Jeunesse

À PAUL VALÉRY

À l’auteur du « Cimetière marin »,

cette traduction

en souvenir des heures de Londres

et de Bishopsbourne,

et de la très affectueuse admiration

de son ami,

G. J.-A.

JEUNESSE

Cela n’aurait pu arriver qu’en Angleterre, où les hommes et la mer se pénètrent, pour ainsi dire, – la mer entrant dans la vie de la plupart des hommes, et les hommes connaissant la mer, peu ou prou, par divertissement, par goût des voyages ou comme gagne-pain.

Nous étions accoudés autour d’une table d’acajou qui réfléchissait la bouteille, les verres et nos visages. Il y avait là un administrateur de sociétés, un comptable, un avocat d’affaires, Marlow et moi. L’administrateur avait passé par Conway, le comptable avait servi quatre ans à la mer, l’homme de loi, – conservateur endurci, fidèle de la Haute-Église, la crème des hommes et l’honneur incarné, – avait été second à bord de navires de la Compagnie Péninsulaire et Orientale au bon vieux temps où les courriers avaient encore le gréement carré sur deux mâts au moins et descendaient la mer de Chine devant une mousson fraîche avec des bonnettes hautes et basses. Nous avions tous débuté dans la vie par la marine marchande. Le lien puissant de la mer nous unissait tous les cinq et aussi cette camaraderie du métier, qu’aucun enthousiasme, si vif qu’il puisse être pour le yachting, les croisières ou autres choses de ce genre, ne peut faire naître, car tout cela ce n’est que le divertissement de la vie, tandis que l’autre, c’est la vie même.

Marlow (je crois du moins que c’est ainsi que s’écrivait son nom) nous faisait le récit, ou plutôt la chronique, d’un de ses voyages.

– Oui, j’ai bourlingué pas mal dans les mers d’Extrême-Orient : mais le souvenir le plus clair que j’en ai conservé, c’est celui de mon premier voyage. Il y a de ces voyages, vous le savez vous autres, qu’on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui peuvent servir de symbole à l’existence. On se démène, on trime, on sue sang et eau, on se tue presque, on se tue même vraiment parfois à essayer d’accomplir quelque chose, – et on n’y parvient pas. Ce n’est pas de votre faute. On ne peut tout simplement rien faire, rien de grand ni de petit, – rien au monde, – pas même épouser une vieille fille, ni conduire à son port de destination une malheureuse cargaison de six cents tonnes de charbon.

« Ce fut à vrai dire une affaire mémorable. C’était mon premier voyage en Extrême-Orient, et mon premier voyage comme lieutenant : c’était aussi le premier commandement de mon capitaine. Vous avouerez qu’il était temps. Il avait bel et bien soixante ans : c’était un petit homme au dos large, un peu courbé, avec des épaules rondes et une jambe plus arquée que l’autre, il avait cet aspect quelque peu tordu qu’on voit fréquemment aux hommes qui travaillent aux champs. Sa figure en casse-noisettes, – menton et nez essayant de se rejoindre devant une bouche rentrée, – s’encadrait de flocons de poils gris de fer qui vous avaient vraiment l’air d’une mentonnière d’ouate, saupoudrée de charbon. Et l’on voyait dans ce vieux visage deux yeux bleus étrangement semblables à ceux d’un jeune garçon, avec cette expression candide que certains hommes très ordinaires conservent jusqu’à la fin de leurs jours, à la faveur intime et rare d’un cœur simple et d’une âme droite. Ce qui put l’engager à me prendre comme lieutenant reste pour moi un mystère. J’avais débarqué d’un de ces fameux clippers qui faisaient les voyages d’Australie et à bord duquel j’étais troisième officier, et il semblait avoir des préventions contre cette classe de voiliers, comme trop aristocratiques et distingués.

– « Vous savez, me dit-il, sur ce navire vous aurez du travail.

« Je lui répondis que j’en avais eu sur tous les navires à bord desquels j’avais été.

– « Oui, mais celui-ci est différent, et vous autres messieurs qui venez de ces grands navires !… Enfin ! je crois que vous ferez l’affaire. Embarquez demain.

« J’embarquai le lendemain. Il y a de cela vingt-deux ans : et j’avais tout juste vingt ans. Comme le temps passe ! Ce fut l’un des jours les plus heureux de ma vie. Imaginez-vous ! Lieutenant pour la première fois ! Officier réellement responsable ! Je n’aurais pas donné mon nouveau poste pour tout l’or du monde. Le second m’examina attentivement. Il était vieux, lui aussi, mais d’une autre allure. Il avait un nez romain, une longue barbe d’une blancheur de neige, et se nommait Mahon, mais il tenait à ce qu’on prononçât Mann. Il était de bonne famille : mais il n’avait pas eu de chance, et il n’avait jamais pu avancer.

« Pour ce qui est du capitaine, il avait servi des années à bord de caboteurs, puis dans la Méditerranée, et enfin sur la ligne des Antilles. Il n’avait jamais doublé les caps. C’est tout juste s’il savait écrire et il n’y tenait guère. Bien entendu, très bons marins l’un et l’autre, et entre ces deux vieux-là je me faisais l’effet d’un petit garçon entre ses deux grands-pères.

« Le navire aussi était vieux. Il s’appelait Judée. Drôle de nom, hein ? Il appartenait à un certain Wilmer, Wilcox, – quelque chose dans ce genre-là : mais voilà vingt ans que l’homme a fait faillite et est mort, et son nom importe peu. La Judée était restée désarmée dans le bassin Shadwel pendant je ne sais combien de temps. Vous pouvez vous imaginer dans quel état elle était. Ce n’était que rouille, poussière, crasse, – suie dans la mâture et saleté sur le pont. Pour moi, c’était comme si je sortais d’un palais pour entrer dans une chaumière en ruines. Elle jaugeait à peu près quatre cents tonnes, avait un guindeau primitif, des loquets de bois aux portes, pas le moindre morceau de cuivre, et son arrière était large et carré. On pouvait distinguer, au-dessous de son nom écrit en grandes lettres, un tas de fioritures dédorées et une espèce d’écusson qui surmontait la devise : « Marche ou meurs ». Je me rappelle que cela me plut énormément. Il y avait là quelque chose de romanesque qui me fit tout de suite aimer cette vieille baille, – quelque chose qui séduisit ma jeunesse.

« Nous quittâmes Londres sur lest, – lest de sable, – pour aller prendre du charbon dans un port du nord, à destination de Bangkok. Bangkok ! J’en tressaillais d’aise ! Il y avait six ans que j’étais à la mer, mais je n’avais vu que Melbourne et Sydney, des endroits très bien, des endroits charmants dans leur genre, – mais Bangkok !

« Nous mîmes à la voile pour sortir de la Tamise avec un pilote de la mer du Nord à bord. Il se nommait Jermyn et il traînait toute la journée aux abords de la cuisine pour faire sécher son mouchoir devant le fourneau. Apparemment il ne fermait jamais l’œil. C’était un homme triste, qui ne cessait d’avoir la goutte au nez, et qui avait eu des ennuis, ou en avait, ou allait en avoir : il ne pouvait être heureux à moins que quelque chose n’allât mal. Il se défiait de ma jeunesse, de mon jugement et de mon sens de la manœuvre, et il se fit un devoir de me le témoigner de cent façons. J’avoue qu’il avait raison. Il me semble que je n’en savais pas lourd alors, je n’en sais pas beaucoup plus aujourd’hui : mais je n’ai cessé jusqu’à ce jour de détester ce Jermyn.

« Il nous fallut une semaine pour gagner la rade de Yarmoutb, et là nous attrapâmes un coup de tabac, – la fameuse tempête d’octobre d’il y a vingt-deux ans. – Vent, éclairs, neige fondue, neige et mer démontée, tout y était. Nous naviguions à lège et vous pourrez imaginer à quel point c’était vilain quand je vous aurai dit que nous avions nos pavois démolis et notre pont inondé. Le second soir le lest ripa dans la joue avant et à ce moment nous avions été dépalés dans les parages de Dogger Bank. Il n’y avait rien d’autre à faire que de descendre avec des pelles et d’essayer de redresser le navire, et nous voilà dans cette vaste cale, sinistre comme une caverne, des chandelles tremblotantes collées aux barrots, tandis que la tempête hurlait là-haut, et que le navire dansait comme un fou avec de la bande. Nous étions tous, là, Jermyn, le capitaine, tous, pouvant à peine nous tenir sur nos jambes, occupés à cette besogne de fossoyeurs, et essayant de refouler au vent des pelletées de ce sable mouillé. À chaque plongeon du navire, on voyait vaguement dans la pénombre dégringoler des hommes qui brandissaient des pelles. Un de nos mousses (nous en avions deux), impressionné par l’étrangeté de la scène, pleurait comme si son cœur allait se rompre. On l’entendait renifler quelque part dans l’ombre.

« Le troisième jour la tempête cessa, et un remorqueur du nord qui se trouvait par là nous ramassa au passage. Il nous avait fallu seize jours en tout pour aller de Londres à la Tyne. Quand nous fûmes au dock, nous avions perdu notre tour de chargement et on nous déhâla jusqu’à un rang où nous restâmes un mois. Mrs Beard (le capitaine s’appelait Beard) vint de Colchester pour voir son mari. Elle s’installa à bord. L’équipage temporaire avait débarqué, et il ne restait que les officiers, un mousse et le steward, un mulâtre qui répondait au nom d’Abraham. Mrs Beard était une vieille femme à la figure toute ridée et hâlée comme une pomme d’hiver, et qui avait une tournure de jeune fille. Elle me surprit un jour en train de recoudre un bouton et insista pour réparer toutes mes chemises. Ce n’était guère le genre des femmes de capitaines que j’avais connues à bord des clippers. Quand je lui eus apporté les chemises, elle me dit : « Eh bien, et les chaussettes ? Elles ont besoin d’un raccommodage, j’en suis sûre ; les effets de John, – le capitaine Beard, – sont tous en état maintenant. J’aimerais avoir quelque chose à faire. » Brave vieille ! Elle passa en revue mes effets, et pendant ce temps-là je lus pour la première fois Sartor Resartus et la Chevauchée vers Khiva de Burnaby. Je ne compris guère alors le premier de ces livres, mais je me rappelle qu’à cette époque-là, je préférai le soldat au philosophe : préférence que la vie n’a fait que confirmer. L’un était un homme, et l’autre était davantage, – ou moins. L’un et l’autre sont morts, et Mrs Beard est morte, et la jeunesse, la force, le génie, les pensées, les exploits, les cœurs simples, – tout meurt… Enfin !

