22 Épouvanté

Arnold fut un peu surpris de la manière laconique avec laquelle Geoffrey lui répondait.

– Sir Patrick ne vous a rien dit de désagréable ? demanda-t-il.

– Sir Patrick n’a dit que ce que j’avais besoin de savoir.

– Pas de difficulté au sujet du mariage ?

– Aucune.

– Pas de crainte que Blanche…

– Elle ne vous demandera pas d’aller à Craig Fernie, je vous en réponds.

Il prononça ces mots en les accentuant fortement, prit la lettre de son frère sur la table, saisit son chapeau et s’éloigna.

Ses amis, qui flânaient sur la pelouse, l’appelèrent ; mais il passa rapidement au milieu d’eux, sans leur répondre, sans même les regarder par-dessus son épaule.

Arrivé au jardin des roses, il s’arrêta et prit sa pipe puis, changeant tout à coup d’idée, il revint par une autre allée. Il n’était pas bien sûr, à cette heure de la journée, d’être seul dans le jardin des roses.

Or, il avait un farouche et avide besoin de solitude. Il sentait qu’il aurait pu attenter à la vie de quiconque serait venu là parler en ce moment.

La tête baissée, les sourcils froncés, il suivit une allée qui aboutissait à une petite grille donnant accès dans un jardin potager. Là, il était à l’abri des importuns. Il n’y avait rien, dans le jardin potager, qui fût de nature à attirer les visiteurs.

Geoffrey se dirigea vers un noyer au milieu de l’enclos, près duquel était un banc de bois avec une large bande de gazon à l’entour. Après avoir regardé tout autour de lui, il s’assit et alluma sa pipe.

« Je voudrais que cela fût fait », se dit-il.

Il était assis les coudes sur ses genoux, fumant et pensant. Bientôt l’agitation qui s’était emparée de lui le força à se remettre sur pieds. Il se leva et tourna autour de la bande de gazon qui entourait le noyer, comme une bête féroce dans sa cage.

Pourquoi ce trouble intérieur, maintenant qu’il était résolu à trahir l’ami qui avait eu confiance en lui et qui l’avait servi avec dévouement ? Était-il donc tourmenté par le remords ?

Lecteur, il n’était pas plus obsédé par le remords que vous ne l’êtes vous-même en lisant ces lignes. Il avait tout simplement un accès de fièvre causé par l’impatience d’arriver au but…

Pourquoi eût-il senti le remords ? Le remords est le résultat, plus ou moins direct, de l’action de deux sentiments, qui ne sont ni l’un ni l’autre innés dans la nature de l’homme. Le premier est le fruit du respect que nous apprenons à éprouver pour nous-mêmes ; le second est le fruit du respect que nous apprenons à sentir pour les autres.

Dans leurs plus hautes manifestations, ces deux sentiments s’exaltent jusqu’à devenir : premièrement, l’amour de Dieu, et secondement, l’amour du prochain. Je vous ai fait tort et je m’en repens quand le mal est fait. Pourquoi m’en repentir si j’y ai gagné quelque chose et si vous ne pouvez faire qu’il en résulte un mal pour moi-même ? Je m’en repens, parce qu’un sentiment a été mis en moi qui me dit que j’ai péché contre moi et péché contre vous. Un tel sentiment n’existe pas parmi les instincts de l’homme à l’état de nature ; un tel sentiment ne pouvait tourmenter Geoffrey Delamayn, car Geoffrey Delamayn était un homme à l’état de nature.

Quand son plan avait pris naissance dans son esprit, la nouveauté l’en avait étonné ; une si énorme audace l’avait effrayé lui-même. Les signes d’émotion qu’il avait laissé percer devant le bureau, dans la bibliothèque, étaient des signes de perturbation mentale, et rien de plus.

Cette première impression évanouie, il s’était familiarisé avec cette abominable idée. Il était redevenu assez calme pour bien voir les difficultés et les conséquences de cette infamie.

Ces difficultés et ces conséquences lui avaient causé un moment de trouble, car il les discernait clairement. Quant à la cruauté et à la perfidie de l’acte qu’il méditait, ces considérations étaient hors des limites de son horizon mental.

On peut dire que sa situation vis-à-vis de l’homme auquel il avait sauvé la vie était exactement celle d’un chien de Terre-Neuve. Le noble animal qui nous a sauvés, vous et moi, quand nous allions nous noyer, me sautera à la gorge ou vous étranglera, sous l’empire de certaines circonstances nouvelles, dix minutes après. Ajoutez à l’instinct du chien, lequel instinct n’est pas raisonné, les calculs rusés de l’homme.

