I

Le yacht la Nellie évita sur l’ancre, sans un battement dans ses voiles, et se trouva arrêté. La marée était étale, le vent presque tombé ; comme nous avions à descendre le fleuve, il ne nous restait plus qu’à mouiller en attendant le reflux.

L’estuaire de la Tamise s’ouvrait devant nous, pareil à l’entrée d’un interminable chenal. Au large, le ciel et la mer se confondaient, sans un joint, et dans l’espace lumineux, les voiles hâlées des barges qui dérivaient avec la marée semblaient s’immobiliser en rouges essaims de toile haut tendue, où les espars polis luisaient. Une brume reposait sur les berges basses dont les lignes fuyantes se perdaient dans la mer. L’air était sombre au-dessus de Gravesend, et plus en arrière semblait former en s’épaississant une sorte d’obscurité désolée qui pesait sans mouvement au-dessus de la plus grande ville du monde, la plus illustre aussi.

L’Administrateur de Sociétés était notre capitaine et notre hôte. Tous les quatre nous considérions affectueusement son dos, tandis qu’il se tenait à l’avant, les yeux tournés vers la mer. Rien sur tout le fleuve n’avait l’air plus nautique que lui. Il avait proprement l’aspect du pilote, ce qui pour un marin est la sécurité personnifiée. Il était malaisé d’imaginer que son métier l’appelait, non point dans l’estuaire lumineux, mais là-bas derrière, au sein de cette obscurité en suspens.

Il y avait entre nous, comme je l’ai déjà dit quelque part, le lien de la mer. Outre qu’il maintenait le contact entre nos cœurs durant les longues périodes de séparation, il avait pour effet de nous rendre réciproquement tolérants à l’égard de nos histoires, voire de nos convictions. L’Homme de Loi, – le meilleur d’entre tous les camarades, – détenait en raison de ses nombreuses années et de ses maintes qualités le seul coussin qu’il y eût sur le pont et était étendu sur notre unique couverture. Le Comptable avait déjà sorti une boîte de dominos et jouait à faire des constructions avec ses morceaux d’os. Quant à Marlow, il était assis, les jambes croisées, à l’arrière, appuyé au mât d’artimon. Il avait les joues creuses, le teint jaune, le torse droit, un aspect ascétique, et avec ses bras pendants, la paume des mains en dehors, il ressemblait à une idole. L’administrateur s’étant assuré que l’ancre avait mordu, regagna l’arrière et prit place au milieu de nous. Nous échangeâmes quelques mots nonchalamment. Ensuite il se fit un silence à bord du yacht. Pour je ne sais quelle raison, nous n’entamâmes point cette partie de dominos. Nous nous sentions pensifs et disposés à rien d’autre qu’à une placide contemplation. Le jour s’achevait dans une sérénité d’un éclat tranquille et exquis. L’eau brillait paisiblement ; le ciel, sans une tache, n’était que bénigne immensité de lumière pure ; le brouillard même, sur les marais de l’Essex, était pareil à un tissu transparent et radieux qui, accroché aux collines boisées de l’intérieur, drapait les rives basses dans ses plis diaphanes. Seule l’obscurité à l’Ouest, suspendue au-dessus des eaux d’amont, se faisait d’instant en instant plus épaisse, comme irritée par l’approche du soleil.

Et enfin, dans sa chute oblique et imperceptible, le soleil toucha l’horizon et du blanc incandescent passa à un rouge obscur, sans rayons et sans chaleur, comme s’il allait soudainement s’éteindre, touché à mort au contact de cette nuée qui couvait une multitude d’hommes.

L’aspect des eaux aussitôt s’altéra : la sérénité se fit moins brillante mais plus profonde. Le vieux fleuve dans sa large étendue reposait sans une ride au déclin du jour, après tant de siècles de loyaux services à la race qui peuplait ses bords, étendu dans la tranquille dignité d’un chenal menant aux confins les plus reculés du monde. Nous contemplions le flot vénérable, non à la passagère clarté d’une de ces brèves journées qui s’allument et disparaissent à jamais, mais à la lumière auguste des souvenirs qui durent. Et de fait, rien n’est plus aisé, pour l’homme qui selon l’expression consacrée a « couru les mers » avec respect et ferveur, que d’évoquer la grande âme du passé sur l’estuaire de la Tamise. Le courant de la marée qui va et vient dans son incessant labeur est peuplé du souvenir des hommes et des vaisseaux qu’il a portés vers le repos du foyer ou aux batailles de l’Océan. Il a connu et servi ces hommes dont la nation s’enorgueillit, de Sir Francis Drake à Sir John Franklin, chevaliers tous, titrés ou non, les grands chevaliers errants de la mer ! Il les a tous portés, ces navires dont les noms sont pareils à des joyaux étincelant dans la nuit des temps, depuis le Golden Hind, rentrant au port, ses flancs ronds tout emplis de trésors, pour être visité par une Reine et disparaître aussitôt de la glorieuse légende, jusqu’à l’Erebus et au Terror, partis pour d’autres conquêtes – et qui ne revinrent jamais. Il a connu les navires et les hommes, ceux partis de Deptford, de Greenwich, d’Erith, les aventuriers et les colons, navires du Roi et navires des gens de la Bourse, capitaines et amiraux, sombres « interlopes » du trafic du Levant et « généraux » commissionnés aux flottes des Indes Orientales. Ceux qui chassaient l’or et ceux qui poursuivaient la gloire, tous avaient descendu ces eaux, portant l’épée et souvent la torche, hérauts de la puissance de cette terre, dépositaires d’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait dérivé au fil de ce fleuve vers la promesse d’un monde inconnu !… Rêves d’hommes ; semence de dominions ; germes d’empires !…

Le soleil s’était couché : l’ombre tomba sur les eaux, et des lumières commencèrent d’apparaître au long du rivage. Le phare de Chapman, hissé comme sur trois pattes, au-dessus de son banc de vase, jetait un vif éclat. Des feux de navire glissaient dans le chenal, faisaient un grand remuement de lueurs qui avançaient ou s’éloignaient. Et plus à l’Ouest, au-dessus des eaux d’amont, l’emplacement de la ville monstrueuse demeurait sinistrement marqué dans le ciel, nuée pesante durant le jour, reflet livide sous les étoiles.

– « Et ceci aussi, dit Marlow tout à coup, a été un des endroits sauvages de la terre !… »

Il était le seul d’entre nous qui courût encore les mers. Le pis qu’on eût pu dire de lui, c’est qu’il ne représentait pas son espèce. C’était un marin, mais un vagabond aussi, alors que la plupart des marins mènent, si l’on peut ainsi s’exprimer, une vie sédentaire. Leur âme est casanière ; leur maison, le navire, est toujours avec eux et pareillement leur pays, qui est la mer. Aucun navire qui ne ressemble à un autre navire, et la mer est toujours la même. Dans l’immuabilité de ce qui les entoure, les rivages étrangers, les visages étrangers, la changeante immensité de la vie, tout demeure distant à leurs yeux, voilé non pas par le sens du mystère, mais par leur ignorance dédaigneuse : car il n’est rien de mystérieux pour un marin en dehors de la mer elle-même, qui est maîtresse de son existence et aussi impénétrable que la Destinée. Quant au reste, après les heures de travail, une flânerie fortuite, ou une bordée à terre a tôt fait de lui découvrir le secret de tout un continent et, généralement, il estime que le secret n’en valait pas la peine. Les histoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le sens tient dans la coquille d’une noix craquée. Mais Marlow n’était pas typique (réserve faite pour son penchant à dévider des histoires) et pour lui la portée d’un épisode, ce n’était pas à l’intérieur qu’il fallait la chercher, comme un noyau, mais extérieurement, dans ce qui, enveloppant le récit, n’avait fait que la manifester, comme la chaleur suscite la brume, à la façon de ces halos de brouillard que parfois rend visibles l’illumination spectrale du clair de lune.