On, finit par nous charger. Nous embarquâmes un équipage. Huit matelots et deux mousses. Un soir nous nous déhâlames sur les bouées près du sas, prêts à sortir, et avec bon espoir d’appareiller le lendemain. Mrs Beard devait repartir chez elle par le dernier train. Une fois le navire amarré, nous descendîmes prendre le thé, et nous demeurâmes assez silencieux durant tout ce temps, Mahon, le vieux couple et moi. J’eus fini le premier et m’esquivai pour aller fumer une cigarette, ma cabine se trouvant dans un rouf tout contre la dunette. C’était l’heure du plein, le vent avait fraîchi, il bruinait : les deux portes du sas étaient ouvertes, et les charbonniers allaient et venaient dans l’obscurité, avec leurs feux très clairs, au milieu d’un grand bruit d’hélices battant l’eau, d’un ferraillement de treuils, et de voix qui hélaient au bout des jetées. J’observais la procession des feux de pointe qui glissaient en haut et celle des feux verts qui glissaient plus bas dans la nuit, lorsque tout à coup j’aperçus un éclat rouge qui disparut, revint et resta. L’avant d’un vapeur surgit tout proche. Par la claire-voie de la cabine, je criai : « Montez, vite ! » puis j’entendis une voix effrayée qui disait au loin dans l’ombre : « Stoppez, capitaine. – » La sonnerie d’un timbre résonna. Une autre voix cria pour avertir : « Nous allons rentrer dans ce voilier. » Un rude « Ça va ! » y répondit et fut suivi d’un violent craquement, au moment où le vapeur vint, de sa joue avant, taper de biais dans notre gréement. Il y eut un moment de confusion, de vociférations, un bruit de gens qui couraient. La vapeur siffla. Puis on entendit quelqu’un qui disait : « Paré, capitaine. » « Vous n’avez rien ? » demanda la voix bourrue. J’avais couru devant pour voir l’avarie et je leur criai : « Je crois que non ! » « En arrière doucement », dit la voix bourrue. Un timbre retentit. « Quel est ce vapeur ? » hurla Mahon. À ce moment il n’était plus pour nous qu’une ombre massive, manœuvrant à quelque distance. On nous cria un nom, un nom de femme, Miranda, ou Melissa, ou quelque chose de ce genre. « Ça va nous faire encore un mois dans ce sale trou ! » me dit Mahon, comme nous examinions avec des fanaux les pavois éclatés et les bras coupés. « Mais où est donc le capitaine ? »

« Nous ne l’avions tout ce temps-là ni vu ni entendu. Nous allâmes voir derrière. Une voix dolente s’éleva du milieu du bassin ; « Ohé ! Judée ! » Comment diable se trouvait-il là ? Nous criâmes : « Oui ! » – « Je suis à la dérive dans notre canot, sans avirons, » nous cria-t-il. Un batelier attardé nous offrit ses services et Mahon s’entendit avec lui moyennant une demi-couronne pour remorquer notre capitaine au long du bord. Mais ce fut Mrs Beard qui monta la première notre échelle. Il y avait près d’une heure qu’ils étaient là à flotter dans le bassin sous une froide petite pluie fine. Je n’ai jamais de ma vie été aussi surpris.

« Il paraît que lorsqu’il m’avait entendu crier : « Montez, vite », il avait aussitôt compris ce qui se passait, il avait empoigné sa femme, grimpé sur le pont qu’il avait traversé en courant, pour dégringoler dans le canot amarré à l’échelle. Pas si mal pour un homme de soixante ans. Imaginez un peu ce vieux, sauvant héroïquement sa femme dans ses bras, – la femme de toute sa vie. Il l’avait déposée sur un banc et s’apprêtait à remonter à bord, quand, je ne sais comment, la bosse fila. Et les voilà partis ensemble. Naturellement au milieu de toute cette confusion nous ne l’avions pas entendu crier. Il avait l’air tout penaud. Elle s’écria d’un air enjoué :

– « Je suppose que cela ne fait rien si je manque le train maintenant.

– « Non, Jenny, descends te réchauffer, – grommela-t-il. Puis s’adressant à nous :

– « Un marin ne devrait pas s’embarrasser de sa femme. Voyez-vous ça, je n’étais pas à bord ! Bon, y a pas trop de mal cette fois. Allons voir ce que cet idiot de vapeur nous a démoli. »

« Ce n’était pas grand’chose, mais cela nous retint tout de même trois semaines. Au bout de ce temps, le capitaine étant occupé avec ses agents, je portai le sac de voyage de Mrs Beard jusqu’à la gare et l’installai confortablement dans un compartiment de troisième classe. Elle abaissa la vitre pour me dire :

– « Vous êtes un brave jeune homme. Si vous voyez John, – le capitaine Beard, – sans son foulard la nuit, rappelez-lui de ma part de bien s’emmitoufler.

– « Certainement, Mrs. Beard, – lui dis-je.

– « Vous êtes un brave jeune homme. J’ai remarqué combien vous étiez attentionné pour John, le capitaine… »

« Le train démarra brusquement. Je saluai la vieille dame. Je ne l’ai plus jamais revue… Passez-moi la bouteille.

Nous prîmes la mer le lendemain. Quand nous partîmes ainsi pour Bangkok, il y avait trois mois que nous avions quitté Londres. Nous avions pensé mettre une quinzaine tout au plus.

« C’était en janvier et le temps était magnifique, – ce beau temps d’hiver ensoleillé qui a plus de charme que le beau temps d’été, parce qu’il est plus inattendu, plus vif, et qu’on sait qu’il ne va pas, qu’il ne peut pas durer longtemps. C’est comme une aubaine, une bonne fortune, une chance inespérée.

« Cela dura tout le long de la mer du Nord, tout le long de la Manche : cela dura jusqu’à trois cents milles environ à l’ouest du cap Lizzard : alors le vent tourna au suroît et commença sa musique. Deux jours plus tard il soufflait en tempête. La Judée se vautrait dans l’Atlantique comme une vieille caisse à chandelles. Il souffla jour après jour, il souffla méchamment, sans arrêt, sans merci, sans relâche. Le monde n’était plus qu’une immensité de vagues écumantes qui se ruaient sur nous, sous un ciel si bas qu’on aurait pu le toucher de la main et sale comme un plafond enfumé. Dans l’espace bouleversé qui nous environnait il y avait autant d’embruns que d’air. Jour après jour, nuit après nuit, il n’y eut autour du navire que le hurlement du vent, le tumulte de la mer, le bruit de l’eau tombant en trombe sur notre pont. Il n’y eut ni repos pour lui, ni repos pour nous. Il ballottait, il tanguait, il piquait du nez, il plongeait de l’arrière, il roulait, il gémissait ; et il nous fallait nous cramponner quand nous étions sur le pont, nous agripper à nos couchettes quand nous étions en bas, dans un effort physique et une tension d’esprit qui ne nous donnaient pas de cesse.

« Une nuit Mahon m’interpella par la vitre de ma cabine. Elle ouvrait sur ma couchette. J’y étais étendu, tout éveillé, tout habillé, tout chaussé, avec l’impression de n’avoir pas dormi depuis des années, et de ne pouvoir le faire si je m’y efforçais. Il me dit avec animation :

– « Vous avez la tige de sonde, Marlow ? Je ne peux pas amorcer les pompes. Sacrédié, ce n’est pas une plaisanterie. »

« Je lui passai la sonde et me recouchai, essayant de penser à des tas de choses, – mais je ne pensais qu’aux pompes. Quand je vins sur le pont, ils y travaillaient encore et ma bordée vint les relever. À la lueur du fanal qu’on avait apporté pour examiner la sonde, j’entrevis des visages graves et las. Nous passâmes les quatre heures entières à pomper. Nous pompâmes tout le jour, toute la nuit, toute la semaine, quart après quart. Le navire se déliait et faisait de l’eau dangereusement, pas au point de nous noyer immédiatement mais assez pour nous tuer à manœuvrer les pompes Et tandis que nous pompions, le navire nous lâchait par morceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine sauta. Le navire n’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à peu. Notre grand canot, comme par magie, fut réduit en miettes, à sa place même, sur ses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et j’étais assez fier de mon ouvrage qui avait défié si longtemps la malignité de la mer. Et nous pompions. Et la tempête ne cessait de faire rage. La mer était blanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait qui bout : pas d’éclaircie parmi les nuages, pas même un trou grand comme la main, pas même l’espace de dix secondes. Il n’y avait pas pour nous de ciel, il n’y avait pour nous ni étoiles, ni soleil, ni univers, – rien que des nuages en courroux et une mer en fureur. Quart après quart, nous pompions pour sauver nos vies, et cela sembla durer des mois, des années, toute une éternité, comme si nous eussions été des morts condamnés à quelque enfer pour marins. Nous oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois, quelle année l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été à terre. Les voiles partirent ; le navire était en travers au vent sous un bout de toile : l’océan nous dégringolait dessus, et nous n’y prenions plus garde. Nous manœuvrions les bras des pompes et nous avions des regards d’idiots. Quand nous avions réussi à ramper sur le pont, j’entourais d’un filin les hommes, les pompes et le grand mât, et nous pompions, nous pompions sans relâche, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusque par-dessus la tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ce que c’était que d’être sec.

« Et j’avais quelque part en moi cette pensée : « Ça, ma foi, c’est une sacrée aventure, comme on en lit dans les livres, – et c’est mon premier voyage comme lieutenant, – et je n’ai que vingt ans, – et je tiens bon, tout autant que n’importe lequel de ces hommes, et je garde mes gens d’attaque. » J’étais content. Je n’aurais pas renoncé à cette expérience pour un empire. Il y avait des moments où j’exultais véritablement. Quand cette vieille coque démantelée piquait du nez lourdement, l’arrière dressé en l’air, il me semblait qu’elle lançait comme un appel, comme un défi, comme un cri vers ces nuages impitoyables, les mots inscrits sur sa poupe : « Judée, Londres. Marche ou meurs. »

« Ô jeunesse ! Quelle force elle a, quelle foi, quelle imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pas une vieille guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, en guise de fret, – c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie. J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret, – comme on pense à un mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais… Passez-moi la bouteille.

« Une nuit qu’attachés au mât comme je l’ai expliqué, nous continuions à pomper, assourdis par le vent, et n’ayant même plus en nous assez de courage pour souhaiter notre mort, un paquet de mer déferla sur le pont et nous passa dessus. À peine eussé-je repris mon souffle que je me mis à crier, avec l’instinct du devoir : « Tenez bon, les gars ! » quand soudain je sentis quelque chose de dur qui flottait sur le pont me heurter le mollet. J’essayai de m’en emparer sans y parvenir. Il faisait si noir qu’on ne se voyait pas les uns les autres à deux pas.

