3 Les découvertes

Il n’y avait plus dans la serre que deux personnes, Arnold Brinkworth et sir Patrick Lundie.

– Mr Brinkworth, dit le vieux gentleman, je n’ai pas eu l’occasion de vous parler jusqu’à présent, et comme j’ai appris que vous nous quittiez aujourd’hui, j’ai pris le parti de me présenter moi-même à vous. Votre père était l’un de mes plus chers amis ; je veux me faire un ami du fils de votre père.

Il étendit la main et se nomma.

– Oh ! Sir Patrick ! dit Arnold avec chaleur, si mon pauvre père avait suivi vos conseils !…

– Il aurait réfléchi à deux fois avant de dissiper sa fortune sur le turf, et il serait peut-être vivant au milieu de nous, au lieu de mourir exilé sur une terre étrangère, reprit sir Patrick, finissant la phrase que le jeune homme avait commencée. Plus un mot sur ces malheurs ; parlons d’autre chose. Lady Lundie m’a écrit l’autre jour à votre sujet. Elle m’a appris que votre tante était morte et vous avait laissé ses propriétés en Écosse. Est-ce vrai ?… Oui… Je vous en félicite de tout mon cœur. Pourquoi êtes-vous ici, au lieu d’aller visiter votre maison et vos terres ? Elles ne sont pas à plus de 23 miles, et vous partez aujourd’hui, par le premier train, pour vous y rendre. Très bien. Et que dit-on ?… que dit-on ?… Que vous devez revenir après-demain ? Pourquoi reviendriez-vous ? Quelque attraction toute particulière vous rappelle ici, je suppose ? Je pense que c’est une attraction légitime. Vous êtes très jeune… Vous êtes exposé à toutes sortes de tentations. Avez-vous dans le cœur un fonds solide de bon sens ? Vous n’en avez pas hérité de votre pauvre père, si vous le possédez. Vous ne deviez être qu’un tout petit garçon quand votre père a ruiné l’avenir de ses enfants. Comment avez-vous vécu depuis ce temps ?… Que faisiez-vous quand le testament de votre tante est venu vous permettre de n’être plus qu’un oisif pour le reste de vos jours ?

La question était inquisitoriale.

Arnold y répondit sans la moindre hésitation, avec une modestie et une simplicité naturelles qui lui gagnèrent à l’instant le cœur de sir Patrick.

– J’étais écolier à Eton, monsieur, dit-il, quand les pertes faites par mon père le ruinèrent. Il me fallut quitter l’école et gagner ma vie, et je l’ai gagnée, dans un rude métier. En bon Anglais, j’ai suivi la carrière maritime… dans la marine marchande.

– En meilleur Anglais encore, vous avez accepté la lutte avec l’adversité en brave garçon, et vous avez bien gagné la bonne chance qui vous est échue, reprit sir Patrick. Donnez-moi votre main, je me suis pris d’affection pour vous. Vous n’êtes pas comme les autres jeunes gens du temps présent. Je vous appellerai Arnold ; vous ne pouvez pas me rendre la pareille et m’appeler Patrick, je suis trop âgé pour être traité avec cette familiarité. Bon, et comment êtes-vous venu ici ? Quelle sorte de femme est ma belle-sœur ? et quel genre de maison est celle où nous sommes ?

Arnold partit d’un grand éclat de rire.

– Ce sont de singulières questions faites à moi et par vous, dit-il ; vous parlez, monsieur, comme si vous étiez ici un étranger.

Sir Patrick toucha le ressort de la pomme de sa canne. Un petit couvercle d’or se leva et découvrit la tabatière cachée à l’intérieur. Il aspira une prise, ricana d’un air sardonique à quelque pensée qui lui passait par l’esprit et qu’il ne jugea pas nécessaire de communiquer à son jeune ami.

