36 SEMENCES DE L’AVENIR (2e SEMENCE)

Qu’est-ce que les visiteurs dirent des cygnes ?

Ils dirent :

– Oh ! quelle quantité de cygnes !

Que pouvaient trouver de mieux des personnes ignorant l’histoire naturelle et les mœurs des oiseaux aquatiques ? Qu’est-ce que les visiteurs dirent du lac ? Quelques-uns d’entre eux s’écrièrent :

– Comme c’est solennel !

D’autres dirent :

– Que c’est romantique !

La plupart ne dirent rien, mais pensèrent que c’était un spectacle assez ennuyeux.

Or, le lac était encaissé dans un bois de sapins. L’eau était noire et immobile sous l’ombrage épais des arbres. La seule percée qui existât dans le bois de sapins se trouvait à l’extrémité du lac. Le seul signe de mouvement et de vie était le sillon tracé par le passage des cygnes glissant à la surface de l’eau. C’était solennel, c’était romantique, comme on l’avait dit ; c’était ennuyeux aussi, comme on l’avait pensé. Des pages entières de descriptions n’en diraient pas davantage. Laissons donc les descriptions briller ici par leur absence.

Après s’être rassasiée des cygnes et du lac, la curiosité générale en revint à la percée dans les arbres, et remarqua au loin un objet artificiel qui s’introduisait en scène sous la forme d’un grand rideau rouge suspendu entre deux des plus grands pins et interceptant la vue.

On demanda des explications à Julius Delamayn ; il répondit que le mystère serait dévoilé à l’arrivée de sa femme avec le reste de la compagnie attardée dans la visite de la maison.

Dès l’apparition de Mrs Delamayn et des retardataires, toute la société se trouvant réunie suivit le bord du lac et vint s’arrêter en face du rideau. Désignant les cordons de soie qui pendaient des deux côtés du rideau, Julius Delamayn envoya deux petites filles (enfants de la sœur de sa femme) pour tirer ces cordons bienheureux. Les enfants s’acquittèrent de cette mission avec un empressement curieux ; le rideau s’ouvrit ; un cri de surprise et de ravissement salua le tableau qui s’offrait aux regards.

Au bout d’une large avenue de pins, une pelouse étendait son vert tapis de gazon environné de grands arbres. À l’extrémité de la pelouse, le terrain s’élevait ; du pied de la première colline une source d’eau vive s’échappait en bouillonnant entre des roches de granit.

Au bord de la pelouse, à gauche, une rangée de tables, couvertes de nappes blanches et de rafraîchissements de toute espèce étaient dressées pour les hôtes. Sur le côté opposé, un orchestre fit éclater l’harmonie dès que le rideau se fut ouvert.

En regardant en arrière dans l’avenue des pins, on apercevait au loin le lac, dont les eaux étaient maintenant éclairées par le soleil, et l’on voyait resplendir le plumage blanc des cygnes.

Telle était la charmante surprise que Julius Delamayn avait ménagée à ses hôtes. Ce n’était que dans des occasions semblables, ou bien lorsque, avec sa femme, il jouait des sonates dans le modeste salon de musique des Cygnes, que le fils aîné de lord Holchester se trouvait réellement heureux.

Il gémissait secrètement des devoirs que sa position de grand propriétaire lui imposait ; il souffrait des hauts privilèges de son rang ; c’était un martyr social.

– Nous dînerons d’abord, dit-il ; nous danserons après. Voilà le programme.

Il ouvrit la marche vers les tables, menant les deux dames qui se trouvaient le plus près de lui, sans s’inquiéter si elles étaient ou n’étaient pas de la condition la plus élevée parmi les personnes présentes. Au grand étonnement de lady Lundie, il prit les premiers sièges qui se présentèrent sans paraître s’occuper de la place qu’il devait occuper lui-même à sa propre table. Les hôtes suivirent son exemple et s’assirent aux places qui leur plurent, sans tenir compte des questions de préséance et de rang.