« Après ce choc, le navire demeura un moment immobile, et la chose revint heurter ma jambe. Cette fois je pus la saisir, – c’était une casserole. Tout d’abord abruti de fatigue, et ne pouvant penser à rien d’autre qu’aux pompes, je ne compris pas ce que j’avais dans la main. Mais tout d’un coup je me rendis compte et m’écriai : « Dites-moi, les gars, le rouf est parti. Lâchons cela et allons voir où est le coq. »

« Il y avait à l’avant un rouf qui contenait la cuisine, la couchette du cuisinier, et le poste d’équipage : Comme on s’attendait depuis des jours à le voir emporté, les hommes avaient reçu l’ordre de coucher dans le carré, le seul endroit sûr du navire. Le steward, Abraham, persistait toutefois à se cramponner à sa couchette, stupidement, comme une mule, par pure terreur, je crois, comme un animal qui ne veut pas quitter une étable qui s’écroule pendant un tremblement de terre. Nous allâmes à sa recherche. C’était risquer la mort, car une fois hors de notre amarrage, nous étions aussi exposés que sur un radeau. Nous y allâmes tout de même. Le rouf était démoli comme si un obus avait éclaté dedans. Presque tout avait passé par-dessus bord, – le fourneau, le poste d’équipage, toutes leurs affaires, tout était parti : mais deux épontilles, qui maintenaient une partie de la cloison à laquelle était fixée la couchette d’Abraham restaient comme par miracle. Nous tâtonnâmes parmi les ruines et nous découvrîmes Abraham : il était là, assis sur sa couchette, au beau milieu de l’écume et des épaves, à bredouiller gaiement en se parlant à lui-même. Il avait perdu la tête : il était devenu bel et bien fou, pour de bon, après ce choc soudain qui avait eu raison de ce qui lui restait d’endurance. On l’empoigna, on le traîna derrière, et on le précipita la tête la première par l’échelle de la cabine. On n’avait pas le temps, voyez-vous, de le descendre avec des précautions infinies, ni d’attendre pour savoir comment il allait. Ceux qui étaient en bas sauraient bien le ramasser au pied de l’échelle. Nous étions très pressés de retourner aux pompes. Cela, ça ne pouvait pas attendre. Une mauvaise voie d’eau est chose impitoyable.

« C’est à croire que le seul dessein de cette diabolique tempête avait été de rendre fou ce pauvre diable de mulâtre. Elle mollit avant le matin, et le lendemain le ciel se dégagea ; et, la mer s’apaisant, la voie d’eau diminua. Quand on put établir un nouveau jeu de voiles, l’équipage demanda à rentrer, – et il n’y avait vraiment rien d’autre à faire. Les embarcations parties, les ponts balayés, la cabine éventrée, les hommes n’ayant à se mettre que ce qu’ils avaient sur le dos, les provisions gâtées, le navire éreinté. Nous virâmes du bord pour rentrer, – eh bien, le croiriez-vous ? – le vent passa à l’est et nous vint droit sur le nez. Il souffla frais, il souffla sans répit. Il nous fallut lui disputer chaque pouce du chemin. Le navire heureusement ne faisait pas autant d’eau, la mer restant relativement calme. Pomper deux heures sur quatre n’est pas une plaisanterie, – mais cela tint le navire à flot jusqu’à Falmouth. « Les bonnes gens qui habitent là vivent des sinistres maritimes et sans aucun doute nous virent arriver avec plaisir. Une horde affamée de charpentiers de navires affûta ses outils, à la vue de cette carcasse de navire. Et certes ils se firent de jolis bénéfices à nos dépens avant d’en avoir fini. J’imagine que l’armateur était déjà dans de mauvais draps. Les choses traînèrent. Puis on décida de débarquer une partie du chargement et de calfater la coque. Ce qui fut fait : on acheva les réparations, on rechargea : un nouvel équipage embarqua et nous partîmes, – pour Bangkok. Avant la fin de la semaine, nous revenions. L’équipage avait déclaré qu’il n’irait pas à Bangkok, – c’est-à-dire une traversée de cent-cinquante jours, – dans une espèce de rafiau où il allait pomper huit heures sur vingt-quatre : et les journaux maritimes insérèrent de nouveau le petit paragraphe : « Judée. Trois-mâts barque. De la Tyne pour Bangkok : charbon : rentré à Falmouth avec une voie d’eau : équipage refusant le service.

« Il y eut encore des retards, – d’autres rafistolages. L’armateur vint passer une journée et déclara que le navire était en parfait état. Le pauvre capitaine Beard avait l’air d’un fantôme de capitaine, par suite de l’ennui et de l’humiliation de tout cela. Rappelez-vous qu’il avait soixante ans et que c’était son premier commandement. Mahon affirmait que c’était une aventure absurde et que ça finirait mal. Quant à moi j’aimais le navire plus que jamais et je mourais d’envie d’aller à Bangkok ! Nom magique, nom béni ! « Mésopotamie » n’était rien à côté. Rappelez-vous que j’avais vingt ans, que c’était mon premier voyage comme lieutenant et que tout l’Orient m’attendait.

« Nous sortîmes pour mouiller en grande rade avec un nouvel équipage, – le troisième. Le navire faisait eau pis que jamais. C’était à croire que ces charpentiers de malheur y avaient fait un trou. Cette fois-là, nous ne quittâmes même pas la rade. L’équipage refusa tout bonnement de virer le guindeau.

« On nous remorqua dans le fond du port et nous devînmes un meuble, une particularité, une institution de l’endroit. Les gens nous montraient du doigt aux visiteurs en disant : « Ce trois-mâts que vous voyez là en partance pour Bangkok, voilà six mois qu’il est là, – il est rentré trois fois. » Les jours de congé, les gamins qui se promenaient dans des canots nous hélaient : « Ho, de la Judée ! » et si une tête se montrait au-dessus de la lisse, ils criaient : « Où qu’c’est que vous allez ? à Bangkok ? » et ils se moquaient de nous. Nous n’étions que trois à bord. Le pauvre vieux patron broyait du noir dans sa cabine, Mahon s’était chargé du soin de faire la cuisine et il déploya inopinément tout le génie d’un Français dans la confection de bons petits plats. Moi, je m’occupais nonchalamment du gréement. Nous étions devenus des citoyens de Falmouth. Tous les boutiquiers nous connaissaient. Chez le coiffeur ou le marchand de tabac, on nous demandait familièrement : « Croyez-vous que vous finirez par arriver à Bangkok ? » Pendant ce temps l’armateur, les assureurs et les affréteurs se chamaillaient à Londres et notre solde courait toujours… Passez-moi la bouteille.

« C’était abominable. Moralement c’était pire que de pomper pour sauver sa peau. On eût dit que le monde entier nous avait oubliés, que nous n’appartenions à personne, que nous n’arriverions jamais nulle part : on eût dit que par l’effet d’une malédiction, nous étions condamnés à jamais à vivre dans ce fond de port en butte à la risée de générations de dockers oisifs et de bateliers malhonnêtes. J’obtins trois mois de solde et cinq jours de congé et me précipitai à Londres. Cela me prit un jour pour y aller et près d’un autre pour en revenir, mais mes trois mois de solde n’en filèrent pas moins. Je ne sais trop ce que j’en fis. J’allai, je crois, au music-hall, je déjeunai, dînai, soupai, dans un endroit chic de Regent-Street et je revins à l’heure dite, sans avoir rien d’autre à montrer pour prix de trois mois de travail, que les Œuvres complètes de Byron et une couverture de voyage toute neuve. Le batelier qui me ramena à bord me dit :

– « Ah bah ! je croyais que vous aviez quitté cette vieille barque. Elle n’ira jamais à Bangkok.

– « Vous avez vu ça, vous ? – lui dis-je avec dédain ; mais cette prophétie ne me disait rien de bon.

« Soudain un homme, – un agent de je ne sais qui, – survint, muni de pleins pouvoirs. Il avait un visage qui bourgeonnait, une énergie indomptable : c’était un fort joyeux luron. Nous rentrâmes, d’un bond, dans la vie. Un chaland vint le long du bord, prit notre chargement et nous allâmes nous faire caréner et enlever le cuivre pour visiter les fonds. Rien d’étonnant à ce que cette barque fit eau : harcelée par la tempête au delà de ses forces, la pauvre avait comme de dégoût craché l’étoupe qui garnissait ses membrures. On la recalfata, on la redoubla, on la rendit aussi étanche qu’une bouteille. Nous retournâmes au chaland et on remit la cargaison à bord.

« Alors, une nuit, par un beau clair de lune, tous les rats quittèrent le navire. Nous en avions été infestés. Ils avaient détruit nos voiles, consommé plus de provisions que l’équipage, partagé bienveillamment nos lits et nos dangers et maintenant que le navire était fin prêt, ils avaient décidé de décamper. J’appelai Mahon pour jouir du spectacle. Rat après rat, on les vit paraître sur notre lisse, jeter un dernier coup d’œil par-dessus leur épaule et tomber avec un bruit sourd dans le chaland vide. Nous essayâmes d’en faire le compte, mais nous ne tardâmes pas à nous embrouiller. Mahon s’écria : « Eh bien ! qu’on ne vienne plus me parler de l’intelligence des rats. Ils auraient dû partir avant, quand nous étions à deux doigts de couler. Cela vous prouve combien est stupide la superstition qu’on attache à eux. Les voilà qui lâchent un bon navire pour un vieux chaland, où il n’y a rien à manger, en outre, les imbéciles !… Je ne crois pas qu’ils sachent ce qui est sûr ou bon pour eux pas plus que vous ou moi. »

« Et après quelques considérations à ce sujet, nous convînmes que la sagesse des rats avait été grandement exagérée et qu’en fait elle ne dépassait pas celle des hommes.

« L’histoire du navire, à cette époque, était connue de toute la côte, depuis le cap Land’s End jusqu’aux Forelands, et sur toute la côte sud il n’y eut pas moyen de dénicher un équipage. On nous en envoya un au complet de Liverpool et nous partîmes une fois de plus, – pour Bangkok.

« Nous eûmes bonne brise et mer calme jusqu’aux Tropiques, et notre vieille Judée se traîna cahin-caha dans le soleil. Quand elle filait huit nœuds, tout craquait dans la mâture, et nous attachions nos casquettes sur nos têtes, mais d’ordinaire elle se prélassait à raison de trois milles à l’heure. Que pouvait-on en attendre ? Elle était fatiguée, – cette vieille barque. Sa jeunesse était là où est la mienne, – où est la vôtre, – vous autres qui écoutez cette interminable histoire : et quel ami oserait vous reprocher vos années et votre fatigue ? On ne grognait pas après elle. Nous autres à l’arrière, en tout cas, il nous semblait être nés, avoir été élevés, avoir vécu à son bord depuis des siècles, n’avoir jamais connu d’autres navires. Je n’aurais pas davantage reproché à la vieille église de mon village de n’être pas une cathédrale.

