Première Partie

« Décidément, madame Warren, je ne vois pas que vous ayez un motif réel d’inquiétude, et je comprends pas davantage pourquoi moi, dont le temps est précieux, j’interviendrais. D’autres occupations plus sérieuses, je vous assure, me réclament ! »

Ainsi parla Sherlock Holmes avant de se pencher à nouveau sur le grand album où il était en train de coller et d’annoter divers papiers nécessaires à ses travaux.

Mais la propriétaire avait la ténacité et l’astuce de son sexe. Elle se cramponna.

« L’an dernier, dit-elle, vous avez arrangé une affaire pour un de mes locataires, M. Fairdale Hobbs¼

– Ah oui !¼ Une toute petite affaire…

– Mais il ne cesse jamais d’en parler : de votre bonté, monsieur, et de la manière dont vous avez su faire surgir la lumière au sein des ténèbres. Je me suis rappelé ses paroles quand je me suis trouvée moi-même dans le doute et les ténèbres. Je sais que si seulement vous vouliez, vous pourriez… »

Holmes était sensible à la flatterie, mais également il n’est que juste de le dire, à un appel à sa bonté. Ces deux sentiments se conjuguèrent pour lui arracher un grand soupir de résignation : il posa son pinceau et recula sa chaise.

« Bien, bien, madame Warren ! Je vous écouterai donc. Vous ne voyez pas d’objection à ce que je fume ? Merci. Watson, les allumettes ! Vous êtes inquiète, si j’ai bien compris, parce que votre nouveau locataire s’enferme dans sa chambre et que vous ne pouvez pas le voir ? Eh bien, madame Warren, si j’étais votre locataire, il vous arriverait de ne pas me voir tous les jours !

– Sans doute, monsieur ; mais ce n’est pas la même chose. J’ai peur, monsieur Holmes. Tellement peur que je n’en dors plus. Entendre son pas rapide qui arpente depuis le matin jusqu’à une heure tardive de la nuit, et ne jamais entrevoir sa tête, c’est au-dessus de mes forces. Mon mari en est aussi énervé que moi ; mais il est dehors toute la journée pour son travail, tandis que je n’ai, moi, aucun repos. Pourquoi se cache-t-il ? Qu’a-t-il fait ? En dehors de la bonne, je suis toute seule avec lui dans la maison, et mes nerfs me lâchent ! »

Holmes se pencha en avant pour poser ses longs doigts minces sur l’épaule de la logeuse. Il disposait presque d’un pouvoir hypnotique qui lui permettait d’apaiser quand il le voulait. L’effroi disparut des yeux de sa cliente, et sa physionomie agitée reprit sa banalité coutumière. Elle s’assit sur une chaise qu’il lui indiqua.

« Si je m’en occupe, dit-il, il me faut tous les détails. Prenez votre temps pour réfléchir. Le plus petit fait peut s’avérer l’essentiel. Vous m’avez déclaré que votre locataire était arrivé depuis dix jours et qu’il vous avait payé quinze jours de pension complète ?

– Il m’a demandé mes conditions, monsieur. J’ai proposé cinquante shillings par semaine. Il y a un petit salon, une chambre à coucher avec tout le confort, en haut.

– Et alors ?

– Il m’a répondu : « Je vous paierai cinq livres pas semaine si vous acceptez mes propres conditions. » Je ne suis qu’une pauvre femme, monsieur, et M. Warren ne gagne pas grand-chose : ce qui fait que l’argent compte beaucoup pour moi. Il a sorti de sa poche un billet de dix livres, et il me l’a remis en disant : « Vous recevrez la même chose chaque quinzaine si vous acceptez mes conditions. Sinon, au revoir ! »

– Quelles étaient ces conditions ?

– Eh bien, monsieur, c’était d’avoir une clef de la maison. Rien à dire, n’est-ce pas ? Souvent des locataires ont leur clef personnelle. Mais voilà : il m’a dit aussi que je ne devrais jamais m’occuper de lui, et jamais, sous aucun prétexte, le déranger.

– Tout cela n’a rien d’extraordinaire, il me semble !

– Raisonnablement non, monsieur. Mais nous sommes loin de la raison. Il loge chez nous depuis dix jours, et ni M. Warren, ni moi, ni la bonne, nous ne l’avons jamais revu. Nous entendons ce pas vif qui va, qui vient, qui va et qui vient, le matin, à midi, la nuit ; mais sauf le premier soir il n’est jamais sorti de la maison.