Mrs Delamayn, qui se sentait un attrait tout particulier pour la jeune personne qui allait devenir une femme, prit le bras de Blanche ; lady Lundie s’attacha résolument à son hôtesse.

Toutes trois s’assirent côte à côte. Mrs Delamayn fit de son mieux pour encourager Blanche à parler ; Blanche fit de son mieux pour répondre à ces gracieuses avances. L’expérience réussit médiocrement des deux parts. Mrs Delamayn y renonça en désespoir de cause et se retourna du côté de lady Lundie.

Elle soupçonnait que quelque sujet de réflexion désagréable obsédait en ce moment l’esprit de la jeune fiancée. En quoi elle jugeait sainement. Le petit emportement de Blanche contre son amie sur la terrasse, et le manque de gaieté et d’entrain de miss Lundie devaient être attribués à la même cause.

Blanche le cachait à son oncle, elle le cachait à Arnold, mais elle était aussi inquiète que jamais au sujet d’Anne ; et elle ne cessait point d’épier, quoique pût dire ou faire sir Patrick, la première occasion de se remettre à la recherche de son amie.

Cependant, on buvait, on mangeait, on causait gaiement. L’orchestre exécutait ses plus vives mélodies. Les domestiques tenaient les verres toujours pleins ; la bonne humeur et la liberté régnaient autour de la table.

La seule conversation qui se poursuivît péniblement était celle qui avait lieu près de Blanche, entre sa belle-mère et Mrs Delamayn.

Parmi les qualités qui distinguaient lady Lundie, la faculté de faire de désagréables découvertes tenait la première place. Or, au dîner, sur la pelouse, elle avait réfléchi que personne ne remarquait l’absence du beau-frère de la maîtresse de la maison, ni, chose plus surprenante encore, la disparition d’une dame qui résidait actuellement dans la maison, en un mot, de Mrs Glenarm.

– Me suis-je trompée ? dit Sa Seigneurie, en portant son lorgnon à ses yeux et en promenant son regard tout autour de la table. Bien certainement quelqu’un nous manque… je ne vois pas Mr Geoffrey Delamayn.

– Geoffrey avait promis de venir, mais il n’est pas très exact à tenir les engagements de ce genre. Tout est sacrifié à son entraînement. Nous ne le voyons plus qu’à de rares intervalles.

Sur cette réponse, Mrs Delamayn essaya de changer de sujet. Lady Lundie reprit son lorgnon.

– Pardonnez-moi, insista Sa Seigneurie, mais je crois avoir découvert une autre absence. Je ne vois pas Mrs Glenarm. Pourtant, elle devrait être ici ! Mrs Glenarm ne se fait pas entraîner pour une course. La voyez-vous ? Pour moi, je ne la vois pas.

– Je l’ai perdue de vue quand nous sommes sortis sur la terrasse, et je ne l’ai pas aperçue depuis.

– N’est-ce pas fort étrange, chère Mrs Delamayn ?

– Nos hôtes aux Cygnes, lady Lundie, ont l’entière liberté de faire ce qui leur plaît.

Sur ces mots, Mrs Delamayn se figura follement avoir coupé court sur ce sujet.

Mais la robuste curiosité de lady Lundie ne se rendait pas aux indications de cette nature. La gaieté de ceux qui entouraient Sa Seigneurie la gagna probablement et la fit sortir de sa réserve accoutumée. Vous vous refuserez peut-être à y croire, mais il n’en est pas moins vrai que cette femme majestueuse sourit.

– Essaierons-nous de faire un rapprochement ? dit lady Lundie, avec une rare lourdeur de badinage. D’un côté nous avons Mr Geoffrey Delamayn… un jeune homme. De l’autre, Mrs Glenarm… une jeune veuve. Le rang du côté du jeune homme, la fortune, du côté de la veuve… Tous deux sont mystérieusement absents, au même moment, d’une agréable partie. Ah ! Mrs Delamayn ! Est-ce que je ne devinerais pas juste, si je prédisais qu’il y aura bientôt, aussi, un mariage dans votre famille ?

