VIII – LA ROUTE DE BRIGHTON

Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonne heure, le lendemain, mais il était d'assez méchante humeur, n'ayant aucune nouvelle de son domestique Ambroise.

Il était bel et bien devenu pareil à ces sortes de fourmis dont parlent les livres, et qui sont si accoutumées à recevoir leur nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand elles sont livrées à elles-mêmes.

Il fallut l'aide d'un homme procuré par le maître d'hôtel et du domestique de Fox, qui avait été envoyé là tout exprès, pour que mon oncle pût enfin terminer sa toilette.

– Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il eut fini de déjeuner. Je ne suis pas en mesure d'être battu. Regardez par la fenêtre et dites-moi si les Lade sont en vue.

– Je vois un four-in-hand rouge sur la place. Il y a un attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siège.

– Notre tandem est-il sorti ?

– Il est à la porte.

– Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme jamais vous n'en avez vu.

Il s'arrêta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers.

– Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curaçao comme à l'ordinaire ! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votre saoul, avant que d'être arrivées au pont de Westminster.

– Dois-je placer le nécessaire de toilette ? demanda le maître d'hôtel.

Je vis l’embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il resta fidèle à ses principes.

– Mettez-le sous le siège, le siège de devant, dit-il. Mon neveu, il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc ? Non, si vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vous graissé les moyeux comme je vous l'avais recommandé ? Très bien. Alors, montez, mon neveu, nous allons les voir partir.

Un véritable rassemblement s'était formé dans l'ancienne place : hommes, femmes, négociants en habit de couleur foncée, beaux de la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-là, bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle étaient les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match entre eux était un événement assez considérable pour défrayer les conversations pendant longtemps.

– Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah ! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en voiture.

Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le « four-in-hand », avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule.

Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de l'Angleterre.

C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins, lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant.

Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir.

– Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure.

– Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit mon oncle.

– Très bien, voici le moment. Bonjour.

Il fit entendre un tokk de la langue, agita ses rênes, salua de son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les applaudissements de la foule.

Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement.

Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des plus longs qu'il y ait eus.

Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été le plus indifférent des spectateurs.

Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre parcours de cinquante milles.

J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs voltigèrent.

Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes vertes des dunes.

J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes-barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton.

Alors, il les laissa aller.

Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John. C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où vivaient ceux qui m'étaient si chers.

Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui bondissait, volait derrière elles.

– Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes aient une rupture du cœur. Ce sont des animaux de sang et ils galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres.

Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus rien. Pas le moindre signe d'un four-in-hand.

– S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon.

– Ils sont quatre contre deux.

– J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de ce cheval de tête : avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus beau ?

Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure, nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage.

À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots.

– Savez-vous conduire, mon neveu ?

– Très peu, monsieur.

– On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton.

– Comment cela, monsieur ?

– C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait apprendre à manœuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut dire qu'il a été à bonne école.

Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de même de bonnes occasions de bien conduire sur la route.

À chaque courbe, je jetais un coup d'œil en avant pour découvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre.

– Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté. Mais, si vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture, arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en a besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air après qu'elle a touché. J'ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur de l'impériale derrière lui, chaque fois qu'il essayait de toucher son cheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cette poussière par-là bas.

Une longue étendue de route se dessinait devant nous, rayée par les ombres des arbres qui la bordaient.

À travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux traînait lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous.

Au-delà se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par-dessus sa silhouette olive, s'élevait un tourbillon blanc, qui se déplaçait rapidement, comme une traînée de nuages par un jour de bise.

– Oui, oui, ce sont eux, s'écria mon oncle, et il est impossible que d'autres voyagent de ce train-là. Allons, neveu, nous aurons fait la moitié du chemin, lorsque nous aurons franchi le môle au pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures quatorze minutes. Le prince a fait le parcours à Carlton House avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La première moitié est la plus pénible et nous pourrons gagner du temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance d'ici à Reigate.

Et l’on se lança à fond.

On eût dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce flocon blanc qui était en avant. Elles s'allongeaient comme des lévriers.

Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux qui se rendait à Londres et nous le laissâmes derrière comme s'il eut été immobile.

Les arbres, les clôtures, les cottages défilaient confusément à nos côtés.

Nous entendîmes les gens jeter des cris dans les champs, convaincus que c'était un attelage affolé.

La vitesse s'accélérait à chaque instant. Les fers faisaient un cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunes voltigeaient, les roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillait et se balançait au point que je dus me cramponner à la barre de côté.

Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous aperçûmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de Reigate dans la dépression qui était devant nous.

– Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un peu d'eau au « Lion Rouge » ne leur fera pas de mal. Palefrenier, est-il passé un four-in-hand rouge ?

– Vient de passer à l'instant.

– À quelle allure ?

– Au triple galop, monsieur. A accroché la roue d'une voiture de boucher au coin de la Grande-Rue et a été hors de vue avant que le garçon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurté.

– Z-z-zack ! fit la longue mèche.

Et nous voila repartis à toute volée.

C'était jour de marché à Red Hill.

La route était encombrée de charrettes de légumes, de bandes de bœufs des chars à bancs des fermiers.

C'était un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser à travers cette mêlée.

Nous ne fîmes que traverser la place du marché, parmi les cris des hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles.

Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la longue et raide descente de la route de Red Hill.

Mon oncle brandit son fouet, en lançant le cri perçant de l'homme qui voit ce qu'il cherchait.

Le nuage de poussière roulait sur la pente en face de nous, et au travers, nous entrevîmes vaguement le dos de nos adversaires ainsi qu'un éclair de cuivres polis et une ligne écarlate.

– La partie est à moitié gagnée, mon neveu. Maintenant, il s'agit de les dépasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges ! Kitty n'a-t-elle pas chaviré ?

Le cheval de tête était pris d'une boiterie soudaine.

En un instant, nous fûmes à bas de la voiture, à genoux près de lui.

Ce n'était qu'une pierre qui s'était enfouie entre la fourchette et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la déloger.

Lorsque nous reprîmes nos places, les Lade avaient contourné la courbure de la côte et étaient hors de vue.

– Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas nous échapper.

Pour la première fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il s'était borné à faire voltiger le fouet au-dessus de leur tête.

– Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet.

Les juments commençaient à donner des signes d'épuisement.

Leur respiration était courte et rauque. Leurs belles robes étaient collées par la moiteur.

Au sommet de la côte, elles reprirent pourtant leur bel élan.

– Où diable sont-ils passés ? s'écria mon oncle. Pouvez-vous apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu ?

Nous avons devant nous un long ruban blanc parsemé de voitures et de charrettes allant de Croydon à Red Hill, mais du gros four-in-hand rouge, pas le moindre indice.

– Les voilà ! ils se sont dérobés ! ils se sont dérobés ! cria-t-il en dirigeant les juments vers une route de traverse qui s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue.

Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite apparaissait le four-in-hand, dont les chevaux redoublaient d'efforts.

Nos juments allongèrent leur allure et la distance qui nous séparait d'eux commença à diminuer lentement. Je vis que je pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de notre côté.

– Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone à Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu'il me semble, qu'il gagnerait du temps à quitter la route des voitures de maraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler. Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe.

Pendant qu'il parlait, je vis tout à coup disparaître les roues du four-in-hand, puis ce fut le corps, puis les deux personnes placées sur le siège et cela aussi brusquement, aussi promptement que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un gigantesque escalier.

Un moment après nous étions arrivés au même endroit.

La route s'étendait en bas de nous, raide, étroite, descendant en longs crochets dans la vallée. Le four-in-hand dégringolait par-là de toute la vitesse de ses chevaux.

– Je m'en doutais, s'écria mon oncle, puisqu'il n'use pas de serre-frein, pourquoi en userais-je ? À présent, mes chéries, un bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de notre arrière-train.

Nous passâmes par-dessus la crête et descendîmes à une allure enragée la côte où la grosse voiture rouge roulait devant nous avec un bruit de tonnerre.

Nous étions déjà dans son nuage de poussière, si bien que nous pouvions à peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge sale qui se balançait en roulant, mais dont le contour devenait de plus en plus net à chaque foulée.

Nous entendions aisément le claquement du fouet en avant de nous, ainsi que la voix perçante de Lady Lade qui encourageait les chevaux.

Mon oncle était très calme, mais un coup d'œil de côté que je lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, ses yeux brillants et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pâles.

Il n'était nullement nécessaire de presser les juments, car elles avaient déjà pris une allure qu'il eut été impossible de modérer ou de régler.

La tête de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de derrière, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent yards on ne gagna pas un pouce.

Alors, d'un nouvel élan, le cheval de tête se plaça côte à côte avec le cheval noir du côté de la roue, et notre roue de devant se trouva à moins d'un pouce de leur roue de derrière.

– En voilà de la poussière, dît tranquillement mon oncle.

– Éventez-les, Jack, éventez-les, cria la dame.