Sa remarque n’avait guère paru surprenante. C’était du Marlow tout pur. Elle fut accueillie en silence. Personne ne prit même la peine de murmurer, et après un instant, il dit, lentement :

– « Je songeais à ces temps très anciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il y a tantôt dix-neuf cents ans. – Hier, après tout… Il est sorti quelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de la Table Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme qui court dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pour nous – c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons – et puisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieux globe !… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici… Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… comment appelez-vous ça ! – oui : d’une jolie trirème de la Méditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans le Nord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venant prendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires, – et ce devait être d’habiles gaillards ! – construisaient par centaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nous lisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, – une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu près aussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec du matériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs de sable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose à manger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau de la Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et là un camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dans une botte de foin ; le froid, le brouillard, les tempêtes, les maladies, l’exil et la mort : la mort rôdant dans l’air, dans l’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouches ici !… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fort bien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-être pour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en son temps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. – Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotion à la flotte de Ravenne – pour peu qu’il eût de bons amis à Rome et qu’il résistât à l’affreux climat. – Ou bien encore, imaginez un jeune citoyen de bonne famille en toge, – trop de goût pour les dés, peut-être, vous savez où cela mène – arrivant ici à la suite de quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand, pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher à travers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir que la sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous, toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans le fourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Et il n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là !… Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà est détestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtant qui se met à le travailler. La fascination de l’abominable, voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, le dégoût impuissant, les larmes et la haine. »

Il s’arrêta :

« Notez, reprit-il, en levant un avant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec ses jambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchant en habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nous ne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens de l’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait, n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pas colonisateurs : leur administration n’était que l’art de pressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants, et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont il y ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre force n’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse des autres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaient attraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait à posséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtre prémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant à l’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres. La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de trop près. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idée derrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée et une foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter, à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice… »

Il s’interrompit. Des lueurs passaient sur le fleuve, minces lueurs vertes, rouges ou blanches, qui se poursuivaient, se rattrapaient, se joignaient, se traversaient pour se séparer ensuite, lentement ou en hâte. Le trafic de la grande ville continuait au milieu de la nuit qui s’approfondissait sur le fleuve sans sommeil. Nous regardions et attendions patiemment, – il n’y avait rien d’autre à faire jusqu’à la fin de la marée. Ce ne fut qu’après un long silence quand il nous dit d’une voix hésitante : « Je suppose que vous vous souvenez, vous autres, qu’une fois je me suis fait marin d’eau douce, pour quelque temps », que nous comprîmes que nous étions destinés, avant que le reflux ne se fît sentir, à entendre le récit d’une des inconcluantes expériences de Marlow.

« Je n’ai pas l’intention de vous infliger le détail de ce qui m’est arrivé personnellement, commença-t-il, – non sans trahir par cette remarque l’erreur commune à tant de conteurs qui semblent si souvent ne point se douter de ce que leur auditoire préférerait entendre. – Pourtant pour apprécier l’effet produit sur moi, il faut bien que vous sachiez comment je fus amené là-bas, ce que j’y vis et comment je remontai ce fleuve jusqu’à l’endroit où pour la première fois je me trouvai en présence du pauvre diable. C’était le point extrême accessible à la navigation : ce fut aussi le point culminant de mon aventure. Il me parut répandre une sorte de lumière sur toutes choses autour de moi et dans mes pensées. Il était sombre à souhait, cependant – et lamentable – point extraordinaire en quoi que ce fût – pas très clair non plus… Non, pas très clair… – Et néanmoins, il semblait répandre une espèce de lumière…

« Je venais tout juste à ce moment, vous vous en souvenez, de rentrer à Londres, après force service dans l’Océan Indien, le Pacifique, les mers de Chine – une dose régulière d’Extrême-Orient, quoi !… Six ans ou peu s’en faut – et je flânais de-ci de-là, vous empêchant de travailler et envahissant vos foyers, tout comme si j’avais reçu mission du Ciel de vous civiliser. Ce fut charmant pour un temps, mais j’en eus bientôt assez de me reposer. Je commençai alors à chercher un navire – la plus dure corvée, je crois bien, qui soit au monde. Mais les navires ne daignaient même pas s’apercevoir de mon existence. Et de ce jeu-là aussi, je finis par me lasser.

« Or quand j’étais gamin, j’avais la passion des cartes. Je restais des heures à considérer l’Amérique du Sud, ou l’Afrique ou l’Australie – perdu dans toutes les gloires de l’exploration. À cette époque, il y avait pas mal d’espaces blancs sur la terre et quand j’en apercevais un sur la carte qui avait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cet air-là !) je posais le doigt dessus et disais : « Quand je serai grand, j’irai là ». Le Pôle Nord fut l’un de ces blancs, je me rappelle. Je n’y suis pas encore allé et à présent je n’essaierai pas… Le prestige a disparu… D’autres blancs étaient dispersés autour de l’Équateur et par toutes sortes de latitudes sur les deux hémisphères… Je suis allé voir certains d’entre eux, et…, – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y en avait un cependant, le plus grand, le plus « blanc » si j’ose dire qui entre tous m’attirait.

« Il est vrai qu’au moment dont je vous parle, ce n’était plus un vrai blanc. Depuis mon enfance, il s’était garni de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’être un vide espace de mystérieuses délices, l’endroit vierge à faire glorieusement rêver un enfant. C’était devenu une région de ténèbres. Il y avait là notamment un fleuve, un énorme fleuve qu’on distinguait sur la carte, pareil à un immense serpent déroulé, la tête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au travers d’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs de l’intérieur. Et tandis que j’en contemplais la carte à une devanture, il me fascinait comme un serpent le ferait d’un oiseau, un pauvre petit oiseau sans cervelle. Ensuite je me souvins qu’il existait alors une grosse entreprise, une Compagnie pour le commerce sur ce fleuve. Que diable, pensai-je, ils ne peuvent faire du commerce sans utiliser une espèce quelconque de bâtiment sur tout ce flot d’eau douce, – des vapeurs ! Pourquoi ne pas essayer de m’en faire confier un ? Je continuai à arpenter Fleet Street, mais l’idée demeurait attachée à moi. Le serpent m’avait fasciné.

« Il s’agissait à vrai dire d’une affaire continentale ; mais j’ai quantité de relations sur le continent ; la vie y est bon marché et point si déplaisante qu’elle en a l’air, assurent-elles.

« Je rougis d’avouer qu’incontinent je me mis à les relancer. Cela, déjà, était pour moi une nouveauté ! Je n’avais pas coutume d’arriver à mes fins de cette manière-là… D’ordinaire, j’allais droit mon chemin, sans emprunter les jambes d’autrui pour marcher. De fait, je ne m’en serais pas cru capable, mais à ce moment, voyez-vous, j’étais sous l’impression qu’il me fallait aller là-bas coûte que coûte. Je relançai donc mes gens. Les hommes me répondirent : « Comment donc, cher ami ! » et ne bougèrent pas. Alors – le croirez-vous ! – je me rabattis sur les femmes… Oui, moi – Charles Marlow, je mis les femmes en mouvement pour me décrocher une situation. Bon sang ! – Mais l’idée fixe me tenait… – J’avais une tante, une tendre âme enthousiaste. Elle m’écrivit : « Que ce sera charmant ! Je suis prête à faire n’importe quoi pour vous. C’est une idée admirable. Je connais la femme d’un personnage très important dans l’Administration et aussi un homme qui a beaucoup d’influence parmi eux, etc., etc. ». Bref elle était résolue à remuer ciel et terre pour arriver à me faire nommer capitaine sur un vapeur d’eau douce, si telle était ma fantaisie.

« J’obtins la place – comme de juste, et cela ne traîna même pas. Il paraît que la Société venait d’apprendre qu’un de ses capitaines avait été tué au cours d’une échauffourée avec les indigènes. Ce fut l’occasion pour moi et je n’en fus que plus chaud pour partir. Ce n’est que, bien des mois plus tard, lorsque je tentai de recueillir ce qui restait du corps, que j’appris que toute la querelle était due à un malentendu à propos de poules. Oui, à propos de deux poules noires ! Fresleven, – ainsi s’appelait l’homme, un Danois – s’était cru lésé de quelque manière dans le marché, c’est pour quoi il descendit à terre, et se mit à travailler le chef du village avec un gourdin. Je ne fus pas surpris le moins du monde d’apprendre tout cela et de m’entendre dire, en même temps, que Fresleven était l’être le plus doux et le plus pacifique qui se soit jamais promené sur deux pattes. Incontestablement il l’était, mais il y avait deux ans déjà qu’il était engagé là-bas au service de la noble cause et sans doute avait-il éprouvé enfin le besoin de manifester sa dignité d’une manière ou d’une autre. Il se mit donc à rosser impitoyablement le vieux nègre sous les yeux des indigènes terrorisés, jusqu’au moment où quelqu’un – le fils du chef, me dit-on, – poussé au désespoir par les hurlements du vieillard, fit le geste de pousser vers l’homme blanc la pointe d’une lance, qui, bien entendu, pénétra sans la moindre difficulté entre les deux omoplates. Sur quoi la population tout entière se dispersa dans la forêt, persuadée que les pires calamités allaient se produire, cependant que d’un autre côté le vapeur que commandait Fresleven fuyait dans un coup de panique, sous les ordres, je crois, du mécanicien. Ensuite, nul ne parut se soucier beaucoup des restes de Fresleven jusqu’au jour où j’arrivai là-bas pour chausser ses pantoufles. Je ne pouvais laisser les choses en l’état, mais quand une occasion enfin se présenta pour moi de rencontrer mon prédécesseur, l’herbe qui lui croissait entre les côtes était assez haute pour dissimuler ses os. Ils y étaient tous. On n’avait point touché à l’être surnaturel, après sa chute. Et le village était abandonné, les cases béaient, noires, pourrissantes, toutes disloquées entre les enclos renversés. Les calamités effectivement s’étaient abattues sur lui. Quant aux gens ils s’étaient évanouis. Une terreur aveugle avait tout dispersé, hommes, femmes, enfants, dans la brousse : et ils n’étaient jamais revenus. J’ignore ce qu’il advint des poules. J’incline à penser cependant qu’elles demeurèrent acquises à la cause du progrès. Quoiqu’il en soit, ce fut à cette glorieuse affaire que je dus ma nomination avant même d’avoir commencé à l’espérer.

