne ne lui aurait jamais fait un secret de son mariage ; Anne ne lui aurait jamais écrit une lettre contenant un adieu aussi formel, si les choses allaient aussi naturellement qu’elle essayait de le faire croire à Windygates.

Quel terrible malheur était tombé sur Anne ? Blanche était déterminée (tout comme lady Lundie) à découvrir le lieu où son amie se cachait, à la suivre et à lui venir en aide.

Il était clair pour sir Patrick, auquel chacune des deux dames avait ouvert son cœur, dans des entretiens séparés, que sa belle-sœur d’un côté, et sa nièce de l’autre, allaient très probablement, si elles n’étaient pas retenues, se plonger tête baissée dans des actes d’indiscrétion qui ne pouvaient aboutir qu’à des résultats déplorables.

L’autorité d’un homme devenait impérieusement nécessaire à Windygates cette après-midi, et sir Patrick reconnaissait avec désespoir que cet homme, dont on devait attendre la fermeté et la sagesse, c’était lui.

« Beaucoup de choses peuvent être dites pour et contre le célibat », pensait le vieux gentleman, tout en se promenant dans une allée solitaire du jardin.

Et il avait recours plus fréquemment que d’habitude à la tabatière renfermée dans la pomme d’ivoire de sa canne.

« C’est une vérité certaine, se disait-il encore, qu’on peut demeurer garçon ; mais les amis mariés d’un homme, qui ne l’empêchent pas de vivre célibataire si cela lui plaît, ne manquent pas de s’arranger avec un soin diabolique pour qu’il ne puisse jouir des avantages du célibat. »

Les méditations de sir Patrick furent interrompues par l’arrivée de son domestique, qu’il avait chargé de le tenir au courant de la marche des choses.

– Ils sont tous partis, sir Patrick, dit le serviteur.

– C’est un soulagement, Duncan. Nous n’avons plus affaire maintenant qu’aux amis qui résident dans la maison.

– Il n’en reste plus d’autres.

– Ce sont tous des gentlemen ?… Point de dames ?

– Non, sir Patrick.

– Encore un soulagement, Duncan. Très bien. C’est lady Lundie que je verrai la première.

Existe-t-il une sorte de résolution humaine comparable pour la fermeté à celle d’une femme qui s’est mis en tête de découvrir les preuves de la fragilité d’une autre femme, qu’elle hait ? C’est pourtant un être délicat qui crie si une araignée lui tombe sur le cou, qui frissonne à l’approche d’une personne du peuple qui a mangé des oignons. Eh bien ! quand la haine s’en mêle, essayez de contenir cette faible créature !

Sir Patrick trouva Sa Seigneurie dirigeant son enquête. Elle avait imaginé d’instinct le système d’investigation qu’emploie la police en pareil cas.

Quel était le dernier témoin qui avait vu la personne absente ? Quel était le dernier domestique qui avait vu Anne Sylvestre ? Lady Lundie commença par les domestiques mâles, depuis l’intendant, au plus haut degré de l’échelle, jusqu’au garçon d’écurie qui en occupe le dernier échelon ; elle continua par les servantes, depuis la cuisinière dans toute sa gloire jusqu’à la petite fille chargée d’arracher les mauvaises herbes dans le jardin. Lady Lundie en était à interroger le page, quand sir Patrick se présenta.

– Ma chère dame, dit-il, pardonnez-moi de vous rappeler encore que ce pays est un pays libre, et que vous n’avez aucun droit de vous livrer à aucune recherche sur la conduite de miss Sylvestre, après qu’elle a quitté votre maison.

Lady Lundie leva dévotement les yeux au plafond. C’était une martyre du devoir. Oui, si vous eussiez vu Sa Seigneurie à ce moment, vous vous seriez dit à vous-même : voilà une martyre !

– Sir Patrick ! comme chrétienne, ce n’est pas ma manière de considérer les choses. Cette malheureuse personne a vécu sous mon toit. Cette malheureuse personne a été la compagne de Blanche. Je suis responsable… Je suis moralement responsable… Ah ! je donnerais tout au monde pour pouvoir, comme vous, écarter cette idée. Mais non, il faut que j’aie la preuve que cette fille est mariée, et cela dans l’intérêt des convenances, pour le repos de ma conscience inquiète, avant de placer ma tête sur l’oreiller cette nuit, sir Patrick ; oui, avant de placer cette nuit ma tête sur l’oreiller.