– Tiens ! Il est sorti le premier soir ?

– Oui, monsieur, et il est rentré fort tard : nous étions tous couchés. Après avoir payé, il m’avait avertie qu’il sortirait, et il m’avait demandé de ne pas mettre les barres à la porte. Je l’ai entendu monter l’escalier après minuit.

– Mais ses repas ?

– Il nous avait donné ses instructions : quand il sonnerait, nous devions lui monter son repas et le placer sur une chaise devant sa porte. Puis, sur un deuxième coup de sonnette, débarrasser sa chaise de ce qu’il a reporté dehors. Quand il a besoin de quelque chose, il le calligraphie en lettres d’imprimerie sur un morceau de papier qu’il dépose sur la chaise.

– Calligraphie ?

– Oui, monsieur. Il calligraphie au crayon en caractères d’imprimerie. Rien que le mot nécessaire ; pas autre chose. En voici un que j’ai apporté pour vous : « SAVON. » En voici un autre : « ALLUMETTE. » Celui-ci date du premier matin : « DAILY GAZETTE. » Tous les matins je lui monte ce journal avec son petit déjeuner.

– Mais dites-moi, Watson ! s’exclama Holmes en considérant avec une vive curiosité les bouts de papier que la logeuse lui avait remis. Nous voici hors des sentiers battus, si je comprends bien. Qu’il s’enferme chez lui, cela n’a rien d’extraordinaire. Mais pourquoi calligraphier ? La calligraphie en caractères d’imprimerie est un procédé qui n’est guère pratique. Pourquoi ne pas écrire comme tout le monde ? Que vous suggère cette manie, Watson ?

– Qu’il désire dissimuler son écriture.

– Mais pourquoi ? Que lui importe que sa logeuse ait un mot de son écriture ? Après tout, vous avez peut-être raison. Mais encore une fois pourquoi des messages si laconiques ?

– Je me le demande.

– Un champ plaisant s’ouvre à d’intelligentes spéculations. Les mots sont écris avec un crayon violet à grosse pointe, d’un modèle courant. Remarquez que le papier est déchiré ici, juste à coté du mot, si bien que le S de SAVON a presque disparu. Voilà qui incite à la réflexion, n’est-ce pas, Watson ?

– Une précaution ?

– Sûrement ! Il devait y avoir une trace, une trace de pouce sans doute, qui pouvait révéler l’identité du personnage. Voyons, madame Warren, vous dites qu’il s’agit d’un barbu de taille moyenne et brun. Quel âge aurait-il environ ?

– Il est assez jeune, monsieur. Pas plus de trente ans.

– Réfléchissez : vous ne pouvez pas me donner d’autres indications ?

– Il m’a parlé en bon anglais, monsieur : pourtant il m’a semblé qu’il devait être étranger, vu son accent.

– Était-il bien habillé ?

– Très bien habillé, monsieur. Tout à fait un gentleman. Des vêtements sombres. Rien de spécial à remarquer.

– Il ne vous a pas donné son nom ?

– Non, monsieur.

– Et il n’a reçu ni lettres ni visiteurs ?

– Non, monsieur.

– Mais enfin, vous ou la bonne allez bien chez lui le matin ?

– Non, monsieur. Il fait le ménage lui-même.

– Mon Dieu ! Voilà qui est tout à fait singulier ! Avait-il des bagages ?

– Il avait apporté un gros sac brun. Rien de plus.

– Eh bien, vous ne vous livrez pas beaucoup d’éléments pour nous aider ! Rien n’est sorti de cette chambre, absolument rien ? »

La logeuse tira de son sac une enveloppe : elle en sortit deux allumettes brûlées et un mégot qu’elle posa sur la table.

« C’était ce matin sur son plateau. Je vous les ai apportées parce que j’ai entendu dire que vous pouviez lire des tas de choses sur des riens. »

Holmes haussa les épaules.

« Sans intérêt, fit-il. Les allumettes ont servi, naturellement, à allumer des cigarettes : c’est évident d’après la courte dimension de la partie consumée. Il faut la moitié d’une allumette pour allumer une pipe ou un cigare. Mais… tiens, tiens ! Le gentleman en question porte barbe et moustaches, m’avez-vous dit ?

– Oui, monsieur.