« Je courus comme un fou pour être prêt à temps, et quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que je traversais la Manche pour me présenter à mes patrons et signer le contrat d’engagement. En quelques heures je gagnai cette ville qui me fait songer toujours à un sépulcre blanchi. – Parti-pris, sans doute ! Je n’eus guère de peine à trouver les bureaux de la Société. C’était ce qu’il y avait de plus considérable dans toute la ville, et personne qu’on rencontrât qui n’en eut plein la bouche. Pensez donc ! Ils allaient exploiter un empire d’outremer et en tirer un argent fou par le négoce !

« Une rue étroite et déserté, dans une ombre profonde de hautes maisons aux fenêtres innombrables, garnies de jalousies, un silence de mort, l’herbe poussant entre les pavés, d’imposantes entrées cochères à droite et à gauche, d’immenses portes à double battant mornement entrebâillées. Je m’insinuai dans l’une de ces fissures, gravis un escalier nu et soigneusement balayé, aussi aride que le désert et poussais la première porte que j’avisai. Deux femmes, l’une grasse et l’autre maigre, étaient assises sur des chaises de paille et tricotaient de la laine noire. La femme maigre se leva et s’avança droit sur moi en continuant de tricoter, les yeux baissés et déjà je songeais à m’écarter devant elle, comme on ferait pour une somnambule, quand elle s’arrêta et redressa la tête. Sa robe était aussi unie qu’un fourreau de parapluie. Elle fit demi-tour sans ouvrir la bouche et entra devant moi dans une antichambre. Je donnai mon nom, et jetai les yeux autour de moi. Il y avait une table de bois blanc au milieu, des chaises toutes simples au long des murailles, et au bout de la pièce, une grande carte brillante, bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Beaucoup de rouge, qui fait toujours plaisir à voir, parce qu’on sait que là, du moins, on travaille effectivement ; une quantité de bleu, un peu de vert, quelques taches orange et sur la côte Est, une bande pourpre pour indiquer l’endroit où les joyeux pionniers du progrès dégustent le joyeux lager !… Mais il n’y avait là rien pour moi : j’étais destiné au jaune ; tout juste au centre ! Et le fleuve était là aussi, fascinant, terriblement comme un serpent. Brr !… Une porte s’ouvrit ; une tête de secrétaire à cheveux blancs, avec une expression pleine de compassion, apparut, et un index osseux en même temps me fit signe de pénétrer dans le sanctuaire. La lumière y était avare et une lourde table à écrire s’étalait au milieu. Derrière ce monument se distinguait quelque chose de corpulent et de blême, dans une redingote. C’était le grand homme en personne ! Il était haut de cinq pieds six pouces, me parut-il, et tenait dans son poing les ficelles de combien de millions !… Il me serra la main, je crois, murmura quelque chose vaguement, se déclara satisfait de mon français. Bon voyage.

« Au bout de quarante-cinq secondes, je me retrouvai dans l’antichambre auprès du secrétaire compatissant qui, plein de désolation et de sympathie, me fit signer un document. Je crois bien que je m’y engageais entre autres choses à ne révéler aucun secret commercial. – Vrai, ce n’était pas mon intention…

« Je commençais à me sentir mal à l’aise. Vous savez que je n’ai pas l’habitude de ces sortes de cérémonies, et il y avait quelque chose de sinistre dans l’atmosphère. C’était tout juste comme si je venais d’être admis dans une espèce de conspiration, je ne sais quoi de pas tout à fait honnête et je fus enchanté de m’échapper. Dans l’autre pièce, les deux femmes tricotaient leur laine noire fiévreusement. Des gens arrivaient et la plus jeune allait et venait en les introduisant. La vieille demeurait assise sur sa chaise. Ses pantoufles plates en étoffe étaient appuyées sur une chaufferette, et un chat reposait dans son giron. Elle portait une chose blanche empesée sur la tête, elle avait une verrue sur la joue et des lunettes d’argent pendaient au bout de son nez. Elle me jeta un coup d’œil par-dessus ses verres. L’indifférente et fuyante placidité de ce regard me troubla. Deux jeunes hommes, l’air joyeux et insouciant, étaient introduits à ce moment et elle leur lança le même preste coup d’œil de sagesse impassible. Elle semblait ne rien ignorer de moi-même ni de ceux-là. Une impression inquiétante m’envahit. Elle avait l’air fatal et au-dessus de toutes choses. Souvent, quand je fus là-bas, je revis ces deux créatures, gardiennes de la porte des Ténèbres, tricotant leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul, l’une introduisant, introduisant sans trêve dans l’inconnu, l’autre scrutant les visages joyeux et insouciants de ses vieux yeux impassibles. Ave ! Vieille tricoteuse de laine noire. Morituri te salutant ! De tous ceux qu’elle regarda ainsi, il n’en est pas beaucoup qui la revirent, moins de la moitié, il s’en faut !…

« Restait la visite au médecin. « Simple formalité », m’assura le secrétaire avec, l’air de prendre une part immense à mes malheurs. En conséquence, un jeune gaillard qui portait son chapeau incliné sur le sourcil gauche – un commis, je pense, car il devait bien y avoir des commis dans cette affaire, encore que la maison fût aussi silencieuse qu’une maison de la cité des morts ! – s’amena de l’étage au-dessus et se chargea de me conduire. Il était râpé et négligé, avec des taches d’encre sur les manches de son veston, et une ample cravate bouffante sous un menton en galoche. Comme il était un peu tôt pour trouver le médecin, je proposai d’aller boire quelque chose, ce qui du coup le mit en verve. Tandis que nous étions attablés devant des vermouths, il se mit à exalter les affaires de la Société, si bien que je finis par m’étonner qu’il ne partît pas lui aussi. Il devint froid et réservé sur-le-champ : « Je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air, disait Platon à ses disciples », déclara-t-il sentencieusement en vidant son verre avec résolution, et nous nous levâmes.

« Le vieux docteur me tâta le pouls, tout en pensant évidemment à autre chose. « Bon, bon, pour là-bas », marmotta-t-il et ensuite, avec un certain intérêt, il me demanda si je l’autorisais à prendre la mesure de mon crâne. Un peu surpris, j’y consentis, sur quoi il sortit une espèce d’instrument pareil à un calibre, et releva mes dimensions, par-devant, par derrière et de tous les côtés, en prenant soigneusement des notes. C’était un petit homme mal rasé, en veston élimé d’étoffe sèche comme de la gabardine, les pieds dans des pantoufles et qui me fit l’effet d’un fou inoffensif. « Je demande toujours la permission, dans l’intérêt de la science, de mesurer le crâne de ceux qui s’en vont là-bas. – Le faites-vous aussi quand ils reviennent ? demandai-je. – Oh, répondit-il, je ne les vois jamais et de plus, c’est à l’intérieur que les modifications se produisent. » Il sourit, comme à une douce plaisanterie. « Ainsi, vous allez là-bas !… Fameux… Intéressant aussi… » Il me jeta un coup d’œil pénétrant, prit encore une note : « Aucun cas de folie dans votre famille ? » demanda-t-il d’un ton tout naturel. Je me sentis plutôt froissé – « Cette question est-elle dans l’intérêt de la science également ? – Il serait intéressant pour la science de suivre sur place les modifications mentales de l’individu, mais… » Je lui coupai la parole : « Êtes-vous aliéniste ?… – Tout médecin devrait l’être tant soit peu », me répondit cet original imperturbablement. « J’ai une petite théorie qu’il vous appartient, à vous autres, Messieurs, qui allez là-bas, de justifier, Tel est mon lot parmi les avantages que mon pays est appelé à recueillir de la possession d’une si magnifique dépendance. La vulgaire richesse, je la laisse aux autres… Pardonnez-moi ces questions, mais vous êtes le premier Anglais que j’aie l’occasion d’observer… » Je me hâtai de l’assurer que je ne devais en aucune façon être considéré comme représentant mon espèce. « Si je l’étais, ajoutai-je, je ne bavarderais pas ainsi avec vous… – Ce que vous dites est plutôt profond et probablement erroné, me dit-il en riant, Évitez toute irritation plus que l’exposition au soleil… Adieu. Comment dites-vous cela en Angleterre ? Good Bye. Eh bien, Good Bye. Adieu. Avant tout, sous les tropiques il faut conserver son calme… » Il éleva un index significatif : Du calme du calme. Adieu…