– Un mot, lady Lundie.

– Non !… fit Sa Seigneurie du ton le plus doucereusement pathétique. Vous avez raison, je l’avoue, au point de vue mondain ; mais je ne puis prendre les choses au point de vue mondain. Le point de vue mondain me choque.

Elle se tourna en même temps avec une noble gravité du côté du page.

– Vous savez où vous irez, Jonathan, si vous dites un mensonge ?

Jonathan était paresseux, Jonathan était malsain, Jonathan était précocement obèse… mais Jonathan était orthodoxe. Il répondit qu’il le savait ; il fit plus, il nomma le lieu terrible où les mensonges conduisent les menteurs.

Sir Patrick comprit que toute opposition de sa part en ce moment serait plus qu’inutile. Il résolut sagement d’attendre, avant d’intervenir de nouveau, que lady Lundie eût épuisé son enquête.

De plus, comme il était impossible, dans les dispositions d’esprit où se trouvait Sa Seigneurie, de prévoir ce qui pourrait arriver si malheureusement l’enquête à laquelle elle se livrait contre Anne Sylvestre était couronnée de succès, il se décida à prendre des mesures pour que, dans l’intérêt de toutes les parties, les hôtes qui résidaient dans la maison l’eussent quittée dans les vingt-quatre heures.

– Il ne me reste qu’une question à vous adresser, lady Lundie, reprit-il. La position des gentlemen qui résident ici n’est pas agréable. Si vous vous étiez contentée de laisser passer les événements sans avoir l’air d’y prêter attention, vous auriez bien fait. Mais dans l’état des choses, ne pensez-vous pas que, par convenance envers tout le monde, je doive vous décharger du soin de vos hôtes ?

– Comme chef de la famille ? stipula lady Lundie.

– Comme chef de la famille, répondit sir Patrick.

– J’accepte la proposition avec reconnaissance.

– Ne parlez pas de reconnaissance, je vous prie, répliqua sir Patrick.

Il sortit, laissant Jonathan à son interrogatoire. Lui et son frère, le défunt sir Thomas, avaient suivi un genre de vie bien différent, et ils s’étaient peu vus depuis leur enfance. Les souvenirs de sir Patrick, en quittant lady Lundie, semblaient l’avoir reporté à cette époque et lui avoir inspiré une certaine tendresse pour la mémoire de son frère ; il secoua la tête et exhala un petit soupir de tristesse.

« Pauvre Tom ! se dit-il, quand il eut fermé la porte de la pièce où il laissait la veuve de son frère. Pauvre Tom !… »

En traversant l’antichambre, il arrêta le premier domestique qu’il rencontra pour s’enquérir de Blanche. Miss Blanche était à l’étage supérieur, enfermée tranquillement dans sa chambre avec sa camériste.

« Tranquillement, c’est mauvais signe, pensa sir Patrick ; il faudra que j’en sache plus long au sujet de ma nièce ! »

La première chose que le pauvre baronnet avait maintenant à faire, c’était de trouver les hôtes. L’instinct dirigea ses pas vers la salle de billard. C’est là qu’ils étaient réunis en conclave, se consultant sur la conduite qu’ils devaient tenir. Sir Patrick les tira d’embarras en deux minutes.

– Que diriez-vous d’une journée de chasse pour demain ? demanda-t-il.

Tous les hommes présents, chasseurs ou non, répondirent à cette proposition par un assentiment unanime.

– Vous pouvez partir, soit de cette maison, poursuivit sir Patrick, soit d’un pavillon de chasse qui dépend de la propriété de Windygates et qui est situé au milieu des bois, de l’autre côté du marécage. Le temps est assez beau pour l’Écosse, et les chevaux ne manquent pas dans les écuries. Il est inutile de vous cacher, messieurs, que les événements ont pris un certain tour inattendu, dans le cercle de famille de ma belle-sœur. Vous serez toujours les hôtes de lady Lundie, soit que vous choisissiez de rester ici ou de vous rendre au pavillon de chasse. J’ajoute que le déplacement ne doit être qu’une question de vingt-quatre heures… Que décidez-vous ?

Chacun, qu’il fût ou non affligé de rhumatismes, opta pour le pavillon de chasse.