« Et quant à moi, il y avait en outre ma jeunesse pour me rendre patient. J’avais tout l’Orient devant moi, et toute la vie, et la pensée que c’était sur ce navire que j’avais subi mon épreuve et que je m’en étais tiré à mon honneur. Et je songeais aux hommes d’autrefois qui, bien des siècles auparavant, avaient eux aussi suivi cette même route sur des navires qui ne naviguaient pas mieux, pour aller au pays des palmes, et des épices et des sables jaunes et des peuplades brunes que gouvernaient des rois plus cruels que Néron le Romain et plus magnifiques que Salomon le Juif. La vieille barque se traînait, alourdie par l’âge et le fardeau de son chargement, tandis que moi, je vivais la vie de la jeunesse, dans l’ignorance et dans l’espoir. Elle se traîna ainsi pendant une interminable procession de jours : et sa dorure neuve renvoyait ses reflets au soleil couchant et semblait clamer sur la mer assombrie les mots peints sur sa poupe : Judée, Londres, Marche ou meurs.

« Puis nous entrâmes dans l’Océan Indien et fîmes route au nord pour la pointe de Java. Nous avions de petites brises. Les semaines passaient. La Judée se traînait – marche ou meurs, et on commençait chez nous à se dire qu’il fallait nous porter « en retard ».

« Un certain samedi que je n’étais pas de quart, les hommes me demandèrent un ou deux seaux d’eau supplémentaires pour laver leur linge. Comme je n’avais pas envie, à cette heure tardive, de monter la pompe à eau douce, j’allai devant, en sifflotant et la clef à la main, pour ouvrir l’écoutille du pic avant et tirer de l’eau de la caisse de réserve que nous tenions à cet endroit.

« L’odeur qui monta d’en dessous fut aussi inattendue qu’abominable. On eut dit que des centaines de lampes à pétrole flambaient et fumaient dans ce trou depuis des jours. Je m’empressai de sortir. L’homme qui m’accompagnait se mit à tousser et me dit : « Drôle d’odeur, monsieur Marlow. » Je répondis négligemment : « On dit que c’est bon pour la santé, » et j’allai derrière.

« Mon premier soin fut de passer la tête par le trou carré de la manche à air milieu. Comme je levais la trappe, une haleine visible, quelque chose comme un léger brouillard, une bouffée de brume, s’échappa de l’ouverture. L’air qui s’en exhalait était chaud et avait une odeur lourde de suie et de pétrole. Je la reniflai et laissai retomber la tape doucement. C’eut été inutile de m’asphyxier. La cargaison était en feu.

« Le lendemain, le navire se mit à fumer pour de bon. Voyez-vous, il fallait s’y attendre, car de si bonne qualité que fût ce charbon, il avait été tellement manipulé, tellement brisé par les transbordements qu’il ressemblait plus à du charbon de forge qu’à quoi que ce fût d’autre. – Et puis il avait été mouillé, – plus souvent qu’à son tour. Il avait plu tout le temps que nous l’avions retransbordé du chaland : et maintenant, au cours de cette longue traversée, il s’était échauffé et c’était un nouveau cas de combustion spontanée.

« Le capitaine nous fit appeler dans sa cabine. Il avait étalé une carte sur la table et avait un air malheureux.

« – La côte occidentale d’Australie n’est pas loin, – nous dit-il, – mais j’entends faire route pour notre destination. C’est le mois des cyclones, avec ça : mais nous garderons le cap tout simplement sur Bangkok et nous combattrons l’incendie. J’en ai assez de retourner, même si nous devons tous rôtir. Nous allons d’abord essayer d’étouffer, par le manque d’air, cette satanée combustion.

« On essaya. On aveugla toutes les ouvertures et la fumée n’en continua pas moins. Elle ne cessait de sortir par d’imperceptibles fissures, elle se frayait un passage à travers les cloisons et les panneaux, elle filtrait ici et là, partout, en minces volutes, en buée invisible, d’incompréhensible façon. Elle s’introduisait dans le carré, dans le gaillard : elle empoisonnait les endroits les plus abrités du pont : on pouvait en sentir l’odeur du bout de la grand’vergue. Si la fumée sortait, il était évident que l’air entrait. C’était décourageant. Cette combustion-là refusait absolument de se laisser étouffer.

« Nous résolûmes d’essayer l’eau, et nous retirâmes les panneaux. D’énormes flocons de fumée blanchâtre, jaunâtre, épaisse, grasse, fluide, suffocante, s’élevèrent jusqu’au sommet des mâts. Tous les hommes décampèrent derrière. Puis le nuage empesté se dissipa au loin et nous nous remîmes à l’œuvre dans une fumée qui maintenant n’était guère plus épaisse que celle d’une cheminée d’usine ordinaire.

« On arma la pompe à incendie, on adapta la manche et peu après celle-ci creva. Que voulez-vous, elle était du même âge que le navire, – c’était un tuyau préhistorique et irréparable. Alors on pompa avec la piètre pompe d’étrave, on puisa de l’eau avec des seaux et on parvint ainsi à la longue à déverser des quantités considérables d’Océan Indien par le grand panneau. Le clair ruisseau étincelait au soleil, tombait dans une couche de fumée blanche et rampante, et disparaissait à la surface noire du charbon. De la vapeur montait, mêlée à la fumée. Nous versions de l’eau salée comme dans un tonneau sans fond. Il était dit que nous aurions à pomper sur ce navire, pomper pour le vider, pomper pour le remplir : et après avoir empêché l’eau d’y pénétrer pour échapper à une noyade, nous y versions de l’eau avec frénésie pour n’y être pas brûlés vifs.

« Et il continuait à se traîner, – marche ou crève, – par ce temps limpide. Le ciel était un miracle de pureté, un miracle d’azur. La mer était lisse, était bleue, était limpide, était scintillante comme une pierre précieuse, qui s’étendait de toutes parts autour de nous jusqu’à l’horizon, – comme si le globe terrestre tout entier n’eût été qu’un joyau, qu’un saphir colossal, qu’une gemme unique façonnée en planète. Et sur l’étendue lustrée de cette eau calme, la Judée glissait imperceptiblement, enveloppée de vapeurs impures et languissantes, d’un nuage nonchalant qui dérivait au souffle d’un vent lent et léger : nuage empesté qui souillait la splendeur de la mer et du ciel.

« Il va sans dire que pendant tout ce temps-là, nous ne vîmes pas de flammes. Le feu couvait dans la cargaison, à fond de cale, quelque part. Comme nous travaillions côte à côte, Mahon me dit avec un singulier sourire :

« – À présent, si l’on pouvait seulement avoir une bonne petite voie d’eau, – comme la première fois que nous sommes sortis de la Manche, ça mettrait l’éteignoir sur cet incendie, hein ?

« Je lui répondis par cette remarque ironique :

« – Vous vous souvenez des rats ?

« Nous combattions le feu et naviguions avec soin comme si de rien n’était. Le steward faisait la cuisine et nous servait. Des douze autres hommes, huit étaient à l’ouvrage, tandis que quatre se reposaient. Chacun prit son tour, y compris le capitaine. L’égalité régnait et à défaut d’une complète fraternité, une franche camaraderie. Parfois, en envoyant un seau d’eau par le panneau on entendait un homme hurler : « Vive Bangkok ! » et les autres se mettaient à rire. Mais, en général, nous restions taciturnes et graves, – et nous avions soif ! Ah ! quelle soif ! Et il nous fallait économiser l’eau. De strictes rations. Le navire fumait, le soleil flamboyait… Passez-moi la bouteille.

« On essaya de tout. On tenta même de creuser jusqu’au foyer de l’incendie. Ça ne servit naturellement à rien. Personne ne pouvait rester en bas plus d’une minute. Mahon, qui y descendit le premier, s’évanouit dans la cale et l’homme qui alla le chercher en fit autant. Nous les hissâmes sur le pont. Je sautai en bas pour leur montrer comme c’était facile. Mais alors, ils avaient appris la sagesse et ils se contentèrent de me repêcher au moyen d’un grappin fixé, si je ne me trompe, au bout d’un manche à balai. Je ne proposai pas d’aller rechercher ma pelle qui était restée en bas.

« Les choses commençaient à prendre mauvaise tournure. On mit le grand canot à la mer. La seconde embarcation était parée à mettre en dehors. Nous en avions encore une autre, de quelque quatorze pieds de long, aux bossoirs arrière, où elle ne risquait rien.

« Alors, imaginez-vous, que la fumée tout à coup diminua. Nous redoublâmes d’effort pour noyer le fond du navire. Au bout de deux jours, il n’y eut plus de trace de fumée. Tout le monde rayonnait. C’était un vendredi. Le samedi, pas de corvée, mais, bien entendu, on tint la route. Pour la première fois, depuis quinze jours, les hommes lavèrent leur linge, et se débarbouillèrent : et on leur donna un dîner soigné. Ils parlaient en termes méprisants de combustion spontanée, et ils donnaient à entendre qu’ils étaient, eux, des gars à éteindre des incendies. En fin de compte, il nous semblait à tous avoir hérité chacun d’une grosse fortune. Mais une horrible odeur de brûlé empestait le navire. Le capitaine Beard avait les yeux caves et les joues creuses. Je n’avais jamais autant remarqué auparavant combien il était tordu et courbé. Lui et Mahon rôdaient gravement aux abords des panneaux et des manches à air, en reniflant. Je fus soudain frappé de voir que Mahon était un très, très vieux bonhomme. Quant à moi, j’étais aussi satisfait et aussi fier que si j’avais contribué à gagner une grande bataille navale. Ô jeunesse !

« La nuit fut belle. Au matin, un navire qui rentrait en Angleterre passa à l’horizon, les mâts seuls en étaient visibles, – c’était le premier que nous eussions vu depuis des mois. : mais nous approchions enfin de la terre, le détroit de la Sonde n’étant plus guère qu’à cent quatre-vingt-dix milles et presque droit dans le nord.