Supposez que vous disiez d’une chose insignifiante : « C’est curieux ! À telle époque, il m’est arrivé de ramasser tel objet, et maintenant il se trouve que cet objet m’est utile ! » Et vous aurez une indication de l’état des sentiments de Geoffrey à l’égard de son ami, quand il se rappelait le passé et qu’il envisageait l’avenir.

Lorsque Arnold lui avait parlé tout à l’heure, à ce moment critique, Arnold l’avait violemment irrité, et voilà tout.

La même insensibilité, la même condition de l’être moral à l’état de nature l’empêchait d’être ému de la moindre pitié envers Anne.

« Elle n’est plus sur ma route ! » Ce fut sa première pensée. « Elle est pourvue sans aucun dommage pour moi. ». Telle fut la seconde.

Il n’était pas le moins du monde inquiet à son sujet. Pas le plus léger doute dans son esprit depuis qu’il était fixé sur sa propre situation. Il se disait qu’Anne, placée entre deux possibilités, celle de rester en face de son déshonneur ou de réclamer la main d’Arnold, réclamerait la main d’Arnold. Elle ferait cela, c’était certain, et il le croyait, par la raison qu’il l’aurait fait s’il eût été à sa place.

Mais il aurait bien voulu que tout cela fût chose accomplie. Tout en continuant sa marche fébrile autour du noyer, il se sentait fou d’impatience de pousser à la crise et d’en finir. Avoir la liberté de prendre une autre femme et de s’occuper de son entraînement pour la course, voilà tout ce qu’il voulait.

« Quant aux victimes… ! Que Dieu les confonde tous les deux ! C’est moi qui suis leur victime, se disait-il. Est-ce qu’ils ne sont pas mes pires ennemis ? Ils sont un obstacle sur ma route !… »

Comment se débarrasser d’eux ? Telle était la difficulté. Il avait résolu d’en être débarrassé ce jour-là même. Par qui commencer ?

Chercher une querelle avec Arnold, commencer ainsi par lui ! Non, non ! cette manière de procéder, dans la position où était Arnold vis-à-vis de Blanche, provoquerait un scandale dès le début, un scandale qui lui créerait un obstacle pour faire une bonne impression sur Mrs Glenarm.

La femme, au contraire, était seule et sans famille ; elle aurait contre elle son sexe et sa fausse position, si elle s’avisait d’essayer d’un scandale.

C’était par la femme qu’il devait commencer. En finir à l’instant et pour toujours avec Anne et laisser Arnold apprendre cette machination effroyable, tôt ou tard, et se tirer de cette situation comme il le pourrait, voilà ce qu’il avait à faire. Mais comment rompre avec Anne, avant la fin de la journée ?

En allant à l’auberge, et en s’adressant à elle directement, comme à Mrs Brinkworth ?

– Non !

Il n’avait que trop appris à Windygates qu’il n’était point doux de se trouver avec elle face à face. Le moyen le plus facile était encore de lui écrire et de lui envoyer la lettre à l’auberge par le premier messager qu’il pourrait se procurer.

À la vérité, elle pourrait revenir à Windygates… le suivre chez son frère. Oh ! cela lui importait peu. Il était armé contre elle. « Vous êtes une femme mariée. » C’était une réponse assez forte.

Il combina donc les termes de la lettre qu’il devait lui écrire. « Quelque chose comme ceci fera l’affaire », pensait-il, toujours tournant autour du noyer :

Vous pouvez être surprise de ne m’avoir point vu. Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même. Je sais ce qui s’est passé entre vous et lui à l’auberge. J’ai pris l’avis d’un homme de loi. Vous êtes la femme d’Arnold Brinkworth. Je vous souhaite toutes les joies possibles et je vous dis adieu.

Adresser ces lignes à Mrs Arnold Brinkworth, donner ses instructions au messager pour qu’il laissât la lettre, sans attendre de réponse, partir par le premier train du matin pour retourner chez son frère, et voilà la chose faite.

Mais à cela il y avait un obstacle, un obstacle qui l’exaspérait. Anne n’était connue à l’auberge sous aucun nom, si ce n’était celui de Mrs Sylvestre. Une lettre portant le nom de Mrs Arnold Brinkworth serait probablement refusée à la porte. Ou si elle était prise et qu’elle fût présentée à Anne, celle-ci pouvait ne point la recevoir, comme ne lui étant pas adressée.