– Bizarre ! J’aurais juré que seul un individu rasé aurait fumé cette cigarette. Regardez, Watson : votre modeste moustache elle-même aurait été brûlée !

– Un fume-cigarette, peut-être ?

– Non. Le bout est collé. Je suppose qu’il n’y a pas deux personnes dans votre meublé, madame Warren ?

– Non, monsieur. Il mange si peu que je me demande comment il est encore en vie.

– Hum ! Je crois que nous sommes obligés d’attendre de nouveaux éléments. Après tout, vous n’avez pas de sujet de plainte : vous avez reçu votre loyer, et il n’a rien d’un gêneur. Certes il n’est pas un locataire du type courant ! Mais il vous paie rondement, et s’il préfère vivre à l’écart, cela ne vous regarde pas. Nous n’avons pas le droit de forcer sa retraite tant que nous n’avons pas une raison de croire que cette retraite est imposée par une culpabilité quelconque. Je m’occupe de l’affaire, c’est entendu : je ne la perdrai pas de vue. Rendez-moi compte de tout fait nouveau, et fiez-vous à mon appui si vous en avez besoin. »

Quand la logeuse nous eut quittés, Holmes réfléchit.

« Cette affaire présente incontestablement quelques détails intéressants, me dit-il. Il peut s’agir d’un cas d’excentricité particulière, sans signification. Mais il peut s’agir aussi d’une histoire plus en profondeur qu’on ne le croirait à priori. La première idée qui vient à l’esprit est que la personne qui habite maintenant chez la logeuse est peut-être tout à fait différente de celle qui a loué le meublé.

– Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

– Négligeons pour l’instant ce mégot. N’est-il pas curieux que la seule fois où le locataire soit sorti, ç’ait été tout de suite après avoir retenu le meublé ? Il est revenu, lui ou un autre, quand tous les témoins étaient au lit. Nous n’avons aucune preuve que la personne qui est rentrée soit effectivement celle qui était partie. D’autre part, l’homme qui a loué la chambre parlait bien l’anglais. Or, celui-ci écrit « Allumette » alors qu’il aurait dû écrire « Allumettes ». Je peux imaginer que le mot a été pris dans un dictionnaire qui aurait indiqué le singulier mais non le pluriel. Ce style laconique peut avoir pour but de dissimuler une très imparfaite connaissance de l’anglais. Oui, Watson, je me demande sérieusement si une substitution de locataires n’aurait pas été opérée.

– Mais pour quel motif ?

– Ah ! Voilà le problème. Recherchons de ce côté… »

Il prit le grand livre sur lequel, chaque jour, il classait les annonces personnelles qui paraissaient dans les grands journaux de Londres.

« …Mon Dieu ! s’exclama-t-il en tournant les pages. Quel chœur de gémissements, de pleurs, de bêlements ! Quelle poubelle d’événements disparates ! C’est sans conteste le meilleur terrain de chasse pour l’amateur de sensationnel… Voyons : cet homme est seul ; il ne peut recevoir de lettre sans ouvrir de brèche dans le secret absolu qu’il réclame. Comment des nouvelles ou un message peuvent-ils lui parvenir de l’extérieur ? Par une annonce dans un journal, c’est évident. Il n’existe apparemment pas d’autre moyen. Par chance nos recherches se limitent à un seul journal. Voici les coupures de la Daily Gazette depuis une quinzaine de jours : “Dame au boa noir du Prince’s Skating Club…” Passons ! “Sûrement Jimmy ne voudra pas briser le cœur de sa mère…” Cela ne semble pas concerner notre inconnu… “Si la dame qui s’est évanouie dans le bus de Brixton…” Elle ne m’intéresse pas. “Chaque jour mon cœur soupire…” Des bêlements, Watson ! Des bêlements sans pudeur !… Ah ! nous touchons au vraisemblable ! Écoutez : “Patience. Trouverons un moyen sûr de communiquer. En attendant, ces annonces. – G” La date ? deux jours après l’arrivée du locataire de Mme Warren. Plausible, non ? L’inconnu pourrait comprendre l’anglais, même s’il ne sait pas bien l’écrire. Voyons si nous trouvons une suite. Oui. Trois jours plus tard : “Je prends des dispositions pour réussir. Patience et prudence. Les nuages passeront. – G” Pendant une semaine, plus rien. Puis voici quelque chose de beaucoup plus précis : “La voie se libère. Si je trouve l’occasion d’un message par signaux, code convenu toujours en vigueur – un A, deux B, etc. A bientôt des nouvelles – G” C’était dans le journal d’hier, et il n’y a rien dans celui d’aujourd’hui. Tout ne s’applique-t-il pas parfaitement au locataire de Mme Warren ? Si nous attendons un peu, Watson, je suis certain que l’affaire nous deviendra plus intelligible. »

Il ne se trompait pas. Le lendemain matin, je trouvai mon ami debout le dos au feu et le visage épanoui.