« Le lendemain j’avais le quart sur le pont de huit à midi. Au déjeuner du matin, le capitaine avait fait remarquer combien cette odeur persistait dans le carré. Vers dix heures, le second étant monté sur la dunette, je descendis sur le pont un moment. L’établi du charpentier se trouvait derrière le grand mât : je m’y appuyai tout en tirant sur ma pipe ; et le charpentier, un tout jeune homme, vint me parler. « Je trouve, dit-il, que nous nous en sommes très bien tirés, n’est-ce pas ? » et je m’aperçus avec quelque agacement que l’imbécile cherchait à faire basculer l’établi. « Ne faites donc pas cela, » lui dis-je. Et au même moment j’eus conscience d’une sensation bizarre, d’une absurde illusion, – il me sembla, je ne sais comment, que j’étais suspendu en l’air. Il me sembla entendre autour de moi comme un souffle retenu qui s’exhale, comme si mille géants tous ensemble avaient fait « Ouf ! » – et je sentis qu’un choc sourd venait m’endolorir soudainement les côtes. Il n’y avait plus aucun doute, – j’étais en l’air et mon corps décrivait une courte parabole. Mais si courte qu’elle fût, elle suffit à faire naître en moi plusieurs pensées, et autant que je me le rappelle, dans l’ordre suivant : « Impossible que ce soit le charpentier ! – Qu’est-ce que c’est ? – Quelque accident ? – Un volcan sous-marin ? Le charbon, des gaz ? » Bon Dieu ! nous sautons. – Tout le monde est mort. Je vais tomber dans le panneau arrière ! Je vois du feu là-dedans. »

La poussière de charbon en suspension dans l’air de la cale avait pris un reflet rouge foncé au moment de l’explosion. En un clin d’œil, durant l’infinitésimale fraction de seconde qui s’était écoulée depuis que l’établi avait commencé à basculer, j’étais venu m’étaler de tout mon long sur la cargaison. Je me ramassai et me tirai de là. Ce fut aussi rapide que si j’avais rebondi. Le pont n’était qu’un chaos d’éclats de bois, entremêlés comme les arbres dans une forêt après un ouragan, un immense rideau de haillons sales se balançait doucement devant moi. C’était la grand’voile déchiquetée. Je me pris à dire : « La mâture va s’affaler dans un moment », et pour me déhaler de là je filai à quatre pattes du côté de l’échelle de la dunette. La première personne que je vis fut Mahon, les yeux tout ronds, la bouche ouverte et ses longs cheveux blancs hérissés autour de la tête comme un halo d’argent. Il était sur le point de descendre quand la vue du pont qui bougeait, se soulevait, se métamorphosait devant lui en éclats de bois, l’avait comme pétrifié sur l’échelon d’en haut. Je le regardai ahuri, et il me regarda lui aussi avec une singulière expression de curiosité scandalisée. Je ne savais pas que je n’avais plus de cheveux, plus de sourcils, plus de cils, que ma jeune moustache avait flambé, que j’avais la figure toute noire, une joue fendue, une entaille au nez et le menton en sang. J’avais perdu ma casquette, une dé mes savates, et ma chemise était en loques. De tout cela, je n’avais pas la moindre idée. J’étais stupéfait de voir le navire encore à flot, la dunette intacte, – et surtout de voir des gens encore en vie. En outre, la paix du ciel et la sérénité de la mer étaient véritablement surprenantes. Je suppose que je m’étais attendu à les voir bouleversées d’horreur… Passez-moi la bouteille.

Une voix hélait de je ne sais où, – en l’air, du haut du ciel, – je n’aurais pu le dire. Immédiatement je vis le capitaine, – il était fou. Il me demanda avec insistance : « Où est la table du carré ? » et d’entendre une question pareille me causa un choc affreux. Je venais de sauter, vous concevez, et j’étais encore tout vibrant de cette expérience, – je n’étais pas tout à fait sûr d’être encore en vie. Mahon se mit à taper des deux pieds et lui cria : « Bon Dieu ! Vous ne voyez donc pas que le pont a sauté ? » Je retrouvai ma voix et me mis à bégayer, comme si j’avais eu conscience d’avoir grandement manqué à mon devoir : « Je ne sais pas où elle est, la table du carré. » C’était comme un rêve absurde.

« Et savez-vous ce qu’il demanda ensuite ? Eh ! bien, il voulut faire brasser les vergues. Placide et comme perdu dans ses pensées, il insista pour faire brasser carré la vergue de misaine.

« – Je ne sais pas s’il y a encore du monde en vie, – dit Mahon qui pleurait presque. – Sûrement, – fit-il doucement, – il doit en rester assez pour brasser la misaine.

« Le vieux était, paraît-il, dans sa cabine à remonter les chronomètres, quand le choc le fit tournoyer sur lui-même. Aussitôt, il lui vint à l’esprit comme il le dit par la suite, que le navire avait touché et il se précipita dans le carré. Là il s’aperçut que la table avait disparu. Le pont ayant sauté, elle s’était naturellement effondrée dans la soute à voiles. À l’endroit où nous avions déjeuné le matin, il ne vit plus qu’un grand trou dans le plancher. Cela lui parut si terriblement mystérieux, et lui fit une si forte impression, que ce qu’il entendit et vit, une fois monté sur le pont, ne lui sembla qu’une pure bagatelle en comparaison. Et, notez bien, qu’il remarqua aussitôt qu’il n’y avait personne à la barre et que son navire n’était plus en route, – et son unique pensée fut que cette misérable carcasse de navire dégréée, béante, fumante, il fallait la faire revenir en route, le cap sur son port de destination. Bangkok ! Voilà ce qu’il voulait. Je vous dis que ce petit homme tranquille, voûté, les jambes arquées, presque difforme, était magnifique par la simplicité de son idée fixe et sa paisible indifférence à toute notre agitation. Il nous envoya devant d’un geste d’autorité et alla lui-même prendre la barre.

« Oui ! ce fut la première chose que nous fîmes, – brasser les vergues de cette épave ! personne n’était tué ni même estropié, mais tout le monde était plus ou moins touché. Vous auriez dû les voir ! Quelques-uns de nos hommes étaient en loques, la figure noire comme des charbonniers, comme des ramoneurs, et leurs têtes rondes avaient l’air d’avoir été tondues ras : la vérité était qu’ils avaient eu les cheveux flambés jusqu’à la peau. D’autres, – les hommes non de quart, – réveillés et jetés à bas, ne cessaient de frissonner et de geindre, alors que nous étions tous à l’ouvrage. Mais ils en mettaient tous. Cet équipage de mauvaises têtes de Liverpool avait le cœur bien placé. J’ai pu me convaincre qu’ils l’ont toujours. C’est la mer qui leur donne ça, – le grand espace, la solitude qui environne leurs âmes sombres et taciturnes. Enfin ! on trébucha, on se traîna, on tomba, on se meurtrit les tibias sur les débris, mais nous tirâmes dessus, tout de même. Les mâts tenaient, mais nous ignorions jusqu’à quel point ils pouvaient bien être carbonisés en dessous. Le temps était presque calme, mais une longue houle d’ouest faisait rouler le navire. Les mâts pouvaient tomber à tout instant. Nous les regardions avec appréhension. On ne pouvait prévoir de quel côté ils tomberaient.

« Puis, nous nous retirâmes à l’arrière et regardâmes autour de nous. Le pont n’était plus qu’un ramassis de planches de champ, de planches debout, d’éclats de bois, de boiseries arrachées. Les mâts se dressaient sur ce chaos comme de grands arbres au-dessus de broussailles enchevêtrées. Les interstices de cet amas de débris se remplissaient de quelque chose de blanchâtre qui se traînait, bougeait, – et ressemblait à un brouillard gras. La fumée de l’invisible incendie montait, rampait comme une brume épaisse et empestée dans un vallon comblé de bois mort. Déjà des volutes languissantes s’enroulaient parmi la masse des débris. Ça et là, un morceau de poutre planté tout droit avait l’air d’un poteau. La moitié d’un cercle de tournage avait été projetée à travers la voile de misaine et le ciel faisait une trouée d’un bleu éclatant dans la toile ignoblement souillée. Un débris fait de plusieurs planches était tombé en travers de la rambarde et l’une de ses extrémités débordait, comme une passerelle qui ne conduisait à rien, comme une passerelle qui menait au-dessus de la mer, qui menait à la mort, – qui semblait nous inviter à franchir cette planche tout de suite et à en finir avec nos absurdes misères. Et toujours en l’air, dans le ciel…, on entendait un fantôme, quelque chose d’invisible qui hélait le navire.

« Quelqu’un eut l’idée de regarder : c’était l’homme de barre qui, instinctivement, avait sauté par-dessus bord et qui voulait remonter. Il hurlait tout en nageant avec vigueur comme un triton et en se maintenant à hauteur du navire. On lui lança un bout et il se trouva bientôt parmi nous, ruisselant d’eau et fort penaud. Le capitaine avait passé la barre à quelqu’un d’autre, et, seul, à l’écart, le coude sur la lisse, le menton dans la main, il contemplait la mer, mélancoliquement. Nous nous demandions : « Et puis quoi encore ? » Moi, je me disais : « À présent, ça vaut vraiment la peine. C’est magnifique. Je me demande ce qui va bien pouvoir arriver… » Ô jeunesse !

« Mahon, tout à coup, aperçut un vapeur, loin, sur l’arrière. Le capitaine Beard lui dit : « On peut encore le tirer de là. » On hissa deux pavillons qui voulaient dire dans le langage international de la mer : « Feu à bord. Demandons secours immédiat. » Le vapeur grossit rapidement et nous répondit bientôt au moyen de deux pavillons à son mât de misaine : « Je viens à votre secours. »

Une demi-heure après il était par notre travers, au vent, à portée de voix, et il roulait un peu, ayant stoppé. Nous perdîmes tout sang-froid et nous nous mîmes tous à hurler comme des fous. « Nous avons sauté ! » Un homme en casque blanc, sur la passerelle, cria : « Oui, oui, ça va bien, ça va bien ! » et il hochait la tête, il souriait, il faisait de la main des gestes rassurants, comme s’il avait eu affaire à une bande d’enfants effrayés. Une des embarcations fut mise à l’eau et vint vers nous au rythme de ses longs avirons. Quatre Calashes souquaient d’une nage balancée. C’était la première fois que je voyais des marins malais. J’ai appris depuis à les connaître, mais ce qui me frappa alors ce fut leur air détaché : ils accostèrent et même le brigadier du canot, debout, crochant sa gaffe aux cadènes des grands haubans, ne daigna pas lever la tête pour nous jeter un regard. Je trouvais, moi, que des gens qui avaient sauté méritaient vraiment plus d’attention.

« Un petit homme sec comme une trique et agile comme un singe, grimpa à bord. C’était le second du vapeur. Il lança un seul coup d’œil.

« – Holà, les gars…, vous feriez mieux de l’abandonner. »

« Nous nous taisions. Il s’entretint un moment à l’écart avec le capitaine, – il semblait discuter avec lui. Puis ils s’en allèrent ensemble à bord du vapeur.

« Quand notre capitaine revint, nous apprîmes que le vapeur était le Somerville, capitaine Nash, allant d’Australie occidentale à Singapour via Batavia, avec le courrier, et qu’il était convenu qu’il nous remorquerait jusqu’à Anjer ou Batavia, où l’on pourrait éteindre l’incendie en sabordant, puis poursuivre notre voyage, – jusqu’à Bangkok ! Le vieux semblait très excité. « Nous y arriverons tout de même », dit-il à Mahon, d’un air farouche. Il montrait le poing au ciel. Nul ne disait mot.

« À midi le vapeur nous prit en remorque. Il s’en allait devant, svelte et haut, et tout ce qui restait de la Judée suivait au bout de soixante-dix brasses de remorque, – suivait rapide comme un nuage de fumée avec des bouts de mâts qui dépassaient. Nous montâmes serrer les voiles. Nous toussions dans les vergues et nous faisions soigneusement le chapeau. Vous nous voyez là-haut en train de serrer comme il faut les voiles de ce navire condamné à n’arriver nulle part ? Il n’y en avait pas un de nous qui ne pensait qu’à tout instant la mâture pouvait s’affaler. De là-haut, la fumée nous empêchait de voir le navire, et les hommes travaillaient soigneusement, passant les rabans avec des tours égaux.