Mrs Delamayn parut un peu contrariée. Elle était entrée de tout cœur dans la conspiration qui devait amener un mariage entre Geoffrey et Mrs Glenarm. Mais elle n’était pas du tout préparée à avouer que la facilité de la dame avait fait réussir la conspiration dans le court espace de dix jours.

– Je ne suis pas dans la confidence de la dame et du gentleman dont vous parlez, répliqua-t-elle sèchement.

Un corps pesant est toujours lent à se mouvoir, mais une fois le mouvement imprimé, on ne peut plus l’arrêter. La gaieté de lady Lundie, étant essentiellement pesante, subissait la même loi. Elle persista dans sa plaisanterie.

– Quelle réponse diplomatique ! s’écria Sa Seigneurie. Je crois néanmoins en avoir trouvé l’interprétation. Un petit oiseau m’a dit que je verrais une Mrs Delamayn à Londres, à la saison prochaine. Et quant à moi je ne serais pas surprise d’avoir à adresser mes félicitations à Mrs Glenarm.

– Si vous persistez à donner carrière à votre imagination, lady Lundie, je n’y puis rien. Je ne puis que vous demander la permission de tenir la mienne en réserve.

Cette fois, lady Lundie comprit qu’il serait mieux de n’en pas dire davantage ; elle sourit et inclina la tête en signe d’assentiment. Si on lui avait demandé en ce moment quelle était la dame la plus remarquable de l’Angleterre, elle aurait demandé un miroir pour y voir se réfléchir le visage de lady Lundie, de Windygates.

Au moment où la conversation s’engageait auprès d’elle sur Geoffrey Delamayn et Mrs Glenarm, Blanche sentit une forte odeur de liqueurs spiritueuses qui l’enveloppait, qui paraissait souffler derrière elle, et qui passait par-dessus sa tête. L’odeur devenant de plus en plus intolérable, elle se retourna pour voir si l’on ne fabriquait point des grogs derrière sa chaise.

Deux mains tremblantes et goutteuses s’avancèrent, lui offrant d’un pâté de grouses abondamment garni de truffes…

– Eh ! ma charmante demoiselle, murmura à son oreille une voix persuasive, vous vous laissez mourir de faim en pays de cocagne. Acceptez mon conseil et prenez ce qu’il y a de meilleur sur la table. Une tranche de ce pâté de grouses aux truffes.

Blanche leva les yeux.

Près d’elle était l’homme aux yeux clignotants, aux manières paternelles, au nez énorme…, Bishopriggs enfin, conservé dans l’alcool, et prêtant son ministère à la fête des Cygnes.

Blanche ne l’avait vu qu’un moment pendant la nuit mémorable où elle était venue surprendre Anne à l’auberge. Mais quelques instants passés dans la société de Bishopriggs valaient bien des heures passées dans la société d’un homme moins remarquable. Blanche le reconnut à l’instant.

Et à l’instant aussi lui vint à l’esprit l’opinion de sir Patrick, à savoir que Bishopriggs était en possession de la lettre perdue par Anne. Elle arriva donc aussitôt à cette conclusion, qu’en découvrant Bishopriggs elle avait découvert une chance de retrouver la trace d’Anne.

Son premier mouvement fut de lui montrer sur l’heure qu’elle le reconnaissait, mais les yeux de ses voisins, fixés sur elle, lui firent comprendre qu’il valait mieux attendre. Elle prit un peu de pâté et regarda fixement Bishopriggs. Il la salua respectueusement et continua de faire le tour de la table.

– A-t-il la lettre sur lui ? se demandait Blanche.

Non seulement il avait la lettre sur lui, mais bien plus, il était en ce moment en quête des moyens de tirer de cette lettre un bon profit.

L’établissement des Cygnes ne comportait pas une nombreuse domesticité. Quand Mrs Delamayn avait beaucoup de monde, elle demandait l’assistance dont elle avait besoin, partie en mettant ses amis à contribution, partie à la principale auberge de Kirkandrew.