« Que pensez-vous de ceci, Watson ? me cria-t-il en prenant un journal sur la table. “Grand immeuble rouge avec revêtement de pierres blanches. Troisième étage. Deuxième fenêtre gauche. Après le crépuscule – G ” Voilà qui est assez précis ! J’ai l’impression qu’après notre petit déjeuner nous irons faire une petite reconnaissance dans le quartier de Mme Warren… Ah ! madame Warren ! Quelles nouvelles nous apportez-vous ce matin ?

– Cela relève de la police, monsieur Holmes ! Je n’en peux plus ! Je vais le mettre à la porte ! Je serais bien montée le lui dire tout droit, mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous demander conseil auparavant. Je suis à bout de patience, et quand on s’attaque à mon vieux mari…

– On s’est attaqué à votre mari

– Enfin, on l’a malmené en tout cas !

–Mais qui l’a malmené ?

– Ah ! je voudrais bien le savoir ! Ca s’est passé ce matin, monsieur ! M. Warren est chronométreur chez Morton & Waylight’s, à Tottenham Court Road…Il faut qu’il parte de la maison avant sept heures. Eh bien, ce matin, il n’avait pas fait dix pas dans la rue que deux hommes se sont approchés de lui par-derrière, lui ont jeté un manteau sur la tête, et l’ont fourré dans un fiacre qui était rangé au bord du trottoir. Ils l’ont promené pendant une heure, puis ils ont ouvert la portière et l’ont jeté dehors. Il est tombé sur la route, et il était tellement abasourdi qu’il ne sait même pas ce qu’est devenu le fiacre… quand il s’est relevé, il a découvert qu’il se trouvait sur Hampstead Heath ; alors il a pris le bus pour rentrer à la maison et à présent il est couché sur le canapé. Moi je suis venue tout de suite vous raconter ce qui est arrivé.

– Très intéressant ! fit Holmes. A-t-il observé ces hommes ? De quoi avaient-ils l’air ? les a-t-il entendus parler ?

– Non ; il était complètement ahuri. Il a seulement l’impression qu’il a été enlevé par magie. Il y avait deux hommes dans le fiacre, peut-être trois.

– Et vous pensez que cette agression a un rapport quelconque avec votre locataire ?

– Voyons, voilà quinze ans que nous habitons là et jamais il ne s’est rien passé de semblable ! J’en ai assez de lui. L’argent n’est pas tout. Je vais le flanquer à la porte avant ce soir.

– Attendez un peu, madame Warren ! Ne brusquez rien. Je commence à croire que cette affaire peut être beaucoup plus importante qu’elle ne le paraissait au premier abord… Il est clair qu’un danger menace votre locataire. Il est également clair que ses ennemis, qui le guettaient près de chez vous, ont confondu votre mari avec lui dans la lumière brumeuse du matin. Quand ils ont découvert leur erreur, ils l’ont relâché. S’ils n’avaient pas commis cette erreur, on peut se demander ce qu’ils auraient fait !

– Alors, comment dois-je agir, monsieur Holmes ?

– J’ai grande envie de voir votre locataire, Mme Warren.

– Je ne vois pas comment vous y réussiriez, à moins d’enfoncer la porte. Je l’entends toujours qui tourne sa clef quand je descends l’escalier après avoir apporté le plateau.

– Il doit tout de même prendre le plateau pour le porter dans sa chambre. Nous pouvons donc nous cacher quelque part et le voir à ce moment-là. »

La logeuse réfléchit.

« Ma foi, monsieur, en face il y a un débarras. Je pourrais installer un miroir, et si vous étiez derrière la porte…

– Parfait ! approuva Holmes. A quelle heure déjeune-t-il ?

– Vers une heure, monsieur.