« – Et serré comme dans un port, hein ! là-haut ! – criait Mahon d’en bas.

« Vous comprenez ça ? Je ne crois pas qu’un seul de ces gaillards-là pensait redescendre de là-haut de la manière habituelle. Quand ce fut fait, je les entendis qui se disaient l’un à l’autre : « – Eh ben, je croyais bien qu’on dégringolerait par-dessus bord, tous en tas, les mâts et le reste, du diable si je ne le croyais pas ! « – C’est juste ce que je me disais aussi ! – répondait avec lassitude un autre épouvantail, harassé et enveloppé de bandages. « Et notez bien que c’étaient des hommes qui n’avaient pas l’obéissance ancrée dans la peau. Un spectateur n’aurait vu en eux qu’une bande de vauriens cyniques que rien ne rachetait. Qu’est-ce qui leur faisait donc faire tout cela, qu’est-ce qui les fit m’obéir quand, pour la beauté de la chose, je leur fis deux fois lâcher le chapeau de la misaine pour essayer de le refaire mieux ? Dites-le moi. Ils n’avaient pas une réputation professionnelle à soutenir, pas d’exemples, pas de compliments. Ce n’était pas le sentiment du devoir : ils savaient tous tirer au flanc, se la couler douce, se défiler, quand ça leur chantait. Était-ce les deux livres dix par mois qui les faisait grimper là-haut ? Ils trouvaient que leurs gages n’étaient pas de moitié assez bons. Non : c’était quelque chose en eux, quelque chose d’inné, de subtil, d’éternel. Je ne veux pas dire que l’équipage d’un navire marchand français ou allemand ne se serait pas aussi bien comporté, mais je doute qu’il l’eût fait de cette façon. Il y avait là une sorte de plénitude, quelque chose de solide comme un principe et de dominateur comme un instinct, la révélation de quelque chose de secret, de ce quelque chose de caché, de ce don du bien et du mal qui fait les différences de races, et qui façonne le destin des nations.

« Ce fut cette nuit-là à dix heures que pour la première fois depuis que nous le combattions, nous vîmes le feu. La vitesse de notre remorquage avait avivé la destruction latente. Une lueur bleue apparut à l’avant et qui brillait sous les débris du pont. Elle vacillait par plaques, elle semblait remuer et ramper comme la lueur d’un ver luisant. Je fus le premier à la voir et en avertis Mahon. « – Il n’y a plus rien à faire, – fit-il. – Mieux vaut larguer la remorque ou bien le navire va flamber tout d’un coup de bout en bout avant que nous n’ayions le temps de décamper. » « Nous nous mîmes à hurler tous ensemble : on sonna la cloche pour attirer l’attention des autres : ils nous remorquaient toujours. Il nous fallut enfin, Mahon et moi, gagner l’avant à quatre pattes, et couper la remorque à coups de hache. On n’avait pas le temps de larguer les bridures. Nous pouvions voir des langues rouges lécher ce chaos d’éclats de bois sous nos pieds, tandis que nous regagnions la dunette.

« Bien entendu, à bord du vapeur, ils s’aperçurent bientôt que nous n’avions plus de remorque. Le navire lança un coup de sifflet. Nous vîmes ses feux décrire un grand cercle, il approcha, vint tout près le long de nous et stoppa. Nous formions tous un groupe serré sur la dunette et le regardions. Chaque homme avait sauvé un petit paquet ou un sac. Soudain une flamme en forme de cône, tordue au sommet, jaillit à l’avant et jeta sur la mer sombre un cercle de lumière, au centre duquel les deux bâtiments côte à côte se balançaient doucement. Le capitaine Beard était resté assis sur la claire-voie, immobile et muet depuis des heures, mais il se leva alors lentement et vint au-devant de nous jusqu’aux haubans d’artimon. Le capitaine Nash hélait :

« – Arrivez. Dépêchez-vous ! J’ai le courrier à bord. Je vous conduirai vous et vos embarcations jusqu’à Singapour.

« – Non. Merci, – dit notre capitaine. – Nous devons rester à bord jusqu’au bout.

« – Je ne peux pas attendre plus longtemps, – cria l’autre. Le courrier, vous comprenez !

« – Bon ! Bon ! Ça ira !

« – Bien ! Je vous signalerai à Singapoor. Au revoir. »

« Il fit un geste de la main. Nos hommes tranquillement lâchèrent leurs paquets. Le vapeur mit en avant, et franchissant le cercle de lumière, disparut aussitôt à nos regards éblouis par le feu qui brûlait avec rage. Et c’est alors que je sus que je verrais l’Orient pour la première fois comme commandant d’une petite embarcation. Je trouvais cela beau : et cette fidélité pour le vieux navire était belle. Nous resterions avec lui jusqu’au bout. Oh ! la splendeur de la jeunesse ! Oh ! le feu qu’elle renferme, plus éblouissant que les flammes du navire incendié, ce feu qui jette sur la vaste terre une clarté magique, qui s’élance audacieusement vers le ciel et qui bientôt doit s’éteindre au contact du temps plus cruel, plus impitoyable, plus amer que l’océan, – et qu’environneront, comme les flammes du navire incendié, des ténèbres impénétrables.

« De son air inflexible et doux, le vieux nous avertit que nous avions le devoir de sauver pour les assureurs tout ce que l’on pourrait emporter du matériel du navire. Nous nous mîmes donc à la besogne à l’arrière, tandis qu’à l’avant le navire flambait pour mieux éclairer notre ouvrage. Nous tirâmes dehors un tas de saletés. Que n’avons-nous pas sauvé ! Un vieux baromètre fixé par un nombre incroyable de vis faillit me coûter la vie. Je fus enveloppé d’un brusque jet de fumée et j’eus à peine le temps de me garer. Il y avait des réserves de toutes sortes, des pièces de toile à voiles, des glènes de filin, la dunette ressemblait à un magasin de fournitures pour la marine et les embarcations étaient bondées jusqu’aux plats-bords. C’était à croire que le vieux tenait à emporter tout ce qu’il pouvait de son premier commandement. Il était très, très calme, mais avait évidemment un peu perdu la tête. Imaginez-vous qu’il voulait embarquer avec lui dans le grand canot une glène de vieux grelin et une ancre à jet. On lui disait « Oui, oui, capitaine ! » avec déférence, et tout doucement on laissait glisser tout cela par-dessus le bord. Le pesant coffre à médicaments prit le même chemin, avec deux sacs de café vert, des caisses de peintures, – imaginez-vous, de la peinture ! – un tas d’objets. Alors je reçus l’ordre de descendre dans les canots avec deux hommes pour arrimer le tout, et tenir les embarcations prêtes pour le moment où nous aurions à quitter le navire.

« On mit tout en ordre, on mâta le grand canot pour notre capitaine qui devait en prendre le commandement et je ne fus pas fâché de m’asseoir un moment. Il me semblait avoir le visage à vif, tous les membres me faisaient mal comme s’ils avaient été rompus, je sentais toutes mes côtes, et j’aurais juré que j’avais la colonne vertébrale tordue. Les embarcations, amarrées derrière, restaient dans une ombre profonde et je pouvais voir, tout autour, le cercle de la mer qu’éclairait l’incendie. Une flamme gigantesque montait à l’avant, droite et claire. Elle avait un violent éclat, et il en sortait des bruits semblables à des battements d’ailes, d’autres fois un roulement pareil à celui du tonnerre. On entendait des craquements, des détonations ; et, du cône de flamme, des étincelles jaillissaient, ainsi que naît l’homme pour les misères, pour les navires qui font eau et les navires qui brûlent.

« Ce qui me préoccupait, c’était que le navire étant à la bande en travers à la houle et au peu de vent qu’il y avait, – un souffle à peine, – les canots ne voulaient pas rester à l’arrière où ils étaient en sûreté, mais s’obstinaient, avec cet entêtement stupide propre aux embarcations, à se fourrer sous la voûte arrière et à se coller le long du bord. Ils tossaient dangereusement et se rapprochaient de la flamme, tandis que le navire roulait au-dessus, et, bien entendu, il y avait toujours le risque de voir les mâts passer par-dessus bord à tout instant. Moi et mes deux canotiers nous débordions de notre mieux avec des avirons et des gaffes : mais cela devenait exaspérant, d’autant plus qu’il n’y avait aucune raison de ne pas pousser tout de suite. Nous ne pouvions voir ceux qui étaient à bord ni imaginer ce qui les retenait. Les canotiers juraient à mi-voix, et non seulement j’avais ma part de l’ouvrage, mais j’avais encore à y maintenir mes deux gaillards qui avaient constamment tendance à se laisser aller et à tout lâcher.

« À la fin, je me mis à héler. « Dites donc, là-haut ! » et quelqu’un vint regarder par-dessus bord. « Nous sommes parés », lui dis-je. La tête disparut et se montra de nouveau.

« – Le capitaine dit que ça va et de bien déborder les embarcations. »

« Une demi-heure passa. J’entendis tout à coup un fracas épouvantable, ferraillement, bruit de chaînes qui s’entrechoquent, sifflement d’eau, et des milliers d’étincelles s’envolèrent parmi la colonne de fumée frémissante qui, légèrement inclinée, se dressait au-dessus du navire. Les bossoirs avaient été carbonisés et les deux ancres chauffées au rouge étaient parties par le fond, arrachant et entraînant avec elles deux cents brasses de chaînes ardentes. Le navire trembla, la masse de flamme vacilla comme si elle allait s’affaisser et le mât de petit perroquet s’affala. Comme une flèche de feu, il tomba, plongea, puis, rebondissant à une longueur d’aviron des canots se mit à flotter paisiblement, tout noir sur la mer lumineuse. De nouveau, je hélai les gens du pont. Au bout d’un moment, un homme, d’un ton enjoué, fort inattendu, mais étouffé comme s’il s’efforçait de parler la bouche fermée, vint me dire qu’on allait embarquer, et disparut. Longtemps je n’entendis plus rien que le bruissement et le grondement du feu. On entendait aussi des sifflements. Les embarcations dansaient, forçaient sur leurs bosses, se jetaient l’une sur l’autre comme par jeu, s’entrechoquaient, ou bien, malgré nos efforts, elles venaient, en évitant, se coller en paquet contre le flanc du navire. Je finis par ne plus pouvoir le supporter, et, me hissant par un filin, je grimpai à bord par l’arrière.

« Il faisait clair comme en plein jour. En arrivant ainsi, le rideau de feu en face de moi était un spectacle terrifiant, et la chaleur au premier abord semblait à peine supportable. Sur un coussin de banquette qu’on avait monté du carré, le capitaine Beard, les jambes repliées, un bras sous la tête, dormait tandis que la lumière jouait sur lui. Et savez-vous à quoi s’occupaient les autres ? Assis sur le pont, tous à l’arrière autour d’une caisse ouverte, ils mangeaient du pain et du fromage et buvaient de la bière.