Justement Bishopriggs, qui servait momentanément et dans l’attente d’un meilleur emploi, comme surnuméraire à l’auberge de Kirkandrew, lui avait été envoyé avec d’autres garçons dont le service n’était pas indispensable à l’auberge.

Le nom du gentleman chez lequel il devait servir le frappa comme un nom qui lui était familier. Il s’était renseigné ; il avait demandé un supplément d’informations à la lettre ramassée sur le plancher dans le petit salon de Craig Fernie.

La feuille perdue par Anne contenait, on doit se le rappeler, deux lettres, l’une signée par Anne elle-même, l’autre signée par Geoffrey. L’une et l’autre devaient suggérer à l’étranger sous les yeux duquel elles passaient l’idée de relations entre les deux personnes qui les avaient écrites, relations qu’ils avaient intérêt à cacher tous les deux.

Pensant qu’il était possible, s’il gardait ses oreilles et ses yeux bien ouverts aux Cygnes, de trouver une occasion de tirer parti de la correspondance volée, Bishopriggs avait mis la lettre dans sa poche en partant de Kirkandrew.

Il avait reconnu Blanche, comme une amie de la dame de l’auberge et comme une personne qui, en cette qualité, pouvait lui faire gagner plus d’une livre. De plus, il n’avait pas perdu un mot de la conversation entre lady Lundie et Mrs Delamayn, au sujet de Geoffrey et de Mrs Glenarm.

Plusieurs heures encore devaient s’écouler avant que les hôtes se retirassent et que les domestiques pris en supplément fussent congédiés. Bishopriggs ne doutait point qu’il aurait tout lieu de se féliciter de la chance qui l’avait associé aux fêtes données aux Cygnes.

Il était encore de bonne heure dans l’après-midi, et la gaieté qui régnait autour de la table menaçait déjà de se lasser.

Les plus jeunes membres de la société, les dames spécialement, commençaient à paraître impatients de ne point voir le dessert. Elles jetaient des regards d’envie vers le terrain uni et favorable qui s’étendait au milieu de la clairière. Elles battaient distraitement la mesure quand il arrivait aux musiciens d’exécuter une valse.

Mrs Delamayn, remarquant ces symptômes, donna l’exemple en se levant de table, et son mari envoya un message au chef d’orchestre. Dix minutes après, le premier quadrille était en danse.

Les spectateurs, groupés d’une façon pittoresque, regardaient les danseurs ; et les domestiques dont le service n’était plus nécessaire s’étaient retirés pour collationner à leur tour.

Le dernier qui abandonna les tables désertées fut le vénérable Bishopriggs.

Seul, parmi les hommes de service, il avait voulu se donner un air de zèle qui s’arrangeait avec la satisfaction clandestine de ses projets. Au lieu de se précipiter vers le dîner avec les autres domestiques, il resta sous le prétexte d’enlever les miettes de pain qui remplissaient les verres.

Absorbé par cette occupation intéressante, il tressaillit à la voix d’une dame qui parlait derrière lui, et en se retournant aussi vivement que cela lui était possible, il se trouva en face de miss Lundie.

– Je voudrais un verre d’eau froide, dit Blanche. Soyez assez bon pour m’en aller emplir un à la source.

Elle montrait du doigt le petit ruisseau qui sortait en bouillonnant des rochers, à l’extrémité de la clairière.

Bishopriggs laissa voir une horreur qui n’avait rien de simulé.

– Pour l’amour du ciel, mademoiselle, s’écria-t-il, voulez-vous réellement offenser votre estomac avec de l’eau froide, quand pour avoir de bon vin, il n’y a ici qu’à demander ?

Blanche lui lança un coup d’œil. La lenteur à comprendre n’était pas précisément le défaut de Bishopriggs. Il prit un verre, cligna, lui aussi, de son bon œil, et ouvrit la marche vers la source.

En vérité, il était bien naturel de voir une jeune personne désirant un verre d’eau et un domestique allant le lui chercher. Personne donc ne fut surpris ; le bruit de l’orchestre empêchait que personne n’entendît ce qui allait se dire près de la source.