– Je parle comme si j’étais un étranger ici, n’est-il pas vrai ? reprit-il ; c’est exactement ce que je suis. Lady Lundie et moi nous correspondons dans d’excellents termes ; mais nos façons de vivre sont différentes, et nous nous voyons aussi rarement que possible. Mon histoire, continua l’aimable vieillard, avec une charmante franchise qui faisait disparaître toute différence d’âge et de rang entre Arnold et lui, n’est pas entièrement dissemblable de la vôtre. Je gagnais ma vie à ma manière, en vieil encroûté d’homme de loi écossais, quand mon frère se remaria. Sa mort, survenue sans qu’il eût laissé un fils de l’une ou de l’autre de ses deux femmes, me donna, comme à vous, une entrée dans le monde. Me voilà donc, à mon très sincère regret, porteur actuel du titre de baronnet. Oui, à mon très sincère regret ! Toutes sortes de responsabilités que je n’ai jamais cherchées retombent sur mes épaules. Je suis le chef de la famille, je suis le tuteur de ma nièce. Je suis obligé de me mêler à cette partie de plaisir et, entre nous, je me trouve hors de mon élément. Pas une figure qui me soit familière dans tout ce beau monde. Connaissez-vous quelqu’un dans cette réunion ?

– J’ai un ami à Windygates, dit Arnold. Il y est arrivé ce matin comme vous. C’est Geoffrey Delamayn.

Comme il faisait cette réponse, miss Sylvestre apparut à l’entrée de la serre.

Une ombre de contrariété obscurcit son visage quand elle vit que la place était occupée ; elle disparut sans avoir été remarquée et retourna au jeu.

Sir Patrick regarda le fils de son ancien ami, pour la première fois, avec un air désappointé.

– Le choix d’un tel ami a quelque lieu de me surprendre de votre part, dit-il.

Arnold accepta ces paroles tout naturellement, comme une invitation qui lui était faite à donner des explications rapides.

– Je vous demande pardon, monsieur, il n’y a rien de surprenant à cela, répliqua-t-il. Nous étions camarades de collège à Eton, dans l’ancien temps ; j’ai rencontré depuis Geoffrey Delamayn faisant des excursions en yacht pendant que j’étais sur mon navire. Geoffrey m’a sauvé la vie, sir Patrick, ajouta-t-il en élevant la voix et les yeux brillant d’une honnête admiration pour son ami. Sans lui, je me noyais dans un accident de canot. N’est-ce pas là une bonne raison pour qu’il soit mon ami ?

– Cela dépend entièrement du prix auquel vous estimez votre vie, dit sir Patrick.

– Du prix auquel j’estime ma vie ?… répéta Arnold. Mais je l’estime à un haut prix, comme de raison !

– En ce cas, Mr Delamayn vous tient sous le coup d’une obligation.

– Que je puis ne jamais acquitter.

– Que vous acquitterez un de ces jours et avec intérêts. Vous ne l’ignoreriez pas, si vous connaissiez quelque chose à la nature humaine.

Il n’avait pas achevé, que Mr Geoffrey Delamayn apparut, exactement comme était apparue miss Sylvestre, à l’entrée de la serre.

Lui aussi s’évanouit sans avoir été remarqué, toujours comme miss Sylvestre. Mais là s’arrête le parallèle. L’expression du visage de l’Honorable Geoffrey, en découvrant que la place était occupée, fut une expression de soulagement.

Arnold prit vivement la défense de son ami.

– Vous vous exprimez avec une certaine amertume, monsieur, répliqua-t-il au baronnet. Qu’a fait Geoffrey pour vous offenser ?