« Contre ce fond de flammes qui se tordaient au-dessus de leurs têtes comme des langues féroces, ils avaient l’air d’être dans leur élément comme des salamandres et faisaient l’effet d’une bande de farouches pirates. Le feu étincelait dans le blanc de leurs yeux, luisait sur la peau blanche que laissaient voir les trous de leurs chemises déchirées. Chacun montrait comme les traces d’une bataille, – têtes entourées de bandages, bras en écharpe, chiffon sale enroulé autour d’un genou, et chaque homme avait une bouteille entre les jambes et un morceau de fromage à la main. Mahon se leva. Avec sa belle figure douteuse, son profil romain, sa longue barbe blanche, et dans la main une bouteille ouverte, on eut dit d’un de ces audacieux forbans de jadis, en train de festoyer au milieu de la violence et du désastre. « – Notre dernier repas à bord ! – expliqua-t-il avec solennité. – Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et ça ne servirait à rien de laisser tout cela ici. » Il se mit à brandir la bouteille et me montra du geste le capitaine endormi. « – Il a dit qu’il ne pouvait rien avaler, aussi je l’ai fait s’étendre, – continua-t-il : et comme j’ouvrais de grands yeux : – Je ne sais pas si vous vous rendez compte, jeune homme, que cet homme-là n’a pour ainsi dire pas dormi depuis des jours, et dans les embarcations on aura fichtrement peu de sommeil ! « – Si vous vous amusez encore longtemps de cette façon, il n’y en aura bientôt plus d’embarcation ! – fis-je indigné. « J’allai jusqu’au capitaine et me mis à le secouer par l’épaule. À la fin il ouvrit les yeux, mais ne bougea pas. « – Il est temps de quitter le navire, capitaine, – lui dis-je tranquillement.

« Il se leva péniblement, regarda les flammes, la mer étincelante autour de son navire et, plus loin, noire, noire comme de l’encre : il regarda les étoiles qui brillaient d’un éclat atténué à travers un mince nuage de fumée, dans un ciel noir, noir comme l’Érèbe.

« – Les plus jeunes d’abord, – dit-il.

« Et le simple matelot, s’essuyant la bouche du revers de la main, se leva, enjamba le couronnement et disparut. Les autres suivirent. L’un d’eux, au moment de quitter le bord, s’arrêta court pour achever sa bouteille, et l’ayant vidée, la jeta d’un grand geste dans le feu.

« – Attrape ça ! – cria-t-il.

« Le capitaine s’attardait, navré, et nous le laissâmes un moment tout à sa communion solitaire avec son premier commandement. Puis je remontai et finis par l’emmener. Il était temps, les ferrures du couronnement étaient chaudes au toucher.

« Alors on coupa la bosse du grand canot et les trois embarcations amarrées ensemble s’écartèrent du navire. Seize heures exactement s’étaient écoulées depuis l’explosion, quand nous l’abandonnâmes. Mahon avait la charge du second canot et moi du plus petit, celui de quatorze pieds. Le grand canot aurait pu nous prendre tous : mais le patron avait déclaré qu’il fallait sauver autant de matériel qu’on le pouvait, – pour les assureurs. Et c’est ainsi que j’obtins mon premier commandement. J’avais deux hommes avec moi, un sac de biscuit, quelques boîtes de viande de conserve et un baril d’eau douce. J’avais ordre de rester près du grand canot pour qu’en cas de mauvais temps il put nous prendre à bord.

« Et savez-vous ce que je pensais ? Je pensais que je lui fausserais compagnie aussi tôt que possible. Je voulais jouir tout seul de mon premier commandement. Je n’allais pas faire de la navigation d’escadre, si l’occasion s’offrait d’une croisière indépendante. Je ferais mon atterrissage tout seul. Je battrais les autres canots. Jeunesse ! Jeunesse que tout cela ! La sotte, la charmante et la belle jeunesse !

« Mais nous ne nous mîmes pas en route tout de suite. Il fallait rester avec le navire jusqu’au bout. Et cette nuit-là, les embarcations flottèrent à la dérive, montant et descendant sur la houle. Les hommes sommeillaient, se réveillaient, soupiraient, geignaient. Moi je regardais brûler le navire.

« Au milieu des ténèbres de la terre et du ciel, il brûlait avec rage sur un disque de mer pourpre que frappait le jeu de reflets sanglants, sur un disque d’eau scintillante et sinistre. Une flamme haute et claire, une flamme immense et solitaire, montait de l’océan, et, de son sommet, la fumée noire s’épanchait continuellement vers le ciel. Le navire brûlait avec fureur, lugubre et imposant comme un bûcher funèbre allumé dans la nuit, entouré par la mer, sous le regard des étoiles. Une mort magnifique était accordée comme une grâce, comme un don, comme une récompense, à ce vieux navire au terme d’une vie de labeur. Voir ce fantôme épuisé se remettre ainsi à la garde des astres et de la mer était aussi émouvant que le spectacle d’un glorieux triomphe. Les mâts s’affalèrent juste à l’aube : un moment, une explosion, un tourbillon d’étincelles parut emplir de feux ailés la nuit patiente et attentive, la vaste nuit silencieuse, étendue sur la mer. Le navire n’était plus à la pointe du jour, qu’une coque carbonisée qui flottait immobile sous un nuage de fumée et qui portait dans ses flancs une masse incandescente de charbon.

« Alors on arma les avirons et les canots en ligne de file tournèrent autour de ses ruines, en procession, – le grand canot en tête. Comme nous passions sur l’arrière, une mince flèche de feu darda vers nous son trait, et tout à coup le navire coula l’avant le premier, dans un grand sifflement de vapeur. L’arrière que le feu n’avait pas encore atteint, fut le dernier à couler : mais la peinture en était partie, s’était craquelée, pelée, et il n’y avait plus de lettres, il n’y avait plus de mots, plus de devise résolue, pareille à l’âme du navire, pour lancer dans un éclair au soleil qui se levait, sa foi et son nom.

« Nous mîmes le cap au nord. La brise se leva soudain et vers midi toutes les embarcations se rallièrent pour la dernière fois. Je n’avais dans la mienne ni mât ni voile : mais je fis un mât avec un aviron de rechange et je hissai comme voile une tente avec une gaffe en guise de vergue. Le canot était assurément trop lourdement mâté, mais j’avais la satisfaction de savoir qu’avec vent arrière, j’étais capable de battre les deux autres Il me fallut les attendre. Puis tout le monde jeta un coup d’œil sur le routier du capitaine, et après un cordial repas de biscuit et d’eau, nous reçûmes nos dernières instructions. Elles étaient simples : faire route au nord et garder le contact autant que possible. « Prenez garde avec ce gréement de fortune, Marlow, me dit le capitaine ; » et comme je dépassais fièrement son canot, Mahon me cria en fronçant son nez recourbé : « Vous naviguerez si bien que vous collerez votre barque par le fond, mon garçon, si vous n’y faites attention. » Ce vieux-là était plein de malignité, mais que le vaste océan où il dort à présent le berce avec douceur, le berce avec tendresse, jusqu’à la fin des temps.

« Avant le coucher du soleil un gros grain passa sur les deux canots qui se trouvaient derrière et je ne devais plus les revoir de longtemps. Le lendemain, je tins la route sur ma coquille de noix, – mon premier commandement, – sans rien autour de moi que la mer et le ciel. J’aperçus bien, dans l’après-midi, les voiles hautes dun navire au loin, mais je me gardai bien d’en rien dire et mes hommes ne le remarquèrent pas. C’est que, voyez-vous, je craignais qu’il ne fît route pour l’Angleterre et je n’avais pas envie de tourner le dos aux portes de l’Orient. Je gouvernai sur Java, – autre nom béni, – comme celui de Bangkok, vous savez. Je gouvernai pendant des jours.

« Je n’ai pas besoin de vous dire ce que c’est que de tosser dans une embarcation non pontée. Je me rappelle des nuits et des jours de calme plat, où nous souquions, nous souquions et où le canot semblait immobile comme ensorcelé dans le cercle de l’horizon. Je me rappelle la chaleur, le déluge des grains qui nous obligeaient à écoper sans arrêt pour sauver notre peau (mais qui remplissaient notre baril) et je me rappelle les seize heures d’affilée que nous passâmes, la bouche sèche comme de la cendre, tandis qu’avec un aviron de queue, je tenais mon premier commandement debout à la lame. Je n’avais pas su jusque-là à quel point j’étais pour de bon un homme. Je me rappelle les visages tirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus, – le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes : ce sentiment dont l’attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, vers l’effort illusoire, – vers la mort : conviction triomphante de notre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière, flamme au cœur, qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, décroît et s’éteint, – et s’éteint trop tôt, trop tôt, – – avant la vie elle-même.

« Et c’est encore ainsi que l’Orient m’apparaît. J’ai connu ses recoins secrets et j’ai pénétré jusqu’au fond même de son âme : mais à présent, c’est toujours d’une petite embarcation que je la vois, haute ligne de montagnes, bleues et lointaines au matin : pareilles à une brume légère à midi : muraille de pourpre dentelée au coucher du soleil. J’ai encore dans la main la sensation de l’aviron, et dans les yeux la vision d’une mer d’un bleu éclatant. Et je vois une baie, une vaste baie, lisse comme du verre, polie comme de la glace, qui miroite dans l’ombre. Une lueur rouge brille au loin dans le noir de la terre : la nuit est molle et chaude. De nos bras endoloris, nous souquons sur les avirons, et tout à coup, une risée, une risée faible et tiède, toute chargée d’étranges parfums de fleurs, de bois aromatiques, s’exhale de la nuit paisible, – premier soupir de l’Orient sur ma face. Cela, jamais je ne pourrai l’oublier. C’était un souffle impalpable et enchanteur, comme un charme, comme le chuchotement prometteur de mystérieuses délices.

« Nous avions nagé onze heures, durant cette dernière étape. Nous étions deux aux avirons, et celui dont c’était le tour de se reposer tenait la barre. Nous avions aperçu le feu rouge de cette baie et nous avions mis le cap dessus, pensant bien qu’il devait marquer quelque petit port côtier. Nous avions dépassé deux navires d’aspect exotique, d’arrière très haut, endormis à l’ancre, et en approchant du feu, très faible maintenant, le canot vint heurter du nez l’extrémité d’un appontement. Nous étions morts de fatigue. Mes hommes lâchèrent les avirons et s’affalèrent sur les bancs comme des cadavres. Je m’amarrai à un pieu. Un courant ridait l’eau mollement. L’obscurité parfumée du rivage formait de vastes masses, probablement des touffes colossales de végétation, – formes muettes et fantastiques. À leurs pieds le demi-cercle d’une plage étincelait faiblement, comme une illusion. Pas une lumière, pas un mouvement, pas un son. Le mystérieux Orient était devant moi, parfumé comme une fleur, silencieux comme la mort, sombre comme un tombeau.