Un homme ayant plus de ressources dans l’esprit aurait compris que le nom porté sur l’adresse signifiait peu de chose, du moment que son contenu était lu par la personne à laquelle la lettre était destinée. Mais Geoffrey était de ceux qui se troublent, parce qu’ils attachent de l’importance à des misères.

Et il attachait une absurde importance à la forme extérieure de sa lettre. S’il déclarait qu’Anne était la femme d’Arnold Brinkworth, ne devait-il pas adresser cette lettre à Mrs Brinkworth ? Autrement, il ne savait pas ce que pouvait dire la loi et dans quelle mauvaise passe pourrait l’engager cette erreur de sa plume !

Plus il y réfléchissait, plus il se sentait persuadé de l’habileté de son raisonnement et plus son irritation et sa colère grandissaient. En même temps, il se disait qu’il y a une issue à toute chose. Il y en avait certainement une à ce défilé. Restait à la trouver.

Il n’y put parvenir. Après avoir si bien triomphé de toutes les grandes difficultés, une petite le tenait en échec. Il lui vint à l’esprit qu’il y avait peut-être trop longtemps réfléchi et qu’en outre il avait la tête étourdie par le mouvement mécanique qu’il accomplissait en tournant autour de cet arbre.

Il s’éloigna donc brusquement du noyer et s’engagea dans une allée, bien résolu à penser à autre chose, puis à revenir à la difficulté et voir s’il pourrait l’envisager sous un nouveau point de vue avec plus de fruits.

Dès que ses pensées eurent retrouvé la liberté de se porter vers le sujet qui leur plaisait le mieux, elles se concentrèrent naturellement sur la course à pied. Dans une semaine tous les arrangements devaient être pris. Il fallait d’abord songer à l’entraînement.

Il décida d’employer cette fois deux entraîneurs, le premier pour l’exercer en Écosse et commencer avec lui chez son frère ; le second qu’il prendrait en main et avec lequel il s’entendrait à son retour à Londres.

Il repassa dans sa mémoire les exploits accomplis par le rival formidable contre lequel il avait à lutter. Cet homme était un merveilleux coureur. Les paris en faveur de Geoffrey étaient calculés sur la longueur de la course et la prodigieuse force de résistance qu’on lui connaissait.

Combien de temps devrait-il suivre cet homme ? Vers quel endroit devrait-il le rattraper ? À quelle distance du but était-il probable que son concurrent arriverait à l’épuisement ? Il faudrait alors donner le coup de jarret et le dépasser.

Tels étaient les points importants à décider. Un comité pédestre allait être formé pour lui donner des avis et lui enlever une part au moins de cette lourde responsabilité. Mais à quels hommes se fier ? Il pouvait se fier à A et à B. Tous deux étaient des autorités et des hommes loyaux. Fallait-il s’adresser à C ? Comme autorité, il n’y avait rien à dire ; comme homme, il était douteux.

Le problème, relativement à C, arrêta Geoffrey, et il ajourna d’en chercher la solution.

« Ne songeons pas à cela, dit-il. À qui et à quoi songer, alors ? À Mrs Glenarm ? La peste soit des femmes ! Elles sont toutes les mêmes. Elles se dandinent toutes quand elles marchent, et toutes se remplissent l’estomac de thé avant le dîner. Pour le reste, elles ne sont qu’une faible imitation de l’homme. »

Il voua les femmes aux dieux infernaux, voulut n’y plus penser et songer à autre chose. À quoi donc ? À quelque chose, cette fois, qui le méritât : à bourrer une autre pipe.

Il tira sa blague à tabac et suspendit tout à coup l’opération, au moment où il allait l’ouvrir.

Quel était l’objet qu’il voyait de l’autre côté d’une rangée de poiriers nains, plus sur la droite ? Une femme ?

Une servante, évidemment, d’après son costume. Elle était accroupie, lui tournant le dos, cueillant des herbes, autant qu’il en pouvait juger à cette distance.

Et qu’est-ce qui pendait à un cordon au côté de cette femme ? Une ardoise ? Oui. Quel diable de besoin pouvait-elle avoir d’une ardoise à son côté ? Geoffrey était en quête de quelque chose qui pût occuper son esprit. Eh bien ! cette chose était trouvée.

« Tout fait mon affaire, pensa-t-il, si je la blaguais un peu au sujet de son ardoise. »

Il appela la femme à travers la rangée de poiriers :

– Holà !

La femme se leva, et il vit s’avancer vers lui, lentement, le regardant de ses yeux creux, avec son visage triste et son impassibilité de statue, Hester Dethridge.

Geoffrey hésita. Il n’avait pas compté se livrer à un échange de ces sottes vulgarités qu’on appelle la blague dans la langue de l’argot, avec une femme comme celle-là.