– Il se figure qu’il existe… voilà ce qu’il a fait, reprit sir Patrick. Ne me regardez pas avec cet air surpris. Je parle en général. Votre ami est le modèle des Anglais du temps présent. Je n’aime pas ce modèle du jeune Anglais. Je ne m’explique pas qu’on l’exalte comme un superbe produit national, parce qu’il est gros et fort, qu’il boit impunément de la bière et prend des douches d’eau froide pendant toute l’année. C’est trop glorifier, dans l’Angleterre actuelle, des qualités purement physiques, que l’Anglais possède en commun avec le sauvage et la brute. Les mauvais résultats de cette mode-là commencent à se faire sentir. Nous sommes plus empressés que jamais à mettre en pratique tout ce qu’il y a de grossier dans nos coutumes et à excuser tout ce qui est violent et brutal dans nos actes nationaux. Lisez les livres populaires et suivez les amusements populaires, vous trouverez au fond de tous un mépris croissant pour les grâces les plus aimables de la vie civilisée et une admiration ridicule des mérites de nos ancêtres bretons.

Arnold l’écoutait dans un état de profond étonnement. Il avait offert innocemment une occasion à sir Patrick de se décharger le cœur d’une vieille réserve d’aigreur et de protestations contre la société ; le flot n’avait pas trouvé d’issue depuis quelque temps.

– Avec quelle chaleur vous prenez cela ! s’écria-t-il, incapable de dissimuler sa surprise.

Sir Patrick recouvra immédiatement son calme ordinaire. L’expression d’étonnement si naturellement peinte sur le visage du jeune homme était irrésistible.

– Avec presque autant de chaleur, dit le baronnet, que si je poussais des hurrahs à une course de canots ou si je m’égosillais au-dessus d’un livre de paris, n’est-ce pas ? Ah ! nous nous échauffions tout aussi facilement lorsque nous étions jeunes ! Mais changeons encore de sujet. Je ne sais rien de particulièrement défavorable contre votre ami, Mr Delamayn. C’est la mode du jour de tenir ces hommes sains physiquement comme moralement sains par-dessus le marché. Le temps fera voir si l’idée du jour est la bonne. Ainsi donc, vous revenez chez lady Lundie après une visite faite en courant à vos propriétés ? Je le répète, c’est une extraordinaire façon d’agir pour un gentleman, possédant, comme vous, une propriété terrienne. Quelle est l’attraction qui vous ramène ici… hein ?

Avant qu’Arnold eût pu répondre, Blanche l’appela du bout de la pelouse. Le jeune homme rougit et s’élança vivement pour sortir. Sir Patrick inclina la tête comme un homme qui a obtenu la réponse qu’il souhaitait.

– Oh ! dit-il, c’est là l’attraction, n’est-ce pas ?

La vie de marin, menée par Arnold, l’avait laissé singulièrement ignorant des usages du monde sur la terre ferme. Au lieu d’accepter cette plaisanterie, il sembla confus. Des couleurs plus vives empourprèrent ses joues.

– Je n’ai pas dit cela, s’écria-t-il avec un peu d’impatience.

Sir Patrick étendit vers lui deux de ses doigts blancs et ridés, et caressa la joue du jeune marin :

– Si vraiment ! dit-il, et en lettres rouges, encore !

Le petit couvercle d’or se souleva sur la pomme de la canne d’ivoire, et le vieillard se gratifia lui-même pour cette jolie réponse d’une nouvelle prise de tabac.

Au même instant Blanche faisait son entrée en scène.

– Mr Brinkworth, dit-elle, je vais avoir besoin de vous, mon oncle, c’est à votre tour de jouer.

– Miséricorde ! s’écria sir Patrick. J’avais oublié le jeu.

Il regarda autour de lui et vit le maillet et la boule qu’il avait laissés sur la table.

– Où sont les modernes substituts de la conversation ? dit-il. Oh ! les voici !

Il fit rouler la boule jusque sur la pelouse et plaça le maillet sous son bras comme si c’eût été un parapluie.

– Quel est celui qui a dit le premier, grommelait-il, que la vie humaine était une chose sérieuse ! Me voici, moi, ayant déjà un pied dans la tombe, et la plus sérieuse question qui se présente à mon esprit pour le moment est celle-ci : réussirai-je à faire passer ma boule dans les cercles de fer ?