– Très bien, poursuivit sir Patrick. Il est convenu que nous nous rendrons à cheval au pavillon ce soir et que la première chose que nous ferons demain matin sera d’explorer les marécages. Si les événements me le permettent, je serai heureux de vous accompagner et de vous faire les honneurs du domaine. Si j’en suis empêché, je suis sûr que vous m’excuserez pour ce soir et que vous permettrez que l’intendant de lady Lundie prenne ma place et veille à votre bien-être.

Cela accepté, toujours à l’unanimité, sir Patrick laissa les hôtes continuer leurs parties de billard et alla donner les ordres nécessaires aux écuries.

Pendant ce temps, Blanche était restée dans son inquiétante tranquillité au premier étage, et lady Lundie poursuivait son enquête au rez-de-chaussée. Elle avait passé de Jonathan, le dernier domestique mâle attaché au service intérieur, au cocher, le premier de ceux chargés du service extérieur, et en descendant l’échelle hiérarchique homme par homme, elle était arrivée au garçon d’écurie. N’ayant pu recueillir le plus mince renseignement de la bouche des hommes, lady Lundie se rejeta sur les femmes. Elle sonna et fit appeler la cuisinière, Hester Dethridge.

Une personne d’un aspect peu ordinaire entra dans la salle.

Vieille, calme, d’une propreté scrupuleuse, l’air éminemment respectable, ses cheveux gris disposés en bandeaux bien lissés sous son modeste bonnet blanc, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, regardant bien en face la personne qui lui parlait. Telle était Hester Dethridge. À première vue, on se disait : voilà une femme honnête et digne d’inspirer de la confiance.

Mais, en l’examinant de plus près, on en arrivait à se dire aussi : cette femme porte le sceau de quelque terrible souffrance passée.

C’est ce que l’on sentait, plus qu’on ne le voyait, dans l’air d’immuable résignation empreint sur le visage d’Hester et dans le calme de mort qui ne la quittait jamais. Son histoire était une triste histoire, autant qu’on pouvait la connaître.

Elle était entrée au service de lady Lundie à l’époque du mariage de celle-ci avec sir Thomas. Les renseignements donnés sur elle par le pasteur de la paroisse la présentaient comme ayant été mariée à un incorrigible ivrogne, et comme ayant eu à endurer des souffrances inouïes pendant toute la vie de son mari.

Il y avait bien des raisons pour y regarder à deux fois avant de la prendre à son service, bien que maintenant elle fût veuve. Dans l’une des nombreuses occasions où son mari l’avait maltraitée, elle avait reçu un coup terrible destiné à des suites bien singulières. Elle était restée dans un état complet d’insensibilité pendant plusieurs jours, et quand elle était revenue à elle, on s’était aperçu qu’elle avait totalement perdu la parole.

En outre, il y avait quelque chose d’égaré dans son air et ses manières, et elle mettait pour condition, avant d’accepter une place, qu’elle aurait le privilège de prendre son repos de la nuit dans une chambre exclusivement affectée à son usage.

Mais elle était sobre, d’une probité rigide dans tous les marchés, et l’une des meilleures cuisinières d’Angleterre. En considération de ce dernier mérite, le défunt sir Thomas avait décidé qu’elle serait mise à l’épreuve, et l’épreuve avait réussi, car personne n’avait jamais mieux fait dîner sir Thomas que Hester Dethridge.

Hester était demeurée, après sa mort, au service de sa veuve. Lady Lundie était loin de l’aimer. Un soupçon déplaisant s’attachait à cette femme, soupçon auquel sir Thomas ne s’était pas arrêté, mais qui, pour une personne moins sensible au plaisir de bien dîner, devait avoir de l’importance. Des médecins pensaient que Hester feignait le mutisme, pour des raisons qu’elle seule pouvait bien connaître.

Elle avait refusé obstinément d’apprendre l’alphabet des sourds-muets, se fondant sur ce que, dans son cas, la surdité n’était pas associée au mutisme. On imagina stratagèmes sur stratagèmes pour arriver à la faire parler, mais sans succès ; on fit toutes sortes d’efforts pour l’amener à parler de sa vie passée, elle refusa catégoriquement et définitivement de répondre à aucune question de ce genre.