Il ne restait plus qu’à prendre congé de mon excellente tante. Je la trouvai triomphante. Elle m’offrit une tasse de thé – la dernière tasse de thé convenable pour combien de jours ! – et dans une pièce qui répondait de la manière la plus flatteuse à l’idée qu’on se fait du salon d’une dame, nous eûmes une longue causerie tranquille au coin du feu. Au cours de ces confidences, il m’apparut clairement que j’avais été représenté à la femme du haut dignitaire – et Dieu sait à combien d’autres encore ? comme un être exceptionnellement doué, – une chance pour la Compagnie ! – un des hommes dont on ne s’attache pas le pareil tous les jours… N’empêche qu’avec tout cela, c’était d’un méchant rafiau de quatre sous que j’allais prendre charge, sans parler du sifflet d’un sou qui le complétait ! Du moins j’allais être désormais l’un des Pionniers avec un grand P, s’il vous plaît !… Quelque chose comme un émissaire de lumière, une espèce d’apôtre au petit pied… Un flot de sornettes de ce genre avait été lâché à cette époque, en paroles et en écrits, et la brave femme qui vivait au cœur même de cette plaisanterie en avait tout simplement perdu la tête. Elle ne parlait que d’« arracher ces millions de créatures ignorantes à leurs affreuses coutumes », si bien que je finis par me sentir gêné. Je me risquai à suggérer qu’après tout la Compagnie avait pour but de réaliser des bénéfices.

– « Vous oubliez, cher Charlie, que toute peine mérite salaire », fit-elle, rayonnante. Extraordinaire, la façon dont les femmes vivent en dehors de la réalité. Elles vivent dans un monde qu’elles se font elles-mêmes, à quoi rien n’a jamais été ni ne sera pareil. Trop parfait d’un bout à l’autre et tel que si elles avaient à le réaliser, il s’écroulerait avant le premier coucher de soleil. Quelqu’un de ces misérables faits, avec qui, nous autres hommes, n’avons cessé d’être en difficultés depuis le jour de la création, surgirait brusquement et jetterait tout l’édifice par terre…

« Après cela, ma tante m’embrassa, me recommanda de porter de la flanelle, de ne pas manquer d’écrire souvent, que sais-je encore ! et je m’en fus… Dans la rue, je ne sais pourquoi, je me fis l’effet singulier d’être un imposteur. Étrange que moi qui étais habitué, en vingt-quatre heures de temps, à partir pour n’importe quel endroit du monde, sans plus de réflexion que la plupart des hommes n’en mettent à traverser la rue, – j’ai eu un instant, je ne dirai pas d’hésitation, mais tout au moins d’effarement devant cette banale entreprise. Je ne saurais mieux le faire entendre qu’en vous disant que, pendant une ou deux secondes, il me parut qu’au lieu de partir pour le cœur d’un continent, j’étais sur le point de m’enfoncer au centre de la terre.

« Je pris passage sur un bateau français qui fit escale à chacun de ces sacrés ports qu’ils ont là-bas, à seule fin, autant que je pus en juger, d’y débarquer des soldats et des douaniers. Je considérais la côte. Considérer une côte tandis qu’elle défile au long du navire, c’est comme se pencher sur une énigme. Elle est là devant vous, souriante ou hostile, tentante, splendide ou médiocre, insipide ou sauvage, et muette toujours, non sans un air de murmurer : Approche et devine. Cette côte-ci était presque sans traits, comme encore inachevée, avec un aspect de monotone sévérité. La lisière d’une jungle colossale d’un vert si foncé qu’il en était presque noir, bordée d’une barre d’écume blanche, courait toute droite, comme tracée au cordeau, au long d’une mer bleue dont l’éclat était voilé par une brume traînante. Le soleil était terrible ; la terre semblait luire et ruisseler dans la vapeur. De-ci de-là, quelques taches d’un gris blanchâtre apparaissaient, groupées derrière la barre, avec parfois un drapeau hissé. C’était des établissements vieux de plusieurs siècles, pas plus importants cependant qu’une tête d’épingle au regard de l’étendue inviolée de l’intérieur. Nous nous traînions lentement, nous arrêtions, débarquions des soldats ; nous repartions ensuite, débarquions des commis de douane, appelés à percevoir leurs taxes dans ce qui avait l’air d’une sauvagerie oubliée de Dieu, avec, perdus là-dedans, un hangar de zinc et un mât de pavillon ; nous débarquions encore des soldats, pour veiller à la sécurité des commis de douane, apparemment. Quelques-uns à ce que j’appris, se noyaient en franchissant la barre, mais qu’il en fut ainsi ou non, personne ne paraissait y attacher la moindre importance. Les pauvres diables étaient simplement jetés à terre et nous, repartions. La côte chaque jour était pareille, à croire que nous n’avions pas bougé ; mais nous touchâmes à divers ports de commerce ! dont les noms, comme Grand-Bassam ou Petit-Popo semblaient appartenir à quelque farce misérable jouée devant une sinistre toile de fond. Mon désœuvrement de passager, l’isolement parmi tous ces hommes avec qui je n’avais pas de point de contact, la mer huileuse et indolente, la sombre uniformité de cette côte, semblaient me tenir à l’écart de la réalité des choses, dans l’oppression d’une sorte de lamentable et absurde fantasmagorie. Le bruit de la barre que je percevais de temps en temps me causait un plaisir réel, comme la parole d’un frère. C’était quelque chose de naturel, qui avait sa raison et sa signification. Parfois, un canot qui se détachait de la côte créait un contact momentané avec la réalité ! Il était monté par des pagayeurs noirs. On pouvait voir de loin le blanc de leurs yeux qui luisait. Ils criaient ou ils chantaient ; leurs corps ruisselaient de sueur ; ils avaient des visages pareils à des masques grotesques, ces gaillards, mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une intense énergie de mouvements qui était aussi naturelle et authentique que la barre au long de leur côte. Ils n’avaient pas besoin d’excuse pour justifier leur présence. C’était un grand soulagement de les considérer. Pour un temps, je sentais que j’appartenais toujours à un monde de faits positifs, mais cette impression ne durait guère. Quelque chose ne tardait pas à survenir qui avait tôt fait de la dissiper. Un jour, je me souviens, nous rencontrâmes un navire de guerre, mouillé au large du rivage. Il n’y avait même pas de hangar là, et cependant il canonnait la brousse. Il paraît que les Français avaient une guerre en cours dans ces parages. Le pavillon pendait flasque comme une loque ; la gueule des longs canons de huit pouces hérissait de toute part la coque basse, que la houle grasse et boueuse soulevait paresseusement pour la laisser ensuite retomber, en faisant osciller les mâts effilés. Dans la vide immensité du ciel, de l’eau et de la terre, il restait là, incompréhensible, à canonner un continent. Boum ! faisait l’une des pièces de huit pouces ; une courte flamme jaillissait, et s’évanouissait ; un peu de fumée s’évaporait, un pauvre petit projectile passait en sifflant, et rien ne se produisait. Qu’eût-il pu se produire ? Il y avait je ne sais quelle touche de folie dans toute cette affaire, une impression de drôlerie macabre dans ce spectacle et elle ne fut pas pour la dissiper, l’assurance que me donna sérieusement quelqu’un à bord qu’il y avait un camp d’indigènes – il disait d’ennemis ! – caché hors de vue, quelque part.

« Nous remîmes ses lettres à ce navire solitaire (dont j’appris que les hommes étaient emportés par la fièvre à raison de trois par jour) et nous repartîmes. Nous fîmes escale à quelques autres endroits aux noms bouffons, où la joyeuse danse du Commerce et de la Mort va son train dans une immobile et terreuse atmosphère de catacombe surchauffée, au long d’une côte sans forme bordée par une barre dangereuse, comme si la nature elle-même eût voulu en écarter les intrus ; dans les eaux ou en vue de fleuves, vivants courants de mort, dont les berges pourrissaient parmi la vase, dont le flot, épaissi par la boue, inondait des palétuviers convulsés qui semblaient se tordre vers nous, comme dans l’excès d’un désespoir impuissant. Nulle part l’arrêt ne fut assez long pour permettre une impression particulière, mais d’une manière générale, je sentais s’accentuer en moi un sentiment d’étonnement, confus et déprimant. C’était comme une sorte de morne pèlerinage parmi des éléments de cauchemar.