Arnold et Blanche étaient restés seuls.

Parmi les privilèges que la nature a accordés aux femmes, il n’en est certainement pas de plus enviable que celui qui les fait paraître plus belles lorsqu’elles regardent l’homme qu’elles aiment.

Les yeux de Blanche se tournèrent vers Arnold, après le départ de son oncle, et ni la hideuse mode du chignon renflé ni le chapeau en forme de tuile sur sa tête n’empêchèrent que le triple charme de la jeunesse, de la beauté et de la tendresse ne rayonnât sur son visage.

Arnold la contempla à son tour et se rappela qu’il allait partir par le premier train et qu’il la laissait au milieu de nombreux admirateurs, jeunes comme lui.

L’expérience de toute une quinzaine passée avec elle, sous le même toit, lui avait montré Blanche comme la plus charmante fille du monde. Il était possible qu’elle ne se considérât pas comme mortellement offensée s’il le lui disait. Il résolut de profiter de ce moment favorable.

Mais peut-on jamais mesurer l’abîme qui sépare l’intention de l’exécution ?

La résolution prise par Arnold de parler était aussi fermement arrêtée qu’une résolution peut l’être. Qu’en advint-il ? Hélas ! pauvre faiblesse humaine ! Il n’en advint rien, que le silence.

– Vous n’avez pas l’air à votre aise, Mr Brinkworth, dit Blanche. Que vous a dit sir Patrick ? Mon oncle exerce son esprit malin sur tout le monde. L’aurait-il exercé contre vous ?

Arnold commençait à voir la route de l’audace se rouvrir devant lui, à une incommensurable distance, il est vrai ; mais enfin il la voyait.

– Sir Patrick est un terrible vieillard, répondit-il. Juste au moment où vous êtes arrivée, il venait de découvrir un de mes secrets, rien qu’à me regarder aux yeux.

Il s’arrêta, fit appel à son courage, et poussa de l’avant comme un bon marin.

– Je me demande, dit-il timidement, si vous tenez de votre oncle.

Blanche le comprit à l’instant. Si elle avait eu du temps devant elle, elle l’aurait pris légèrement par la main, moralement s’entend, et l’aurait amené, par de douces pentes, au but qu’il voulait atteindre. Mais, dans deux minutes, ce devait être au tour d’Arnold de jouer.

« Il est au moment de me faire une confidence, pensa Blanche, et il a une minute environ pour me la faire. Il me la fera… »

– Quoi ! s’écria-t-elle, croyez-vous que le don de divination soit un don de famille ?

Arnold baissa la tête.

– Je l’aurais désiré, dit-il.

Blanche le regarda.

– Pourquoi ?

– Si vous pouviez lire sur mon visage ce qu’y a lu sir Patrick…

Il n’avait qu’à finir sa phrase et c’était chose dite, mais l’amour se fait un plaisir pervers de se forger des obstacles à lui-même. Une soudaine timidité saisit de nouveau le pauvre garçon. Il resta court de la façon la plus maladroite.

Blanche entendit de la pelouse le bruit du maillet sur le bois et les rires des spectateurs à quelque maladresse de sir Patrick.

Les précieuses secondes s’écoulaient.

Blanche aurait bien souffleté Arnold sur les deux joues pour la peur sans raison qu’elle lui inspirait.

– Eh bien, dit-elle avec impatience, si je vous regardais au visage, qu’est-ce que je verrais ?

Arnold baissa de nouveau la tête et répondit :

– Vous verriez que j’ai besoin d’un peu d’encouragement.

– D’encouragement venant de moi ?

– Oui, venant de vous.

Blanche jeta un regard en arrière par-dessus son épaule.

La serre était sur une éminence ; on y arrivait en montant quelques marches.

De l’endroit où la jeune fille était placée, on pouvait entendre les joueurs réunis sur la pelouse, mais non les apercevoir. L’un d’entre eux pouvait donc apparaître, à tout moment, sans qu’on le vît arriver.