Quelquefois, une subite envie la prenait d’obtenir un jour de congé à passer hors de la maison ; si sa demande n’était pas accueillie, elle se refusait passivement à faire son ouvrage. Si on la menaçait de la renvoyer, elle inclinait la tête d’un air impénétrable, qui semblait dire : « Renvoyez-moi, je m’en vais. »

Bien des fois, lady Lundie avait résolu, ce qui était assez naturel, de ne pas garder une si étrange servante, mais jusqu’alors elle n’avait pas exécuté cette résolution. Une cuisinière en parfaite possession de son art, qu’il n’est pas besoin de surveiller, qui ne souffre pas le gaspillage, qui ne se querelle jamais avec les autres domestiques, qui ne prend jamais de boisson plus forte que le thé, et à laquelle on peut confier de l’argent sans compter, n’est pas une cuisinière qu’on remplace aisément.

Dans la vie de ce monde, on remet à prendre un parti sur certaines personnes et sur certaines choses, comme le faisait lady Lundie à l’égard d’Hester. Cette femme était donc toujours à la veille d’être congédiée, mais jusque-là elle avait gardé sa place, obtenant ce fameux jour de congé quand elle le demandait, ce qui, pour être juste, n’était pas fréquent, et reposant toujours la nuit dans une chambre fermée à clef, exclusivement occupée par elle, en quelque lieu qu’allât la famille.

Hester Dethridge s’avança lentement vers la table devant laquelle lady Lundie était assise. Une ardoise et un crayon pendaient à son côté, et elle s’en servait quand elle avait à faire une réponse qui ne pouvait être exprimée par un geste.

Elle attendit avec soumission que sa maîtresse commençât l’interrogatoire.

Lady Lundie procéda en suivant la même formule d’enquête employée envers les autres domestiques.

– Savez-vous que miss Sylvestre a quitté la maison ?

La cuisinière fit de la tête un signe affirmatif.

– Savez-vous à quelle heure elle l’a quittée ?

Nouvelle réponse affirmative. La première que lady Lundie eût encore obtenue à ce sujet. Aussi Milady s’empressa de passer à la question suivante.

– L’avez-vous vue depuis qu’elle a quitté la maison ?

Troisième réponse affirmative.

– Où l’avez-vous vue ?

Hester Dethridge écrivit lentement sur une ardoise, d’une écriture ferme et singulièrement bien formée pour une femme de sa condition, les mots suivants :

« Sur la route qui conduit au chemin de fer. Près de la ferme Madame Chew. »

– Qu’aviez-vous à faire à la ferme ?

« J’avais besoin d’œufs pour la cuisine, et j’avais envie de respirer le grand air. »

– Miss Sylvestre vous a-t-elle vue ?

Signe de tête négatif.

– A-t-elle pris le chemin qui conduit à la station ?

Autre signe de tête négatif.

– Elle a continué sa route vers le marécage ?

Réponse affirmative.

– Et, après avoir atteint le marécage ?

Hester Dethridge écrivit :

« Elle a pris le sentier qui conduit à Craig Fernie. »

Lady Lundie se leva de son siège en proie à une vive agitation. Il n’y avait qu’un seul endroit où l’on pouvait aller à Craig Fernie.

– L’auberge !… Quoi !… s’écria Sa Seigneurie, elle est allée à l’auberge !

Hester Dethridge attendait, immobile. Lady Lundie lui adressa une dernière question en quelques mots :

– Avez-vous dit à quelqu’un ce que vous avez vu ?

Réponse affirmative. Lady Lundie ne s’y attendait pas. « Hester Dethridge, pensa-t-elle, doit m’avoir mal comprise. » Écoutez bien, reprit-elle, avez-vous réellement dit à quelqu’un ce que vous venez de m’apprendre ?

Autre signe de tête affirmatif.

– À une personne qui vous a questionnée, comme je viens de le faire ?

Troisième signe affirmatif.

– Quelle est cette personne ?

Hester Dethridge écrivit sur son ardoise :

« Miss Blanche. »

Lady Lundie recula d’un pas, effrayée par cette découverte. Selon toutes les apparences, la résolution de Blanche de suivre miss Sylvestre là où elle s’était réfugiée était aussi fermement arrêtée que l’était la sienne. Et sa belle-fille, qui ne voulait prendre conseil que d’elle-même, pouvait contrarier ses desseins. La manière dont Anne avait quitté maison avait mortellement offensé lady Lundie. En femme vindicative qu’elle était, elle était résolue à découvrir ce qu’il pouvait y avoir de compromettant dans les secrets de l’institutrice et à rendre public ce qu’elle allait apprendre par amour du devoir accompli.

Mais si Blanche agissait, comme il était facile de le prévoir, dans un sens directement opposé, en épousant ouvertement les intérêts d’Anne Sylvestre, il pouvait en résulter des conséquences domestiques que lady Lundie n’était pas préparée à affronter.