« Il se passa plus de trente jours avant qu’on n’aperçût l’embouchure du grand fleuve. Nous jetâmes l’ancre en face du siège du Gouvernement. Mais mon rôle ne devait commencer qu’à quelque trois cents kilomètres plus loin. C’est pourquoi, aussitôt qu’il fut possible, je gagnai un endroit à trente milles en amont.

« Je fis le voyage sur un petit vapeur de haute mer. Le capitaine, un Suédois, en apprenant que j’étais marin, m’invita à monter sur la passerelle. C’était un jeune homme, maigre, blond, morose, avec des cheveux raides et une allure traînarde. Comme nous quittions le misérable petit wharf il désigna la rive d’un hochement méprisant… « Vous êtes descendu là ?… » Je lui dis que oui « Fameux, ces types du Gouvernement, pas vrai ? » continua-t-il. Il parlait anglais avec une grande précision et une remarquable amertume : « Étrange ce que certaines gens consentent à faire pour quelques francs par mois… je me demande ce qu’il advient à ces gens-là lorsqu’ils s’avancent dans l’intérieur !… » Je répondis que je comptais bien être fixé là-dessus avant longtemps : « Avant longtemps ! » s’écria-t-il. Il traversa le pont en traînant la semelle, sans quitter la route des yeux. « Ne soyez pas si sûr de votre affaire… L’autre jour, j’en ai chargé un qui s’est pendu en route. Et c’était un Suédois !… – Pendu ! m’écriai-je. Et pourquoi, grands dieux ! » Il ne détourna pas son regard vigilant. « Que sais-je !…, Sans doute en avait-il assez du soleil ou du pays peut-être… » « À la fin, le fleuve s’élargit. Une falaise rocheuse apparut, des monticules de terre retournée sur la rive, des maisons sur une colline, d’autres, avec des toits de fer, perdues dans un chaos d’excavations ou accrochées au versant. Un bruit incessant de rapides, en amont, planait au-dessus de ce paysage de dévastation habitée. Des hommes, en général noirs et nus, allaient et venaient comme des fourmis. Une jetée s’avançait dans le fleuve. Et un soleil aveuglant noyait parfois l’ensemble dans une recrudescence subite d’éclat. « Voilà le poste de votre Compagnie », fit le Suédois, en désignant du doigt trois édifices de bois, pareils à des baraquements, sur la pente rocheuse. « Je vous fais monter vos affaires. Quatre caisses, dites-vous… Parfait. Au revoir… »

« Je donnai sur une chaudière vautrée dans l’herbe, et trouvai un sentier qui gravissait la colline. Il faisait un coude de temps en temps pour éviter les blocs de rocher, voire un wagonnet échoué sur le dos, les roues en l’air. Une d’elles manquait. La chose avait l’air aussi morte qu’une carcasse d’animal. Je tombai sur d’autres pièces de machine, un tas de rails rouillés. À ma gauche, un bouquet d’arbres faisait un îlot d’ombre où des choses obscures semblaient remuer faiblement. Je bronchai : la côte était roide. Une trompe sonna sur ma droite et je vis les noirs courir. Une détonation puissante et sourde secoua le sol, une bouffée de fumée s’éleva de la falaise, et ce fut tout. Aucun changement n’apparut sur l’aspect du roc. Ils construisaient un chemin de fer. Sans doute la colline n’était-elle pas à l’alignement ! À ces coups de mine sans objet se bornaient du reste les travaux.

« Un léger tintement derrière moi me fit tourner la tête. Six nègres à la file gravissaient péniblement le sentier. Ils marchaient, raides et lents, balançant de petites corbeilles de terre sur la tête, et le tintement marquait la mesure de leurs pas. Des haillons noirs étaient noués autour de leurs reins et les bouts leur pendillaient derrière le dos comme des queues. On distinguait chacune de leurs côtes, les articulations de leurs membres étaient pareilles à des nœuds dans un câble ; chacun avait un collier de fer autour du cou et ils étaient tous attachés par une chaîne dont les maillons se balançaient avec un tintement rythmé. Une nouvelle détonation qui s’éleva de la falaise me fit ressouvenir de ce navire de guerre que j’avais aperçu, canonnant un continent. C’était la même voix sinistre, mais ces hommes-ci, par quel effort d’imagination, voir en eux des ennemis ? Aussi bien ils n’étaient appelés que criminels et la loi outragée, pareille aux obus explosifs, s’était abattue sur eux, insoluble mystère surgi de la mer… Les maigres poitrines haletaient toutes ensemble : les narines, violemment dilatées, frémissaient, leurs regards étaient tendus en l’air fixement. Ils passèrent à moins d’un pas de moi, sans un coup d’œil, avec cette totale, cette mortelle indifférence du sauvage malheureux. Derrière cette matière première, l’un des Régénérés, le produit des forces nouvelles à l’œuvre, flânait d’un air déprimé, tenant un fusil par le milieu. Il avait une vareuse d’uniforme à laquelle un bouton manquait et en apercevant un blanc sur le sentier, il porta vivement l’arme à l’épaule. C’était là simple précaution ; à distance, les hommes blancs se ressemblent à ce point qu’il ne pouvait deviner qui j’étais. Il fut bientôt rassuré et avec une large grimace de coquin, qui lui découvrait les dents, il cligna de l’œil vers son convoi, comme pour m’associer à la haute mission qu’il remplissait. Après tout, moi aussi, je faisais partie de la grande cause d’où procédaient ces nobles et justes mesures !…

« Au lieu de continuer à monter, j’obliquai et descendis vers la gauche. Je tenais à laisser à l’équipe enchaînée le temps de disparaître avant de reprendre mon ascension. Je ne suis pas particulièrement tendre, vous le savez ; j’ai eu dans la vie à cogner et à me défendre ; j’ai eu à résister et parfois à attaquer (ce qui n’est qu’une façon de résister), sans trop penser à la casse et selon ce qu’exigeait le genre d’existence où je m’étais fourvoyé. J’ai vu le démon de la violence, et le démon de la cupidité et celui du désert brûlant ; bon sang ! C’était là de vigoureux démons bien en chair, l’œil hardi – et c’était des hommes, des hommes, entendez-vous, que ces démons-là commandaient et possédaient. Mais, debout sur le flanc de la colline, j’eus le pressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, j’allais apprendre à connaître le démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci. Ce qu’il pouvait être insidieux aussi, je ne devais le découvrir que plusieurs mois plus tard et à quelques milliers de kilomètres de là ! Un moment je demeurai épouvanté, comme par un avertissement. Enfin je me mis à descendre la colline, obliquement, dans la direction des arbres que j’avais aperçus.

« J’évitai un vaste trou artificiel que l’on avait creusé dans la pente et dont il me fut impossible de deviner l’objet. Ce n’était assurément ni une carrière ni une sablière. C’était un trou sans plus. Peut-être avait-il quelque rapport avec le philanthropique désir de fournir quelque occupation aux criminels, qui sait ? Ensuite je faillis dégringoler dans une tranchée très étroite, à peine plus marquée qu’une coupure dans le flanc de la colline. Je constatai qu’une quantité de tuyaux de drainage importés y avait été jetée pêle-mêle. Pas un qui ne fût brisé. C’était un massacre sauvage. Enfin je me trouvai sous les arbres, je me proposais simplement de flâner un instant à l’ombre, mais à peine fus-je entré, il me parut que je venais de pénétrer dans le cercle sinistre de je ne sais quel Enfer… Les rapides étaient tout proches, et leur voix ininterrompue, uniforme, précipitée et jaillissante, remplissait la tranquillité désolée de ce petit bois, – où pas un souffle, pas une feuille ne bougeait, – d’un bruit mystérieux, comme si le mouvement éperdu de la terre dans l’espace y fût subitement devenu perceptible.

« Des formes noires, parmi les arbres, étaient accroupies, gisantes ou assises, appuyées contre les troncs, collées à la terre, moins indiquées qu’effacées par la lumière trouble, dans toutes les postures de la douleur, de l’accablement et du désespoir. Un nouveau coup de mine éclata sur la falaise suivi par un léger frémissement du sol sous mes pieds. L’œuvre se poursuivait. L’œuvre !… Et ceci était l’endroit où certains de ses serviteurs s’étaient retirés pour mourir.