– À quoi vous sert cette ardoise ? demanda-t-il, ne sachant par où commencer.

La femme porta la main à ses lèvres, les toucha et secoua la tête.

– Muette ?

La femme inclina la tête.

– Qui êtes-vous ?

La femme écrivit sur son ardoise et la tendit à Geoffrey par-dessus les poiriers. Il lut :

« Je suis cuisinière. »

– Qu’est-ce qui vous a rendue muette ?

La femme écrivit :

« Un mauvais coup. »

– Qui vous a donné ce coup ?

Elle secoua la tête.

– Ne voulez-vous pas me dire qui ?

Elle secoua de nouveau la tête.

Ses regards étaient restés fixés sur le visage du jeune homme pendant qu’il la questionnait. Elle le considérait de ses yeux froids et mornes, immobiles comme ceux d’un cadavre. Si fermes que fussent les nerfs de Geoffrey, tout inaccessible qu’il fût, dans les occasions ordinaires, à tout ce qui frappe l’imagination, les yeux de la cuisinière muette le glaçaient lentement.

Un frisson courut dans la moelle de ses os et le parcourut jusqu’à la racine des cheveux. Il eût voulu la voir s’éloigner de lui ; et il n’avait sans doute qu’à lui dire adieu et à la congédier. Mais il ne bougea pas.

Seulement il mit la main à sa poche et lui offrit quelques pièces de monnaie. Elle étendit la main au-dessus des poiriers pour les recevoir et s’arrêta tout à coup le bras en l’air. Un étrange changement s’opéra sur son visage blême. Ses lèvres se serrèrent, ses yeux mornes se dilatèrent tout à coup et se prirent à regarder, rigides et brillants, par-dessus l’épaule du jeune homme, comme s’ils voyaient quelque chose derrière lui.

– Que diable regardez-vous ? demanda-t-il en se détournant brusquement.

Il ne vit rien. Il se retourna du côté de la femme. Elle l’avait laissé seul. Elle s’éloignait en courant, toute vieille qu’elle était, visiblement elle le fuyait !…

« Elle est folle ! » pensa-t-il.

Il s’éloigna dans la direction opposée et il se trouva de nouveau sous le noyer, à peine savait-il lui-même comment il y était venu. Cependant, ses nerfs s’étaient raffermis, il se mit à rire en songeant à l’étrange impression que cette femme avait produite sur lui.

« J’ai été effrayé pour la première fois de ma vie, pensa-t-il, et cela par une vieille femme. Il est temps d’en revenir à l’entraînement, et de ne plus songer à autre chose. »

Il consulta sa montre, l’heure du lunch approchait et il n’avait pas encore décidé ce qu’il devait écrire à Anne. Il résolut de prendre enfin une décision, en cet endroit-là et sur l’heure.

La femme… la femme muette… avec sa face immobile et ses horribles yeux, revint occuper sa pensée. Bast ! Ce fantôme, après tout, n’était que quelque servante devenue idiote, qui peut avoir été autrefois cuisinière et qu’on a gardée par charité. Rien de plus que cela. Ne pensons plus à elle.

Il s’étendit sur le gazon et appliqua de nouveau son esprit à cette grave question. Comment adresser une lettre à Anne, sous le nom de Mrs Arnold Brinkworth, et être sûr que cette lettre lui parviendrait.

La vieille femme muette vint encore traverser sa méditation. Il ferma les yeux avec impatience, comme pour la faire disparaître dans les ténèbres dont il s’enveloppait.

Mais la femme muette surgit encore de ces ténèbres. Il la vit écrivant sur son ardoise. Ce qu’elle écrivait… Mais qu’écrivait-elle donc ?… La vision disparut.

Geoffrey se dressa sur son séant, étonné de ce qu’il sentait en lui.

Une lueur soudaine éclaira son cerveau. Il entrevit sa route à travers les difficultés qui l’avaient arrêté jusqu’alors, et sans qu’il fît pour cela aucun effort.

Deux enveloppes, une intérieure non cachetée et adressée à Mrs Arnold Brinkworth, une extérieure cachetée et adressée à Mrs Sylvestre, et voilà le problème résolu.

N’était-ce pas le problème le plus simple à résoudre qui eût jamais embarrassé une tête humaine ?

Comment n’avait-il pas trouvé cette solution plus tôt ?

Comment l’idée lui en venait-elle à présent ?

La femme muette réapparut dans sa pensée.

Elle revenait là comme pour répondre à cette question qu’il se posait. Elle avait l’air de lui dire : c’est moi qui vous inspire ; mais prenez garde à vous, prenez garde à vous !