– Alors le docteur Watson et moi-même nous serons là à temps. Au revoir, madame Warren ! »

A midi et demi nous étions sur le perron de Mme Warren ; la maison était haute, étroite, en briques jaunes, située dans Great Orme Street, petite artère aboutissant sur la façade nord-est du British Museum. Sa position près de l’angle de la rue lui procure une bonne perspective sur Howe Street et ses immeubles plus prétentieux. Holmes, avec un petit rire, me montra l’une de ces demeures résidentielles : elle faisait saillie et ne pouvait échapper au regard.

« Voyez, Watson ! me dit-il. “Grand immeuble rouge avec revêtement de pierres blanches.” Voilà le sémaphore. Nous connaissons l’endroit, et nous connaissons le code ; notre tâche devrait être simple. Il y a l’écriteau “A louer” à cette fenêtre. C’est évidemment un appartement vide, et le complice peut y accéder. Eh bien, madame Warren, quoi de neuf ?

– Tout est prêt. Si vous voulez monter tous les deux et laisser vos souliers en bas sur le palier, je vais vous conduire. »

Elle avait aménagé une excellente cachette. Le miroir était placé de telle sorte qu’assis dans l’obscurité nous pouvions très bien voir la porte d’en face. A peine nous étions-nous installés et Mme Warren nous avait-elle quittés, qu’un tintement éloigné nous informa que notre mystérieux voisin avait sonné. Bientôt la logeuse apparut avec le plateau, le déposa sur la chaise à côté de la porte fermée puis, traînant lourdement les pieds, s’en alla. Accroupis tous les deux dans l’angle de la porte, tassés l’un contre l’autre, nous fixions le miroir avec une curiosité intense. Soudain, lorsque les pas de la logeuse se furent assourdis, nous entendîmes le grincement d’une clef, la poignée tourna, deux mains fines se tendirent vers le plateau qu’elles soulevèrent de la chaise. Un instant plus tard le plateau fut hâtivement replacé, et j’aperçus le temps d’un éclair un beau visage brun qui regardait avec épouvante l’entrebâillement de la porte du débarras. Puis la porte se referma. La clef joua à nouveau. Tout redevint silence. Holmes me secoua la manche et nous descendîmes l’escalier à pas feutrés.

« Je reviendrai dans la soirée, dit-il à la logeuse qui était accourue aux nouvelles. Je crois, Watson, que chez nous nous discuterons plus paisiblement de l’affaire. »

Une installé dans son fauteuil il me dit :

« Mon hypothèse, comme vous l’avez vu, s’est vérifiée : il y a eusubstitution de locataires. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que nous trouverions une femme, et pas une femme banale, Watson !

– Elle nous a vus.

– Oh ! elle a certainement vu quelque chose qui l’a effarouchée ! La séquence des événements est bien simple, n’est-ce pas ? Un couple cherche refuge à Londres contre un danger aussi terrible qu’imminent. On peut mesurer le danger d’après la rigueur des précautions. L’homme, qui doit absolument faire une certaine chose, désire que pendant ce temps sa femme soit en complète sécurité. Problème peu facile. Mais qui reçoit une solution originale, et si efficace que la présence de la femme demeure ignorée même de sa logeuse qui lui apporte sa nourriture. Les messages calligraphiés en caractères d’imprimerie, c’est maintenant évident, avaient pour but de ne pas trahir le sexe de leur auteur. L’homme ne peut venir auprès de la femme, sinon il guiderait leurs ennemis à sa cachette. Comme il ne peut pas communiquer directement avec elle, il a recours aux annonces personnelles d’un journal. Jusqu’ici tout est simple.

– Mais à la racine de tout cela, quoi ?

– Eh oui, Watson, homme pratique comme toujours ! A la racine de tout cela, quoi ? Le problème que nous a posé un caprice de Mme Warren s’élargit singulièrement et, au fur et à mesure que nous avançons, révèle des données de plus en plus sombres. Nous pouvons d’ores et déjà affirmer ceci : il ne s’agit pas d’une banale escapade amoureuse. Vous avez vu la figure de la femme quand elle a flairé un danger. Nous avons appris, également, l’agression dont le logeur a été victime, mais qui visait sans aucun doute son locataire. Ces alertes, plus ce besoin désespéré de secret, indiquent une question de vie ou de mort. D’autre part l’agression commise à l’encontre de M. Warren montre que l’ennemi, quel qu’il soit, ignore la substitution du locataire féminin. C’est très curieux, très complexe, Watson !