« Ils mouraient lentement ; aucun doute là-dessus. Ce n’était pas des ennemis, ce n’était pas des criminels ; ils n’étaient plus quoi que ce fût dans ce monde désormais, rien que les ombres noires de la maladie et de l’épuisement, répandues confusément dans la pénombre verdâtre. Amenés de tous les points de la côte, en vertu de ce qu’il y a de plus régulier dans les contrats d’engagement à terme, dépaysés dans un milieu contraire soumis à un régime inaccoutumé, ils ne tardaient pas à dépérir, cessaient d’être utiles et dès lors étaient autorisés à se traîner jusqu’ici et à reposer. Ces formes moribondes étaient libres comme l’air et presque aussi diaphanes. Je commençai à distinguer la lueur de leurs yeux sous les arbres. Ensuite en regardant à mes pieds, j’aperçus un visage tout près de ma main. La noire ossature était étendue de toute sa longueur, l’épaule contre un arbre ; avec lenteur, les paupières se soulevèrent ; les yeux creux me considérèrent, énormes et vides : il y eut une sorte de clignotement aveuglé dans la profondeur des orbites, elle s’éteignit peu à peu. L’homme ne semblait pas âgé, presque un jeune homme, – mais avec ces gens-là sait-on jamais !… Je ne trouvai rien de mieux à faire que de lui tendre un de ces excellents biscuits de mer suédois que j’avais dans ma poche. Les doigts se fermèrent lentement sur lui et le retinrent. Il n’y eut ni un autre mouvement ni un autre regard. Il avait un bout de laine noué autour du cou. – Pourquoi ? – Et d’où le tenait-il ?… Était-ce un insigne, un ornement, un fétiche, une façon d’acte propitiatoire ? Y avait-il là une intention quelconque ? Il avait l’air saisissant sur ce cou noir, ce bout de cordon blanc venu de par-delà les mers.

« Près du même arbre, deux autres paquets d’angles aigus étaient tapis, les jambes remontées L’un d’eux, le menton étayé sur les genoux, regardait dans le vide d’une manière intolérable et effrayante : son frère fantôme se soutenait le front comme accablé d’un intense ennui, et à l’entour, d’autres encore étaient dispersés, dans toutes les attitudes de l’effondrement et de la contorsion, ainsi qu’on en voit dans certains tableaux de massacre ou de peste. Tandis que je demeurais saisi d’horreur, l’un de ces êtres se dressa sur les mains et les genoux, et se dirigea vers le fleuve à quatre pattes, pour y boire. Il lapait l’eau dans le creux de sa paume. Ensuite, il s’assit au soleil, les tibias croisés devant lui et au bout d’un instant laissa tomber sa tête laineuse sur sa poitrine.

« J’avais perdu toute envie de flâner à l’ombre et je repris vivement le chemin de la station. Près des bâtiments, je rencontrai un homme blanc d’une élégance apprêtée si inattendue que tout d’abord je le pris pour une vision. J’apercevais un col droit empesé, des manchettes blanches, un veston d’alpaga léger, un pantalon immaculé, une cravate claire et des chaussures cirées. Pas de chapeau, mais sous le parasol doublé de vert qu’élevait une forte main blanche, des cheveux bien brossés, huilés, avec une raie au milieu. Il était déconcertant et il avait un porte-plume derrière l’oreille.

« J’échangeai une poignée de main avec ce miracle et j’appris qu’il était le chef comptable de Compagnie et que toute la comptabilité était tenue dans ce poste. Il était sorti un instant, me dit-il, « pour respirer une bouffée d’air frais ». L’expression me paraissait singulièrement surprenante par ce qu’elle suggérait de vie sédentaire dans un bureau. Je ne vous aurais du reste pas parlé du personnage si ce n’était par lui que pour la première fois j’entendis prononcer le nom de l’homme qui reste indissolublement lié à tous mes souvenirs de cette époque. Et puis, je me sentis du respect pour ce gaillard. Oui, j’éprouvai du respect pour ses faux-cols, ses amples manchettes, ses cheveux bien brossés. Son aspect était certainement celui d’un mannequin de coiffeur, mais au milieu de la démoralisation de ce pays, il gardait le souci des apparences. Et cela c’est de la force de caractère. Ses cols amidonnés, ses devants de chemise apprêtés n’étaient ni plus ni moins que des preuves de caractère. Il y avait près de trois ans qu’il était là, et par la suite, je ne pus m’empêcher de lui demander comment il s’y prenait pour arriver à exhiber ce linge-là. Il eut une imperceptible rougeur et répondit modestement : « J’ai dressé une des femmes indigènes du Poste. Cela n’a pas été sans peine. Elle n’avait aucun goût pour ce travail… » Ainsi cet homme avait réellement réalisé quelque chose. De plus il était appliqué à ses livres qui étaient dans un ordre exemplaire.

« Tout le reste du Poste n’était que confusion, – têtes, choses et bâtiments. Des files de nègres poussiéreux, aux pieds plats, arrivaient et repartaient. Un flot de produits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fil de laiton, était dirigé vers les profondeurs des ténèbres d’où découlait en revanche un mince filet d’ivoire précieux.

« Il me fallut attendre dix jours au Poste, – une éternité ! J’étais logé dans une baraque au milieu de la cour, mais pour échapper au chaos, j’allais me réfugier parfois chez le comptable. Son bureau était construit de planches posées de champ et si mal jointes que lorsqu’il se penchait sur sa haute table, il était zébré du cou aux talons d’étroites raies de lumière. Il n’était pas besoin de pousser le lourd volet pour y voir clair. Et quelle chaleur là-dedans ! De grosses mouches bourdonnaient férocement ; elles ne piquaient pas, elles poignardaient. Je m’asseyais généralement sur le plancher cependant que perché sur un tabouret, irréprochable et même légèrement parfumé, il écrivait, écrivait… De temps en temps, il se tenait debout pour se dégourdir. Lorsqu’un malade – un agent de l’intérieur qu’on rapatriait – fut installé chez lui dans un lit-tiroir, il ne laissa pas de témoigner une certaine contrariété : « Les gémissements de ce malade, disait-il, distraient mon attention. Et à moins d’attention, il est extrêmement difficile d’éviter les erreurs matérielles sous ce climat… »

« Un jour, il remarqua, sans lever la tête : « Dans l’intérieur, vous rencontrerez certainement M. Kurtz. » Comme je lui demandais qui était M. Kurtz, il me dit que c’était un agent de premier ordre et constatant mon désappointement à cette information sommaire, il déposa son porte-plume et ajouta lentement « C’est un homme très remarquable… » Après force questions je finis par apprendre que M. Kurtz dirigeait un poste, de traite, très important ; dans le vrai pays de l’ivoire, « au fin fond là-bas. » « Il nous envoie autant d’ivoire que tous les autres réunis. » Il se remit à écrire. L’homme malade était trop accablé pour gémir. Les mouches bourdonnaient dans une grande paix.

« Soudain, il y eut un murmure grossissant de voix et un grand bruit de piétinement. Une caravane venait d’arriver. Un jacassement violent, aux sonorités barbares, éclata de l’autre côté des planches. Tous les porteurs parlaient à la fois, et au milieu du vacarme, on distinguait la voix lamentable de l’agent principal qui « y renonçait » pour la vingtième fois ce jour-là. – Il se leva avec lenteur : « Quel terrible vacarme !… » Il traversa la pièce avec précaution pour jeter un coup d’œil sur le malade et revenant vers moi : « Il n’entend plus, fit-il. – Quoi, est-il mort ! m’exclamai-je, saisi. – Non, pas encore, répondit-il » avec un grand calme. Ensuite faisant d’un signe de tête allusion au tumulte de la cour : « Quand on a à passer des écritures correctement, on en arrive à détester ces sauvages, à les détester à mort… » Il demeura un instant pensif. « Lorsque vous verrez M. Kurtz, reprit-il, dites-lui de ma part que tout ici (et il jeta un coup d’œil sur sa grande table) va très bien. Je n’aime guère lui écrire : avec les courriers que nous avons, on ne sait jamais entre quelles mains une lettre peut tomber au Poste Central. » Il me considéra un instant de ses gros yeux placides ; « Oh ! il ira loin, très loin, reprit-il. Il sera quelqu’un dans l’Administration avant peu… C’est leur intention arrêtée à ces Messieurs là-bas. – Je veux dire au Conseil en Europe… »

« Il se remit au travail. Le bruit au dehors avait cessé. Près de franchir la porte pour sortir je m’arrêtai. Parmi l’incessant bourdonnement des mouches, l’agent qu’on rapatriait gisait inerte et congestionné ; l’autre, penché sur ses livres, passait en écriture le plus correctement possible des opérations parfaitement correctes, et à cinquante pieds en contrebas, j’apercevais les cimes immobiles du bosquet de la mort.

« Le jour suivant, je quittai le Poste enfin, avec une caravane de soixante hommes, pour une ballade à pied de trois cents kilomètres.