Il se dressa et cingla ses chevaux.

– Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui attend quelqu'un.

Nous étions parvenus à nous placer exactement sur la même ligne qu'eux et les roues de devant vibraient à l'unisson. Il n'y avait pas six pouces de trop dans la route et, à chaque instant, je m'attendais à entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme nous sortions de la poussière, je pus voir devant nous, et mon oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre les dents.

À deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont avec des poteaux et des barres de bois de chaque côté. La route se rétrécissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il était évidemment impossible à deux voitures de passer de front. Il fallait que l'une cédât la place à l'autre. Déjà nos roues étaient à la hauteur de leurs chevaux.

– Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade.

– Jamais de la vie, hurla celui-ci.

– Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack. Tapez à tour de bras.

Il me parut que nous étions lancés ensemble dans l'éternité.

Mais mon oncle fit la seule chose qui fût capable de nous sauver.

Grâce à un effort désespéré, nous pouvions encore dépasser la voiture juste en face de l'entrée du pont.

Il se dressa, fouetta vigoureusement à droite et à gauche les juments, qui, affolées par cette sensation inconnue de douleur se lancèrent avec une fureur extrême.

Nous descendîmes à grand bruit, criant tous ensemble à tue-tête dans une sorte de folie passagère, à ce qu'il me semble, mais nous avancions quand même d'une façon constante et nous étions déjà parvenus en avant des chevaux de tête, quand nous nous élançâmes sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur la voiture. Je vis Lady Lade grinçant de toutes ses petites dents blanches, se jeter elle-même en avant et tirer des deux mains sur les rênes de côté.

– En travers Jack, en travers ces… Qu'ils ne puissent passer.

Si elle avait exécuté cette manœuvre un instant plus tôt, nous nous serions heurtés violemment contre le parapet de bois, nous l'aurions abattu pour être précipités dans le profond ravin qui s'ouvrait au-dessous.

Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du cheval noir qui était en tête qui fut en contact avec notre roue, mais son avant-train, dont le poids n'était point suffisant pour nous faire dévier.

Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe noire.

Une minute après, nous volions sur la pente de la route.

Le four-in-hand s'était arrêté.

Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied à terre, pansaient ensemble la blessure du cheval.

– À votre aise, maintenant, belles petites, s'écria mon oncle en reprenant sa place sur le siège et en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête en travers sur la route ! Je ne tolère pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, il aura de mes nouvelles demain.

– C'est la petite dame, dis-je.

Le front de mon oncle s'éclaircit et il se mit à rire.

– C'était la petite Letty, n'est-ce pas ? J'aurais dû m'en douter. Il y a un souvenir du défunt et regretté Jack Seize Cordes dans ce tour-là. Bah ! ce sont des messages d'une toute autre sorte que j'envoie à une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer notre route en rendant grâce à notre bonne étoile de ce qu'elle nous ramène par-dessus la Tamise sans un os de cassé.

Nous nous arrêtâmes au « Lévrier » à Croydon où les deux bonnes petites juments furent épongées, caressées, nourries.

Après quoi, prenant une allure aisée, on traversa Norbury et Streatham.

À la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacées jusqu'à se toucher et nous voyageâmes entre deux rangées de maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupent les angles et où la circulation était d'une activité toute nouvelle pour moi.

C'était un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant.

Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un large pont au-dessous duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de café noir. Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dérive à sa surface.

À droite et à gauche s'allongeait une rangée, çà et là, interrompue, irrégulière de maisons aux couleurs multiples s'étendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue.

– Ceci est l'édifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en me le désignant avec son fouet. Les tours noires font partie de l'abbaye de Westminster… Comment va Votre Grâce ? Comment va ?… C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument à queue tressée. Voici la Trésorerie à gauche, puis les Horse-Guards, et l'Amirauté à cette porte surmontée de dauphins sculptés dans la pierre.

Je me figurais, comme un jeune homme élevé à la campagne que j'étais, que Londres était simplement une accumulation de maisons, mais je fus étonné de voir apparaître dans leurs intervalles des pentes vertes, de beaux arbres à l'aspect printanier.

– Oui, ce sont les jardins privés, dit mon oncle, et voici la fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit à l'échafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait cinquante milles, n'est-ce pas ? Voyez comme elles vont, les petites chéries, pour faire honneur à leur maître. Regardez cette barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la portière. C'est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenant nous entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c'est Carlton House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste séjour enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles en habit rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre du monde. C'est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nous voici près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq heures pour venir de la vieille place de Brighton.

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