La première chose à faire était de prévenir Blanche que ses desseins étaient découverts, et de lui défendre de se mêler en rien de cette affaire scandaleuse.

Lady Lundie sonna deux fois, ce qui signifiait pour les gens de sa maison que Sa Seigneurie requérait les services de sa femme de chambre ; puis elle se tourna vers la cuisinière qui attendait toujours son bon plaisir, calme et immobile comme une statue, son ardoise à la main.

– Vous avez mal agi, dit Sa Seigneurie sévèrement. Je suis votre maîtresse. Vous êtes tenue de répondre à votre maîtresse…

Hester Dethridge inclina la tête, en signe de froide approbation du principe posé.

Ce mouvement de tête était une interruption, lady Lundie s’en offensa.

– Mais miss Blanche n’est pas votre maîtresse, continua-t-elle avec force. Vous êtes fort blâmable d’avoir répondu aux questions de miss Blanche sur miss Sylvestre.

Hester Dethridge, sans se troubler, écrivit sur son ardoise sa justification, en deux phrases bien sèches :

« Je n’avais pas d’ordre pour ne pas répondre. Je ne garde les secrets de personne, si ce n’est les miens. »

Cette réponse trancha la question du renvoi de la cuisinière, question pendante depuis plusieurs mois.

– Vous êtes une insolente ! Je vous ai supportée assez longtemps, je ne vous supporterai pas davantage. Quand votre mois sera fini, vous sortirez de la maison.

Aucun signe ne trahit le plus léger trouble dans la sinistre tranquillité de la cuisinière ; elle inclina la tête, elle acceptait la sentence prononcée ; puis elle laissa retomber l’ardoise à son côté, tourna sur elle-même et quitta la chambre.

Cette femme vivait et travaillait en ce monde, et pourtant, en ce qui touche tous les intérêts humains, elle semblait aussi loin du monde que si elle était couchée dans son tombeau.

La femme de chambre arriva juste au moment où Hester Dethridge sortait.

– Montez chez miss Blanche, dit sa maîtresse, et dites-lui que j’ai besoin d’elle ici… Attendez une minute !

Elle réfléchit. Blanche pouvait refuser de se soumettre aux ordres de sa belle-mère. Il pourrait être nécessaire d’avoir recours à l’autorité supérieure de son tuteur.

– Savez-vous où est sir Patrick ? demanda lady Lundie.

– J’ai entendu Simpson dire que sir Patrick était aux écuries, Milady.

– Envoyez Simpson porter mes compliments à sir Patrick et lui dire que je désire le voir immédiatement.

 

Les préparatifs de départ pour le rendez-vous de chasse venaient d’être terminés. Restait une question à trancher : sir Patrick accompagnerait-il les hôtes de lady Lundie ?

Le domestique parut, chargé du message de sa maîtresse.

– Voulez-vous m’accorder un quart d’heure, messieurs ? demanda sir Patrick. À l’expiration de ce temps, je saurai d’une façon positive si je puis, oui ou non, partir avec vous.

Naturellement, les hôtes consentirent à attendre. Les plus jeunes parmi eux, en leur qualité d’Anglais, occupèrent le loisir qui leur était laissé à faire des paris.

Sir Patrick sortirait-il vainqueur de la crise domestique ou la crise domestique serait-elle plus forte que sir Patrick ?

On pariait deux contre un pour la défaite du baronnet.

Ponctuellement, à l’expiration du quart d’heure, sir Patrick reparut. La crise domestique n’avait pas été la plus forte. Sir Patrick avait gagné la partie.

– Les choses sont arrangées pour le mieux, messieurs ; et je puis vous accompagner, dit le baronnet. Il y a deux routes pour se rendre au pavillon de chasse : l’une, la plus longue, passe par Craig Fernie. Je suis obligé de vous prier de prendre avec moi ce chemin. Pendant que vous continuerez votre route vers le cottage, il faudra que je reste en arrière pour dire un mot à une personne qui réside à l’auberge.

Il avait tranquillisé lady Lundie, il avait même tranquillisé Blanche. Mais, évidemment, c’était à la condition de se rendre à leur place à Craig Fernie et de voir lui-même Anne Sylvestre. Sans un mot d’explication de plus, il monta à cheval et prit la tête de la cavalcade.

Les chasseurs s’éloignèrent de Windygates.

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