– Pourquoi vous en occupez-vous ? Qu’avez-vous à y gagner ?

– Eh, mon cher, c’est l’art pour l’art ! Je suppose que lorsque vous exerciez, vous pratiquiez la médecine sur des cas qui parfois ne vous rapportaient pas un penny – Pour m’instruire, holmes.

– On n’est jamais assez instruit, Watson. L’instruction s’acquiert tout au long d’une série de leçons ; et la dernière leçon est la plus grande. Or, un cas instructif se présente. Bien qu’il n’y ait rien à gagner, ni argent, ni crédit, il faut élucider. Quand la nuit tombera, notre enquête devrait avancer d’un grand pas. »

Lorsque nous retournâmes chez Mme Warren, la lumière confuse d’une soirée d’hiver londonien s’était épaissie en un rideau gris uniforme que trouaient seulement les carrés jaunes des fenêtres et les halos brouillés des lampadaires. Pendant que nous regardions par les vitres du salon éteint de la logeuse, une lueur supplémentaire scintilla assez haut dans l’obscurité.

« Quelqu’un se déplace dans cette pièce, chuchota Holmes qui colla sa tête osseuse et aiguë contre le carreau. Oui, je distingue sa silhouette. Le voici encore. Il tient une bougie à la main. Maintenant il scrute à travers la rue. Il veut s’assurer qu’elle guette… Maintenant il commence à faire des signaux… Prenez le message aussi, Watson : nous nous contrôlerons l’un l’autre. Un seul flash… c’est A, sûrement. Voyons¼ Combien de fois, Watson ? Vingt ? Moi aussi… C’est donc T… AT, c’est assez intelligible !… Un autre T. Sûrement ceci est le début d’un deuxième mot. Maintenant… TENTA. Point. Ce ne peut pas être tout, Watson : ATTENTA ne veut rien dire ! Ou alors AT, TEN, TA ? Mais ce n’est pas plus clair, à moins que TA ne soient les initiales de quelqu’un. Il repart ! Qu’est-ce ? ATTE… Comment, encore le même message ? Curieux, Watson, très curieux ! Maintenant il s’arrête encore. Non il recommence. AT… Comment ! Il le répète une troisième fois ? ATTENTA, trois fois ! Combien de fois va-t-il le répéter ? Non, il semble que ce soit la fin. Il s’est retiré de la fenêtre. Q’en pensez-vous, Watson ?

– Un message chiffré, Holmes. »

Mon compagnon poussa soudain un petit rire étouffé de compréhension.

« Et le chiffre n’est pas très obscur, Watson ! Voyons, c’est de l’italien ! Le A signifie que le message est adressé à une femme. Et à cette femme il répète : « Attention ! Attention ! Attention ! » Hein, Watson ?

– Vous avez mis dans le mille.

– Certainement ! C’est un message très urgent, répété trois fois pour qu’il soit encore plus pressant. Attendez… Le voici qui revient à la fenêtre. »

A nouveau nous distinguâmes la vague silhouette d’un homme accroupi et le va-et-vient de la flamme maigrichonne de l’autre côté de la fenêtre. Les signaux avaient repris : plus rapides. Si rapides qu’il était difficile de les suivre.

« PERICOLO. Pericolo, qu’est-ce à dire, Watson ? péril, danger, n’est-ce pas ? Oui, par Jupiter, c’est un signal d’alarme ! Il recommence : PERI… Que se passe-t-il ? »

La lumière s’était soudainement éteinte, toute lueur avait disparu derrière la fenêtre, le troisième étage ne formait plus qu’une bande noire autour del’immeuble. Le dernier cri d’avertissement avait été arrêté net. Comment, et par qui ? La même idée nous vint à tous deux. Holmes se leva d’un bond.

« Voilà qui est grave, Watson ! s’écria-t-il. Une diablerie est en cours : pourquoi le message a-t-il été si brusquement interrompu ? Je devrais avertir Scotland Yard… Mais l’affaire se précipite trop pour que nous la perdions de vue ne fût-ce qu’un instant.

– Voulez-vous que j’aille chercher la police ?

– Il faudrait que la situation se précise un peu plus nettement. Peut-être a-t-elle malgré tout une explication plus innocente que je ne le pense… Venez, Watson, traversons la rue et voyons les choses de plus près. »

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