« Et je restais là, exténué au delà de toute expression, exultant comme un conquérant, incapable de dormir et extasié comme devant une profonde, une fatale énigme.

« Un clapotis d’avirons, plongeant en cadence et qui répercuté par la surface de l’eau et accru encore par le silence, se traduisait en claquements sonores, me fit me dresser d’un bond. Une embarcation, une embarcation européenne arrivait. J’invoquai le nom de la morte, et hélai : « Judée, ohé ! » Un faible cri me répondit.

« C’était le capitaine. J’avais devancé de trois heures le vaisseau-amiral et je fus heureux de réentendre la voix du vieux tremblante et lasse : « – Est-ce vous, Marlow ? « – Méfiez-vous du bout de l’appontement, capitaine, criai-je. « Il approcha avec précaution et vint accoster, avec la ligne de grande sonde que nous avions sauvée, – pour les assureurs. Je mollis ma bosse et me laissai culer. Il était assis là, à l’arrière, dans une attitude défaite, tout trempé de rosée, les mains jointes sur les genoux. Ses hommes étaient déjà endormis. « – J’ai passé un sacré moment, – murmura-t-il, – Mahon est derrière, pas très loin. « Nous nous entretenions à voix basse, comme si nous avions eu peur de réveiller la terre. Le canon, le tonnerre, un tremblement de terre n’auraient pas, à ce moment, éveillé ces hommes.

« Tout en parlant, je me retournai et vis un large feu brillant qui glissait dans la nuit.

« – Voilà un vapeur qui passe en vue de la baie. – dis-je.

« Il ne passait pas, il entrait, et même il vint tout près et mouilla.

« – Je voudrais bien, – me dit le capitaine, – que vous alliez voir si c’est un anglais. Peut-être qu’il pourrait nous donner passage pour un endroit quelconque. » Il avait l’air inquiet et agité. À force de bourrades et de coups de pied, je parvins à mettre un de mes hommes en état de somnambulisme, et lui passant un aviron, j’en pris un autre et nous nageâmes vers les feux du vapeur.

« Il nous en parvenait un bruit confus de voix, de chocs sourds et métalliques venant de la chambre des machines, de pas sur le pont. Ses hublots brillaient, ronds comme des yeux écarquillés. Des formes allaient et venaient, et l’on distinguait en haut, sur la passerelle la forme vague d’un homme. Il entendit le bruit de nos avirons.

« Alors, avant que j’eusse pu ouvrir la bouche, j’entendis l’Orient me parler, mais avec une voix d’Occident. Un torrent de mots se déversa dans le silence énigmatique et fatal, des paroles étrangères, courroucées, mêlées à des mots et même à des phrases entières de bon anglais, moins étranges, mais plus surprenantes encore, La voix jurait et tempêtait avec violence : elle criblait d’une bordée de jurons la paix solennelle de la haie. Elle commença par m’appeler : « Cochon ! » et continua crescendo à m’agonir d’une série d’épithètes plus impossibles à redire les unes que les autres, – en anglais. L’homme là-haut rageait à tue-tête en deux langues, et avec, dans sa fureur, une telle sincérité qu’elle alla presque jusqu’à me convaincre que j’avais, de façon ou d’autre, attenté à l’harmonie de l’univers. Je le voyais à peine, mais commençais à penser qu’il finirait par avoir une attaque.

« Il s’arrêta tout d’un coup, et je l’entendis qui reniflait et soufflait comme un phoque.

« – Quel est ce vapeur, je vous prie, – lui criai-je.

« – Hein ? Qu’est-ce que c’est. Et vous qui êtes-vous donc ?

« – L’équipage naufragé d’un trois-mâts anglais incendié en mer. Nous sommes arrivés cette nuit. Je suis le lieutenant. Le capitaine est dans le grand canot et voudrait savoir si vous nous donneriez passage pour quelque part.

« – Ah ! bon Dieu ! Dites-moi… Nous sommes le Celestial de Singapoor et nous rentrons » J’arrangerai ça avec votre capitaine dans la matinée… et… dites-moi, vous m’avez entendu tout à l’heure ?

« – J’imagine qu’on a pu vous entendre dans toute la baie.

« – Je vous ai pris pour un canot d’ici. Hé, vous voyez, – ce sacré feignant de propre-à-rien de gardien s’est encore endormi, – que le diable l’emporte ! Le feu est éteint et j’ai failli me coller sur ce sacré appontement. C’est la troisième fois qu’il me joue ce tour-là. Je vous le demande, est-ce qu’on peut vraiment tolérer chose pareille. Il y a de quoi vous rendre fou. Je le signalerai… et le ferai fiche dehors par le vice-résident, nom de… ! Voyez, – il n’y a pas de feu. Il est éteint, n’est-ce pas ? Je vous prends à témoin qu’il est éteint. Il devrait y avoir un feu là, voyez-vous. Un feu rouge sur la…

« – Il y en avait un, – fis-je, doucement.

« – Mais il est éteint, mon garçon ! À quoi bon parler comme cela ? Vous voyez bien vous même qu’il est éteint… hein ? Si vous aviez à conduire un beau vapeur le long de cette côte de malheur, vous en voudriez aussi un, de feu. Je lui flanquerai une raclée tout du long de son sacré appontement. Vous verrez un peu si je le manque. Je…

« – Alors je peux dire au capitaine que vous allez nous prendre, – interrompis-je.

« – Oui, je vous prendrai. Bonsoir, – dit-il brusquement.

« Je virai de bord et je m’amarrai de nouveau à l’appontement, et puis je m’endormis enfin ! J’avais affronté le silence de l’Orient. J’avais entendu un peu de son langage. Mais quand je rouvris les yeux, le silence était aussi absolu que si rien n’était jamais venu le rompre. Je reposais dans un flot de lumière, et jamais le ciel ne m’avait auparavant semblé ni si loin, ni si haut. J’ouvris les yeux et demeurai étendu sans bouger.

« C’est alors que je vis les hommes de l’Orient – ils me regardaient. Toute la longueur de l’appontement s’était remplie de gens. Je vis des visages bruns, bronzés, jaunes, des yeux noirs, l’éclat, la couleur d’une foule orientale. Et tous ces êtres nous regardaient fixement, sans un murmure, sans un soupir, sans un geste. D’en haut, ils regardaient les canots, les hommes assoupis qui, pendant la nuit, étaient venus vers eux de la mer. Rien ne bougeait. Les frondaisons des palmiers se dressaient immobiles contre le ciel. Pas une seule branche ne remuait le long de ce rivage, et les toits bruns des maisons s’apercevaient à travers le feuillage vert, à travers de larges feuilles qui pendaient, luisantes et immobiles, comme si elles eussent été faites de quelque lourd métal. C’était là l’Orient des anciens navigateurs, si vieux, si mystérieux, resplendissant et sombre, vivant et immuable, plein de dangers et de promesses. Et c’était là ses hommes. Je me redressai tout à coup. Une ondulation se propagea d’un bout à l’autre de la foule, passa le long des têtes, fit osciller les corps, courut le long de l’appontement comme une ride sur l’eau, comme le souffle du vent sur un champ, puis tout reprit son immobilité, Je revois tout cela, – le vaste cercle de la baie, les sables qui scintillent, la richesse d’une verdure infinie et variée, la mer bleue comme une mer de rêve, la foule des visages attentifs, l’éclat des couleurs crues, – l’eau qui réfléchit tout, la courbe du rivage, l’appontement, le navire exotique avec sa poupe élevée, qui flotte immobile, et les trois canots, avec ses hommes accablés, venus d’Occident, et qui dorment sans souci de la terre et des hommes, ni de l’ardeur du soleil. Ils dormaient, en travers des bancs, tassés en rond sur les planches du fond, dans des attitudes abandonnées, comme des morts. La tête du vieux capitaine, appuyée à l’arrière du grand canot, était retombée sur sa poitrine et on aurait dit qu’il n’allait jamais se réveiller. Plus loin la figure du vieux Mahon était tournée vers le ciel, sa longue barbe blanche étalée, comme s’il avait été frappé d’une balle, tandis qu’il tenait la barre ; et un homme, affalé à l’avant du canot, dormait en entourant l’étrave de ses deux bras, et la joue collée contre le plat-bord. L’Orient les contemplait en silence.

« Depuis lors j’ai connu sa séduction : j’ai vu des rivages mystérieux, l’eau immobile, les terres de nations brunes, où une Némésis furtive épie, poursuit, surprend tant d’hommes de la race conquérante, fiers de leur sagesse, de leur savoir, de leur puissance. Mais, pour moi, tout l’Orient tient dans cette vision de ma jeunesse. Il tient tout entier dans cet instant où j’ouvris sur lui mes jeunes yeux. Je l’avais abordé au sortir d’un combat avec la mer, – et j’étais jeune, – et je le vis qui me regardait. Et voilà tout ce qui en reste ! Rien qu’un moment : un moment de force, d’aventure, de splendeur, – de jeunesse !… Un éclair de soleil sur un rivage étrange, le temps d’un souvenir, l’espace d’un soupir et puis, adieu ! La nuit. – Adieu !… »

Il but.

« Ah ! le bon vieux temps, – le bon vieux temps ! La jeunesse et la mer. L’enchantement et la mer ! La bonne, la rude mer, la mer âcre et salée qui murmurait à votre oreille et rugissait, contre vous et vous coupait brutalement le souffle. »

Il but de nouveau.

« Entre toutes les merveilles du monde, il y a la mer, je crois, la mer elle-même, – ou bien est-ce seulement la jeunesse ? Qui peut le dire ? Mais vous autres, – vous avez tous eu quelque chose de la vie : de l’argent, de l’amour, – tout ce que l’on trouve à terre, – eh bien ! dites-moi, n’était-ce pas le meilleur temps, ce temps où nous étions jeunes à la mer : jeunes et sans rien à nous, sur la mer qui ne vous donne rien, que de rudes coups, – et parfois l’occasion d’éprouver votre force, – rien que cela, – ce que vous regrettez tous ? »

Et tous, nous l’approuvions : l’homme de finance, l’homme de chiffres, l’homme de loi, tous nous l’approuvions, par-dessus la table polie qui, comme une immobile nappe d’eau brune, réfléchissait nos visages sillonnés et ridés : nos visages marqués par le travail, par les déceptions, par le succès, par l’amour : et nos yeux las cherchant encore, cherchant toujours, cherchant avidement, à arracher à la vie ce quelque chose qui, alors qu’on l’attend encore, s’est déjà dissipé, – a passé à notre insu dans un soupir, dans un éclair, – avec la jeunesse, avec la force, avec la séduction romanesque des illusions.

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