« Inutile de vous en dire long là-dessus. Des pistes, des pistes partout, un réseau de pistes foulées, étendu sur un pays vide, au travers d’herbes hautes, d’herbes brûlées, de broussailles, descendant des ravines fraîches, remontant des collines embrasées de chaleur – et parmi quelle solitude !… personne, pas une hutte. Les populations s’étaient enfuies depuis longtemps. Ma foi, à supposer qu’une bande de nègres mystérieux, porteurs de toutes sortes d’armes terribles, prît fantaisie de circuler sur la route de Deal à Gravesend, en mettant la main au collet de tous les ruraux à droite et à gauche pour leur faire porter des fardeaux, j’imagine volontiers qu’il ne faudrait pas longtemps pour vider proprement fermes et cottages dans ces parages. Seulement, ici, les habitations elles-mêmes avaient disparu. Pourtant je traversai quelques villages abandonnés. Il y a je ne sais quoi de puérilement pathétique dans les ruines de murailles d’herbes !… – Les jours suivaient les jours parmi le traînement derrière moi de soixante paires de pieds nus supportant chacune une charge de trente livres. Camper, cuisiner, dormir, décamper et puis marcher. Parfois un porteur mort sous le harnais, gisait dans les hautes herbes près de la piste, avec une gourde vide et son long bâton à côté de lui. Un grand silence autour et au-dessus de nous. À peine par certaines nuits tranquilles le frémissement d’un tam-tam lointain, tour à tour s’effaçant et s’enflant, tremblement indistinct et vaste, fumeur étrange, attirante, évocatrice et barbare, dont le sens peut-être était aussi profond que le son des cloches en terre chrétienne. Un jour, un blanc, en uniforme déboutonné, campé au travers de la piste, avec une escorte en armes de maigres Zanzibaristes, fort hospitaliers et joviaux du reste, pour ne pas dire gris. Il s’occupait de l’entretien de la route, à ce qu’il disait. Je n’oserais affirmer qu’on s’aperçût de la présence d’une route ni d’un entretien quelconque, à moins que le corps d’un nègre d’âge mûr, le front troué d’une balle, et sur lequel je buttai littéralement à une lieue de là, ne dût être considéré comme une amélioration d’ordre permanent. J’avais pour compagnon un autre blanc, pas mauvais garçon, mais trop bien en chair et doué de l’exaspérante habitude de tourner de l’œil chaque fois qu’il fallait gravir une côte un peu chaude, à des kilomètres du plus petit coin d’ombre, et de l’eau. Plutôt énervant, je vous prie de croire, d’avoir à déployer son veston comme un parasol au-dessus de la tête de quelqu’un en attendant qu’il veuille bien revenir à soi. Je ne pus m’empêcher de lui demander un jour ce que diable il venait faire dans ce pays. – « Drôle de question ! Faire de l’argent, parbleu ! » me répondit-il d’un air de mépris. Ensuite il prit les fièvres et il fallut le porter dans un hamac suspendu à une perche. Comme il pesait plus de deux cents livres ce furent avec plusieurs porteurs des histoires sans fin !… Ils se rebiffaient, prenaient le large, désertaient la nuit furtivement avec leurs charges : une mutinerie, quoi ! Aussi bien, un soir, je leur tins un discours en anglais, avec gestes dont pas un ne fut perdu pour les soixante paires d’yeux qui me regardaient, et le matin qui suivit, le hamac prit les devants à souhait. Une heure plus tard, je découvrais tout le chargement chaviré dans la brousse. La lourde perche avait écorché son pauvre nez et il tenait à toute force à me faire tuer quelqu’un ; mais il n’y avait pas l’ombre d’un porteur à proximité. Je me souvins du vieux médecin : « Il serait intéressant pour la science de suivre sur place les modifications mentales de l’individu… » Je constatai que je commençais à devenir scientifiquement intéressant. Du reste tout cela est hors de propos. Le quinzième jour, je me retrouvai en vue du grand fleuve et fis mon entrée, clopin-clopant, au Poste Central. Il se trouvait au fond d’une crique, entouré de broussailles et de forêt, bordé d’un côté par un fameux banc de vase puante et des trois autres, par une clôture de roseaux décrépits. Un trou béant dans celle-ci représentait la porte, et le premier coup d’œil jeté à l’intérieur suffisait à faire voir qu’un démon hypocrite régnait là en maître. Des hommes blancs, de longs bâtons à la main, surgirent languissamment d’entre les bâtiments, s’approchèrent en flânant pour me considérer, puis disparurent je ne sais où. L’un d’eux, trapu, l’air excitable, avec des moustaches noires, à peine lui eussé-je appris qui j’étais, m’informa avec volubilité et force digressions que mon steamer était au fond du fleuve. Je demeurai confondu. Quoi, quoi !… – « Oh, tout va bien. Le « Directeur lui-même » était présent… Tout s’était passé régulièrement. Chacun s’était comporté d’une façon admirable, admirable !… Il faut, continua-t-il avec agitation, que vous alliez voir le Directeur général tout de suite. Il attend. »

« Je ne saisis pas sur-le-champ la signification de ce naufrage. Je crois bien que je l’aperçois à présent, bien qu’au fond, je n’ose rien affirmer. Sûrement cette histoire était trop stupide, à y bien réfléchir, pour être tout à fait naturelle !… Cependant…

Mais au premier abord, je la considérai comme un sacré embêtement. Le vapeur était bel et bien coulé. Deux jours auparavant, ils s’étaient mis en route, pris d’une hâte subite, pour le haut-fleuve, avec le Directeur à bord et sous la conduite d’un patron de bonne volonté : trois heures ne s’étaient pas écoulées qu’ils crevaient sur des pierres la coque du bateau, qui était allé au fond près de la rive Sud. Qu’allais-je faire désormais si mon vapeur était perdu ?… En fait, j’eus suffisamment à faire pour retirer du fleuve mon commandement. Et il fallut m’y mettre dès le jour suivant. Cette opération et les réparations, lorsque j’eus amené les pièces au Poste, me prirent quelques mois.

« Ma première entrevue avec le Directeur fut curieuse. Bien que j’eusse trente kilomètres dans les jambes ce matin-là, il ne m’invita pas à m’asseoir. Il était vulgaire de structure, de physionomie, de manières ; sa voix même était vulgaire. Il était de taille et de corpulence moyennes. Ses yeux, d’un bleu banal, étaient peut-être, il est vrai, remarquablement froids et il savait, certes ! faire tomber sur vous un regard tranchant et lourd comme une hache. Mais même à ces moments-là l’ensemble de sa personne semblait contredire son intention. Ses lèvres avaient par ailleurs une indéfinissable expression, à peine indiquée, quelque chose de furtif, un sourire qui n’était pas un sourire. Je le revois sans être capable de le décrire… C’était inconscient chez lui : ce sourire était inconscient, bien qu’il s’accentuât passagèrement, après un mot. Ç’avait l’air, à la fin de ses phrases d’un sceau apposé sur ses paroles, afin de rendre absolument indéchiffrable le sens de la phrase la plus triviale. Ce n’était du reste qu’un simple traitant, employé depuis son enfance dans ces régions – rien de plus. Il était obéi, mais sans qu’il inspirât sympathie ni crainte, encore moins le respect. Il engendrait le malaise. Oui, c’était bien cela… Malaise : non pas méfiance définie : malaise, tout juste. Vous n’imaginez pas ce qu’une telle… une telle faculté peut être efficace… Il n’avait aucun don d’organisation, d’initiative, ni même d’ordre. On le voyait assez à l’état déplorable du Poste. Il n’avait ni instruction, ni intelligence. Sa situation lui était venue, on se demande pourquoi ?… Peut-être parce qu’il n’était jamais malade. Il avait passé trois termes de trois ans là-bas. Parce qu’une santé triomphante parmi la débâcle de toutes les constitutions est une espèce de force en soi. Quand il rentrait en congé, il faisait la fête en grand – pompeusement. Le matelot qui tire sa bordée – à l’apparence près ! On le devinait à ce qu’il laissait tomber dans la conversation. Il n’avait rien créé ; il entretenait la routine, et c’était tout. Il était grand cependant. Il était grand à cause d’une bien petite chose, à savoir qu’il était impossible de savoir ce qui pouvait en imposer à cet homme. Jamais il ne livra son secret. Peut-être après tout, n’y avait-il rien en lui… Mais un tel soupçon donnait à penser ; car là-bas il n’y a rien d’extérieur qui puisse vous contraindre. Un jour que diverses affections tropicales avaient couché bas presque tous les agents de la Station, on l’entendit dire : « Les gens qui viennent ici ne devraient pas avoir d’entrailles… » Et il scella cette exclamation de son singulier sourire, comme s’il eut, un instant, entr’ouvert la porte sur les ténèbres dont il avait la garde. On pensait avoir distingué quelque chose, mais le sceau déjà était posé. Agacé par les constantes discussions auxquelles donnaient lieu, entre les blancs, les questions de préséance à l’heure des repas, il avait fait construire une immense table ronde, pour laquelle une case spéciale dut être bâtie. Ce fut dorénavant le mess du Poste. Où il s’asseyait était la place d’honneur, le reste ne comptait pas. On se rendait compte que telle était sa conviction inébranlable. Il n’était ni civil ni incivil. Il était placide, et tolérait que son boy, un jeune nègre de la côte, trop bien nourri, traitât les blancs, sous ses yeux, avec la plus provocante insolence.