– Vous rappelez-vous de m’avoir vue à l’auberge le soir de l’orage ? demanda Blanche.

Bishopriggs avait ses raisons soigneusement renfermées dans son portefeuille pour ne pas montrer une mémoire trop prompte.

– Je ne dis pas non, répondit-il. On ne doit se rappeler que trop aisément votre personne, mademoiselle. Quel est l’homme qui pourrait faire une autre réponse à une charmante jeune dame comme vous ? Cependant…

Afin d’aider ses souvenirs, Blanche tira sa bourse. Bishopriggs s’absorba dans la contemplation du paysage. Il regarda couler l’eau de l’air d’un homme qui entretient une invincible méfiance contre ce liquide aimé des méchants.

– Vous voilà parti, dit-il, en s’adressant à ce ruisseau ; vous coulez en murmurant jusqu’à ce que vous alliez vous perdre dans le lac. On dit que vous êtes l’image de la vie humaine. Je porte témoignage contre cette pensée. Vous n’êtes l’image de rien du tout ; vous ne valez rien ; jusqu’à ce que vous ayez été chauffé, adouci avec du sucre et renforcé avec du whisky, alors vous êtes changé en grog, etc.

– J’ai bien plus entendu parler de vous depuis le jour où je suis allée à l’auberge que vous ne pouvez supposer, reprit Blanche en ouvrant sa bourse, et Bishopriggs devint tout attention. Vous avez été bon, très bon pour une dame qui s’était arrêtée à l’auberge de Craig Fernie. Je sais que vous avez perdu votre place à cause des attentions que vous aviez eues pour cette dame. Elle est ma meilleure amie, Mr Bishopriggs. J’éprouve le besoin de vous remercier et je vous remercie. Je vous en prie, acceptez cela.

Tout le cœur de la jeune fille avait passé dans ses yeux et dans sa voix, quand elle vida sa bourse dans les vieilles mains goutteuses de Bishopriggs. Une jeune fille ayant sur elle une bourse bien garnie, quelque riche qu’elle puisse être, est une chose qui se voit rarement dans toutes les contrées du monde civilisé ; soit que l’argent ait été dépensé, soit qu’on l’ait oublié à la maison sur la table de toilette. La bourse de Blanche contenait un souverain et six ou sept shillings.

Comme argent de poche d’une héritière, c’était misérable ; mais comme gratification offerte à Bishopriggs, c’était magnifique. Le vieux drôle empocha l’argent d’une main, et de l’autre essuya une larme absente.

– Jetez votre pain à l’eau, s’écria Bishopriggs, en levant son bon œil vers les cieux d’un air dévot, et vous le retrouverez après de longs jours. Oh ! ne me suis-je pas dit, la première fois que j’ai jeté les yeux sur cette pauvre dame, que je me sentais pour elle les sentiments d’un père ? C’est merveilleux comme les bonnes actions se découvrent toujours dans ce bas monde. Si jamais la voix de l’affection a parlé à mon cœur, poursuivit Bishopriggs, les yeux fixés sur Blanche, c’est lorsque cette infortunée créature a levé son premier regard sur moi. Serait-il possible qu’elle vous ait dit les petits services que j’ai été à même de lui rendre, quand j’étais dans cet hôtel ?

– Oui. C’est elle-même qui m’a dit tout cela.

– Puis-je pousser la hardiesse jusqu’à vous demander où elle est à présent ?

– Je ne le sais pas, Mr Bishopriggs. C’est ce qui me rend malheureuse. Elle est partie, et je ne sais où elle est allée.

– Oh ! oh ! C’est mal ! Et son petit mari, qui est resté pendu à son cou tout un soir et qui s’est évanoui dès le point du jour le lendemain matin, sont-ils partis ensemble tous deux ?

– Je ne sais rien de lui ; je ne l’ai jamais vu. Mais vous, qui l’avez vu, dites-moi, comment est-il ?

– Eh ! c’était une pauvre faible créature, incapable d’apprécier un bon verre de sherry qu’on lui offrait, mais la main ouverte pour l’argent. Oh ! oui, vous pouvez dire de lui qu’il n’est pas avare !