Pour la première fois de sa vie, il se sentit alarmé sur lui-même. Cette impression si tenace produite sur tous ses sens par une vieille femme idiote avait-elle donc quelque lien avec le dérangement de sa santé dont le chirurgien venait de lui parler ? La tête lui tournait-elle ou bien avait-il trop fumé pour un homme qui avait l’estomac vide, et qui, après avoir voyagé toute la nuit, n’avait pas bu sa ration d’ale accoutumée ?

Il quitta le jardin pour faire à l’instant l’épreuve de cette dernière supposition. Les paris en sa faveur auraient été anéantis du coup, si on l’avait vu en ce moment. Il avait l’air hagard et anxieux. L’existence de son système nerveux lui avait été soudainement révélée. Ses nerfs lui avaient dit, dans une langue inconnue : nous sommes là !

Revenu dans la partie élégante des jardins, Geoffrey rencontra un valet de pied qui s’acquittait d’une commission auprès d’un des jardiniers. Il lui demanda à l’instant le sommelier, comme celui qui devait lui porter secours.

Conduit à l’office du sommelier, Geoffrey lui réclama un pot de l’ale la plus vieille avec une nourriture solide, sous la forme d’un morceau de pain et de fromage.

Le sommelier le regarda. Cette envie de fromage chez un homme des plus hautes classes était nouvelle pour lui.

– Le lunch va être prêt à l’instant, monsieur.

– Qu’y a-t-il pour le lunch ?

Le sommelier énuméra plusieurs bons mets et autant de vins rares.

– Que le diable emporte vos ragoûts ! dit Geoffrey. Donnez-moi ma vieille ale, mon croûton de pain et mon fromage.

– Où mangerez-vous cela, monsieur ?

– Ici, par Dieu ! et le plus tôt possible.

Le sommelier donna les ordres nécessaires, avec toute la promptitude dont il était capable. Il plaça cette modeste collation devant son hôte de qualité ; mais il était toujours plongé dans un grand étonnement.

Quoi ! le fils d’un noble personnage, une célébrité lui-même, par-dessus, se bourrer de pain, de fromage et d’ale à la table d’office et de l’air le plus vorace !…

Il crut pouvoir risquer un petit compliment avec une légère nuance de familiarité et sourit.

– J’ai mis 6 livres sur vous, monsieur, pour la course.

– Très bien ! mon brave ; vous gagnerez votre argent.

Sur ces mots, l’honorable gentleman se renversa sur le dossier de son siège et tendit son verre pour avoir de l’ale. Le sommelier se sentit triplement anglais en versant la boisson écumeuse.

Ah ! les nations étrangères peuvent avoir leurs révolutions ! Les aristocraties étrangères peuvent périr ; l’aristocratie anglaise vit dans le cœur du peuple et y vivra toujours !

– Encore ! dit Geoffrey en présentant son verre vide, c’est parfait !

Et il but son ale d’un seul trait, salua le sommelier d’un signe de tête et sortit.

L’expérience avait-elle réussi ? Avait-il acquis la preuve que la dernière supposition qu’il avait faite sur lui-même était la bonne ?

Pas un doute à avoir là-dessus. Un estomac vide et des vapeurs de tabac montant à la tête, telles avaient été les vraies causes de l’étrange état d’esprit dans lequel il était dans le potager.

La vieille femme muette avec la face impassible s’était évanouie désormais comme un brouillard.

Geoffrey ne sentait plus rien qu’un peu de bourdonnement à la tête, une bonne chaleur par tout le corps. Il était redevenu lui-même.

Il retourna à la bibliothèque pour écrire sa lettre à Anne et, cela fait, commencer la lutte. La société était encore réunie dans la bibliothèque en attendant que la cloche annonçât le lunch. Il pensa que, s’il se montrait, quelqu’un l’aborderait et le gênerait certainement. Il revint donc sur ses pas.

Le seul moyen d’écrire en paix était d’attendre que tout le monde fût au lunch, et alors de revenir à la bibliothèque. La même circonstance lui fournirait l’occasion de trouver un messager pour sa lettre, sans éveiller l’attention et, après cela, de partir sans être vu, pour faire une longue promenade solitaire.

Une absence de deux heures serait suffisante pour jeter de la poussière dans les yeux d’Arnold, car elle serait sûrement interprétée par celui-ci comme ayant été consacrée à une entrevue avec Anne.

Geoffrey se promena sans but dans le jardin, en s’éloignant de plus en plus de la maison.

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