Blanche écouta. Elle n’entendit aucun bruit, mais seulement celui d’un nouveau coup de maillet sur la boule, suivi de battements de mains.

Sir Patrick était un personnage privilégié. Il lui avait été probablement permis de faire un nouvel essai, et il avait réussi cette fois.

Blanche se retourna du côté d’Arnold.

– Considérez-vous comme encouragé, murmura-t-elle.

Et aussitôt, avec cet admirable instinct des femmes pour se mettre sur la défensive, elle ajouta :

– Dans de certaines limites !

Arnold fit un dernier effort, mais décisif cette fois.

– Considérez-vous comme aimée, s’écria-t-il, et cela sans bornes !

C’en était fait, le grand mot était dit ; il lui avait pris la main.

La perversité de l’amour se trahit ici de nouveau.

L’aveu que Blanche brûlait d’entendre s’était à peine échappé des lèvres d’Arnold, qu’elle protesta. Elle se battit pour retirer sa main ; elle ordonna à Arnold de la laisser partir.

Il ne fit que la retenir d’une main plus ferme.

– Essayez de m’aimer un peu, disait-il d’un air suppliant. Je vous aime tant !

Qui aurait résisté à de telles supplications ? Le lecteur se le rappellera s’il a aimé. Dans un instant ils pouvaient être interrompus.

Blanche cessa de se défendre et leva les yeux, en souriant, sur le jeune marin.

– Est-ce au service de la marine marchande que vous avez appris cette méthode de faire votre cour ? lui demanda-t-elle.

Arnold persistait à prendre les choses au sérieux.

– Je retournerais immédiatement reprendre du service dans la marine marchande, dit-il, si j’avais le malheur de vous avoir mise en colère.

Blanche crut devoir lui administrer une nouvelle dose d’encouragement.

– La colère, Mr Brinkworth, est une mauvaise passion, répondit-elle, une jeune personne bien élevée n’a pas de mauvaises passions.

Les joueurs de la pelouse appelèrent Mr Brinkworth.

Blanche essaya de le pousser dehors.

Arnold était immobile.

– Dites-moi un mot avant que je ne parte, répéta-t-il, un seul mot suffira. Dites : oui.

Blanche secoua la tête. Maintenant qu’elle le tenait dans ses petites mains blanches, elle éprouvait une irrésistible tentation de le tourmenter.

– Tout à fait impossible, répondit-elle, si vous avez besoin de plus d’encouragement, il faut vous adresser à mon oncle.

– Je lui parlerai avant de quitter cette maison.

Un nouveau cri appela Mr Brinkworth. Blanche fit un nouvel effort pour le pousser hors de la serre.

– Partez, dit-elle, songez qu’il faut que votre boule franchisse les portes de fer.

Elle avait posé ses deux mains sur les épaules du jeune homme ; son visage était tout près du sien. Arnold la prit par la taille et lui donna un baiser.

Inutile de lui recommander désormais de franchir les portes de fer, sûrement il les avait franchies !

Blanche resta muette. Ce dernier effort d’Arnold pour faire sa cour lui avait coupé la respiration.

Avant qu’elle ne fût revenue à elle, des pas se firent entendre.

Arnold lui donna un second baiser et sortit en courant.

Elle se laissa tomber sur le siège le plus proche et ferma les yeux, en proie à une confusion délicieuse.

Des pas qui montaient les marches de la serre se rapprochant, Blanche ouvrit les yeux et vit Anne Sylvestre seule debout devant elle, et la regardant.

Elle se leva vivement et ses bras se nouèrent autour du cou de son amie.

– Vous savez ce qui est arrivé, murmura-t-elle. Souhaitez-moi du bonheur, ma chère. Il m’a dit ces mots : À vous pour toujours !