Blanche jugea qu’il serait impossible de tirer de Bishopriggs une description plus claire de l’homme qui était demeuré une nuit avec Anne à l’auberge. Elle en arriva tout de suite au principal objet de l’entretien. Trop impatiente pour perdre du temps en circonlocutions, elle allait amener à l’instant la conversation sur le sujet délicat de la lettre.

– J’ai encore quelque chose à vous dire, reprit-elle. Mon amie a perdu quelque chose pendant son séjour à l’auberge.

Les derniers doutes s’évanouirent dans l’esprit de Bishopriggs. L’amie de la dame connaissait l’histoire de la lettre perdue, et bien mieux encore, elle paraissait souhaiter d’avoir cette lettre.

– Aïe, aie ! dit-il avec une apparente insouciance ; c’est assez probable ! La maîtresse de l’auberge de là-bas a fait des histoires, depuis que je l’ai quittée. Que pouvait bien avoir perdu la dame ?

– Une lettre.

Un air d’inquiétude reparut dans les yeux de Bishopriggs. C’était une question et une question sérieuse, à son point de vue, que de savoir si quelque soupçon de vol s’attachait à la perte de la lettre.

– Quand vous dites perdue, demanda-t-il, ne voulez-vous pas dire volée ?

Blanche comprit bien vite la nécessité de le rassurer sur ce point.

– Oh ! non, répondit-elle, pas volée, seulement perdue. Qu’avez-vous entendu dire à ce sujet ?

– Pourquoi aurais-je entendu dire quelque chose ?

Il regardait Blanche bien en face et remarqua un moment d’hésitation sur son visage.

– Dites-le-moi, ma jeune dame, reprit-il, en avançant prudemment vers le point difficile. Quand vous cherchez des nouvelles de cette lettre, qui vous engage à vous adresser à moi ?

Ces mots étaient décisifs. On peut dire que l’avenir de Blanche dépendait de la réponse qu’elle allait faire.

Si elle avait eu de l’argent et si elle avait répondu hardiment : « Vous avez la lettre, Mr Bishopriggs ; je vous donne ma parole qu’aucune question ne vous sera faite à ce sujet, et je vous offre dix livres sterling », il est probable que le marché eût été conclu sur l’heure. Le cours des événements en eût été changé.

Mais il ne lui restait plus une obole, elle n’avait pas d’amis, dans le cercle réuni aux Cygnes, à qui elle pût s’adresser, sans crainte d’une fausse interprétation, pour demander de lui prêter dix livres, sous le sceau du secret.

Sous la contrainte de la dure nécessité, Blanche abandonna donc tout espoir de faire utilement appel à la confiance de Bishopriggs.

Un autre moyen d’arriver à son but, qui se présenta à son esprit, fut de se faire une arme du nom de sir Patrick.

Un homme placé dans la position où elle était n’aurait pas commis cette folie ; mais Blanche, qui avait déjà sur la conscience un premier acte imprudent, fit comme toutes les femmes exaltées, et rien ne l’empêcha d’en commettre un autre.

La même impatience d’arriver à son but, qui l’avait déjà poussée à questionner Geoffrey, avant son départ de Windygates, la conduisit, avec aussi peu de réflexion, à mettre Bishopriggs en garde contre l’habileté de sir Patrick.

Elle n’écouta que son ardent amour fraternel, qui la rendait avide de retrouver la trace d’Anne. Son cœur lui disait d’en courir le risque ; elle le fit.

– Sir Patrick m’a donné l’idée de m’adresser à vous, dit-elle.

Les mains de Bishopriggs, qui s’ouvraient déjà pour lâcher la lettre et recevoir sa récompense, se refermèrent à l’instant même.

– Sir Patrick ? répéta-t-il. Ah ! ah ! vous avez déjà parlé de cela à sir Patrick, n’est-ce pas ? C’est un homme qui a sur les épaules une tête bien organisée, s’il en fût jamais. Que peut vous avoir dit sir Patrick ?

Blanche remarqua ce changement dans le ton de Bishopriggs. Blanche prit le plus grand soin, mais il était trop tard, de veiller sur les termes de sa réponse.

– Sir Patrick a pensé que vous pouviez avoir trouvé la lettre et ne vous l’être rappelé qu’après avoir quitté l’auberge.

Bishopriggs évoqua l’expérience qu’il avait de son ancien patron et arriva aisément à une exacte conclusion. Sir Patrick soupçonnait qu’il était l’auteur de la disparition de cette lettre.

« Le vieux diable, se dit-il, me connaît bien ! »

– Dites-moi, demanda Blanche avec impatience, sir Patrick a-t-il deviné juste ?

– Juste ! répliqua vivement Bishopriggs. Il est aussi loin de la vérité qu’Édimbourg l’est de Jéricho.

– Vous ne savez rien qui concerne la lettre ?

– Absolument rien. Les premiers mots que j’ai entendus à ce sujet sont ceux que vous me dites en ce moment.

Le cœur de Blanche cessa de battre dans sa poitrine. Avait-elle fait une fausse manœuvre et coupé le terrain sous les pieds de sir Patrick, pour la seconde fois ?

Certainement non !

Il y avait encore une chance pour que cet homme consentît à révéler à son oncle ce qu’il était trop prudent pour confier à une jeune personne comme elle, qui lui était étrangère.

La seule bonne chose à faire en ce moment était de préparer les voies à l’influence et à l’astuce de sir Patrick. Elle reprit la conversation.

– Je suis désolée que mon oncle n’ait pas deviné juste, dit-elle, mon amie était bien préoccupée du désir de retrouver sa lettre, quand je la vis pour la dernière fois, et j’espérais que vous m’en donneriez des nouvelles. Quoi qu’il en soit, qu’il ait bien ou mal deviné, sir Patrick a le désir de vous voir et je profite de l’occasion pour vous l’apprendre. Il a même laissé une lettre pour vous à l’auberge de Craig Fernie.

– Cette lettre pourra rester longtemps à l’auberge, si elle attend que j’y retourne pour la chercher.

– En ce cas, dit Blanche vivement, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’indiquer une adresse à laquelle sir Patrick puisse vous écrire. Vous ne voudriez pas, je suppose, que je lui dise vous avoir vu ici, et lui donner lieu de penser que vous refusez de le voir.

– Oh ! non ! non ! s’écria Bishopriggs avec chaleur. S’il existe une chose au monde à laquelle je tiens entre toutes, c’est à garder le respect que je dois à sir Patrick. J’oserai prendre la liberté, mademoiselle, de vous charger de cette carte. Je n’ai pas encore de place fixe. Triste chose à mon âge ! Mais sir Patrick aura toujours à cette adresse des nouvelles de moi, si cela lui est nécessaire.

Il tendit à Blanche une petite carte crasseuse où étaient inscrits le nom et l’adresse d’un boucher d’Édimbourg.

– Samuel Bishopriggs, lut-il vivement, aux soins de O’Davie, boucher, Cowgate, Édimbourg.

Blanche reçut cette carte avec un invincible sentiment de soulagement. Si elle s’était encore une fois aventurée à prendre la place de sir Patrick, et si sa témérité n’avait pas été justifiée par le résultat, elle avait du moins obtenu un avantage, celui d’ouvrir les moyens de communication entre son oncle et Bishopriggs.

– Vous entendrez parler de sir Patrick, dit-elle.

Puis elle le salua avec bonté et alla reprendre sa place parmi les hôtes.

« J’entendrai parler de sir Patrick ? répéta Bishopriggs quand il fut seul. Sir Patrick fera un grand miracle s’il trouve Samuel Bishopriggs. »

Il sourit à son habileté et se retira dans un endroit écarté, au milieu des arbres, où il pouvait consulter la correspondance volée, sans crainte d’être observé par âme qui vive.

Une fois encore la vérité avait essayé de venir au jour, avant le mariage, et une fois encore, Blanche l’avait innocemment replongée dans les ténèbres.

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