Tout l’amour, toute la confiance fraternelle qu’elles ressentaient l’une pour l’autre depuis tant d’années s’exprima dans cet embrassement.

Les cœurs des deux mères, au temps passé, n’avaient jamais été plus près l’un de l’autre.

Et pourtant, si Blanche avait bien regardé Anne droit dans les yeux en cet instant, elle aurait vu que l’esprit de miss Sylvestre était bien loin de son petit roman d’amour.

– Vous savez qui c’est ? se prit-elle à dire après avoir attendu vainement une réponse.

– Mr Brinkworth ?

– Oui. Et quel autre pourrait-ce donc être ?

– Vous êtes réellement heureuse, mon amour ?

– Heureuse !… Ce que je vais vous dire est absolument entre nous. Je crois que mon cœur va éclater. Je l’aime !… je l’aime !… je l’aime !… s’écria-t-elle en prenant un plaisir d’enfant à répéter ces trois mots.

Ils eurent pour écho un profond soupir. Blanche, à l’instant, leva les yeux sur le visage d’Anne.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-elle avec un changement soudain dans sa voix et ses manières.

– Rien.

Blanche n’était pas fille à se laisser tromper.

– Vous avez quelque chose. Est-ce une question d’argent ?… reprit-elle après un moment de réflexion. Des factures à payer ?… J’ai de l’argent à profusion… Je vous prêterai tout ce que vous voudrez.

– Non… non… ma chère !

Blanche se recula, un peu blessée.

Anne la tenait à distance, et cela pour la première fois depuis qu’elles se connaissaient.

– Je vous dis tous mes secrets, fit-elle. Et vous en avez pour moi ! Savez-vous que vous paraissez tourmentée et que vous avez l’esprit tout troublé depuis quelque temps ! Peut-être Mr Brinkworth ne vous plaît-il pas ?… Non… il vous plaît, j’en suis sûre ? C’est mon mariage alors ?… Oui… je crois que c’est cela ! Vous vous imaginez que nous allons être séparées, folle que vous êtes ! Comme si je pouvais vivre sans vous ! Naturellement, quand je serai mariée avec Arnold, vous viendrez dans notre maison. C’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Anne s’éloigna brusquement de Blanche en montrant l’entrée de la serre :

– Quelqu’un vient, dit-elle, regardez.

C’était encore Arnold. Le tour de Blanche au croquet étant venu, il s’était offert pour aller la chercher.

L’attention de miss Lundie, si facilement distraite d’ordinaire, restait fixée sur Anne.

– Vous n’êtes pas dans votre état naturel, dit-elle, et il faut que j’en sache la raison. J’attendrai jusqu’à la nuit… et vous me le direz quand vous viendrez dans ma chambre. Ne me regardez pas ainsi. Il faudra me le dire et voici un baiser pour vous, en attendant.

Elle rejoignit Arnold et recouvra toute sa gaieté dès qu’elle le regarda.

– Eh bien, avez-vous franchi les portes de fer ?

– Ne songez pas aux portes de fer. J’ai rompu la glace avec sir Patrick.

– Comment !… devant tout le monde ?

– Naturellement, non. J’ai pris rendez-vous avec lui pour lui parler ici.

Ils descendirent les marches en riant et allèrent prendre part au jeu.

Restée seule, Anne Sylvestre marcha lentement vers le fond de la serre. Un miroir, dans un cadre de bois sculpté, était fixé contre la muraille. Elle s’arrêta, regarda dans ce miroir, et frissonna en y voyant son image pâle.

– Le temps approche, dit-elle, où Blanche elle-même lira ce que je suis sur ce visage.

Soudain, elle poussa un cri sourd de désespoir, leva les bras au ciel, et s’appuya contre la muraille, la tête dans les mains, le dos tourné à la lumière.

À cet instant, un homme apparut au milieu d’un flot de soleil.

Cet homme était Geoffrey Delamayn.

Share on Twitter Share on Facebook