« Il se mit à parler aussitôt qu’il me vit. J’avais mis bien longtemps à venir. Il ne pouvait attendre. Il avait dû partir sans moi. Les stations du haut-fleuve devaient être relevées. Il y avait déjà eu de tels retard qu’il ne savait plus qui était mort et qui était vivant, ni ce qui se passait, etc., etc. Il ne prêta aucune attention à mes explications, et tout en jouant avec un bâton de cire à cacheter, il répéta plusieurs fois que la situation était « très grave, très grave ». Le bruit courait qu’une station très importante était en danger et que son chef, M. Kurtz, était malade. Il espérait qu’il n’en était rien, car M. Kurtz était… Je me sentais fatigué et irritable. Au diable Kurtz ! pensai-je. Je l’interrompis pour lui dire que j’avais entendu parler de M. Kurtz sur la côte. « Ah ! Ils parlent de lui, là-bas… », murmura-t-il comme pour lui-même. Ensuite il se remit à causer, m’assurant que M. Kurtz était son meilleur agent, un homme exceptionnel, de la plus haute importance pour la Société : je pouvais par suite m’expliquer l’anxiété qu’il éprouvait. Il était, me répéta-t-il, très, très… inquiet. De fait il ne cessait de remuer son siège et soudain tandis qu’il s’écriait : « Ah, M. Kurtz !… » le bâton de cire à cacheter se brisa entre ses mains et il demeura comme saisi de l’accident. La première chose qu’il tenait à savoir, c’était combien de temps il me faudrait pour… Je l’interrompis à nouveau. J’avais faim et il me laissait là, planté sur mes jambes : je devenais enragé ! Comment pourrais-je le dire ? Je n’avais pas encore vu l’épave… « Quelques mois, sans doute. » Tout ce bavardage me semblait tellement superflu. « Quelques mois, dit-il. Eh bien, mettons trois mois avant qu’il soit possible de se mettre en route. Oui, cela doit faire l’affaire… » Je sortis de la case (il habitait seul une case d’argile ornée d’une espèce de vérandah) en grommelant entre mes dents, l’opinion que je m’étais faite de lui : Ce n’était qu’un loquace imbécile. Plus tard, je revins là-dessus quand je fus frappé de l’extrême précision avec laquelle il avait évalué le temps nécessaire à « l’affaire »…

« Je me mis à l’ouvrage le jour suivant, le dos tourné pour ainsi dire à la Station. C’était là la seule façon, me semblait-il, d’arriver à garder le contact avec les réalités salutaires de la vie. De temps en temps pourtant, il faut bien jeter les yeux autour de soi, et alors j’apercevais cette Station et ces hommes flânant sans but dans le soleil de l’enclos. Une fois de plus je me demandais à quoi tout cela rimait. Ils se promenaient de-ci de-là, leurs absurdes longs bâtons à la main, pareils à une bande de pèlerins infidèles qu’un sortilège eût tenu captifs derrière une clôture pourrissante. Le mot « ivoire » passait dans l’air, tour à tour murmuré ou soupiré. On eût cru qu’ils lui adressaient des prières. Et une odeur de rapacité stupide flottait là-dessus, comme un relent de cadavre. Bon sang ! de ma vie je n’ai jamais rien vu d’aussi peu réel… Et à l’entour, la silencieuse sauvagerie, enserrant ce petit morceau défriché de la terre, me frappait comme quelque chose de grand et d’invincible, tel le mal ou la vérité, attendant patiemment la disparition de cette invasion fantastique.

« Ah ! ces mois… Mais passons ! Divers événements se produisirent. Un soir, une paillote, emplie de calicot, de cotons imprimés, de verroterie et de je ne sais quoi d’autre, se mit à flamber si soudainement qu’on eût cru qu’un feu vengeur venait de jaillir de la terre entr’ouverte pour consumer toute cette pacotille. Je fumais ma pipe tranquillement auprès du vapeur démonté, et les regardais de loin gesticuler parmi les lueurs, les bras levés, quand l’homme trapu aux moustaches se précipita vers le fleuve, un seau de fer-blanc à la main en m’assurant que « chacun se comportait d’une façon admirable, admirable » Il puisa ensuite environ un litre d’eau et repartit en courant. Je remarquai qu’il y avait un trou dans le fond de son seau.

« Je me rapprochai sans hâte. Il n’y avait pas à se presser. La chose s’était mise à flamber comme une boîte d’allumettes. Dès le premier instant il n’y avait rien eu à faire. Les flammes avaient jailli très haut, repoussant tout le monde, embrasant toute chose, puis étaient retombées. La paillote déjà n’était plus qu’un amas de braises qui rougeoyaient violemment. Non loin, un nègre était roué de coups. On disait que c’était lui qui, d’une façon ou d’une autre, avait provoqué l’incendie : quoi qu’il en fût, il hurlait de la manière la plus horrible. Pendant plusieurs jours, je le vis, assis dans un recoin d’ombre, l’air malade et essayant de se ressaisir ; ensuite il se releva et disparut et la sauvagerie le reprit sans bruit dans son sein. Comme je continuais dans l’ombre à me rapprocher du brasier, je me trouvai derrière deux hommes qui causaient. J’entendis prononcer le nom de Kurtz et ensuite les mots « profiter de ce déplorable accident ». L’un des deux hommes était le directeur. Je lui souhaitai le bonsoir. – « A-t-on jamais rien vu de pareil, dit-il. Hein ! C’est incroyable… » et il s’éloigna. L’autre demeura, C’était un agent de première classe, jeune, l’allure distinguée, l’air un peu réservé, avec une barbiche en pointe et un nez crochu, Il tenait à distance les autres agents, qui, de leur côté, disaient qu’il était l’espion du directeur. Quant à moi, je lui avais à peine adressé la parole jusqu’à ce jour. Nous nous mîmes à parler, et peu à peu, tout en marchant, nous nous écartâmes des décombres qui sifflaient. Il m’invita alors dans sa chambre qui était dans le bâtiment principal de la Station. Il fit craquer une allumette et je constatai que ce jeune aristocrate non seulement possédait un nécessaire de toilette en argent, mais aussi une bougie tout entière pour son usage personnel. À ce moment le directeur seul était censé avoir droit à des bougies. Des nattes indigènes recouvraient les murailles de glaise où était accrochée en guise de trophées une collection de lances, de sagaies, de boucliers, de couteaux. La fonction dévolue à notre homme était, d’après ce que l’on m’avait dit, de faire des briques, mais il était impossible de découvrir dans toute la Station le moindre morceau de brique, et il y avait un an déjà qu’il était là, à attendre. Il paraît qu’il ne pouvait faire ses briques sans quelque chose, je ne sais quoi au juste, de la paille peut-être. En tout cas, il était impossible de trouver ce quelque chose sur place, et comme il y avait peu de chance que ce fût expédié d’Europe, on ne voyait pas trop bien ce qu’il continuait d’attendre. Un acte de création spontanée, peut-être !… Tous d’ailleurs, ils attendaient quelque chose, les seize ou vingt pèlerins réunis là, et ma parole, à la façon dont ils l’acceptaient, l’occupation ne semblait pas trop leur déplaire, bien qu’autant que je m’en rendisse compte, jamais il ne leur arrivait rien que des maladies. Ils tuaient le temps en s’entre-déchirant ou en intriguant de la façon la plus mesquine. Une atmosphère de complot planait sur la Station, sans que du reste il en sortît jamais quoi que ce fût. C’était aussi irréel que le reste, le philanthropique prétexte de l’entreprise, les déclamations, leur administration, et leur travail de parade. Le seul sentiment réel était leur commun désir d’être mis à la tête d’un poste de traite où l’on put avoir de l’ivoire et toucher des tantièmes. C’est à cette fin seulement qu’ils intriguaient, se débinaient, se détestaient les uns les autres, mais quant à lever effectivement un doigt, ah, non !… Ce n’est pas sans quelque raison après tout que le monde tolère que certains volent un cheval, alors que d’autres n’ont même pas le droit de jeter les yeux sur le licou. Voler un cheval, soit !… Le voleur du moins y est allé carrément. Peut-être même sait-il s’en servir, de ce cheval… Mais il y a certaines façons de loucher vers un licou qui pousseraient aux violences l’âme la plus charitable…

« Je ne soupçonnais guère pour quelle raison mon homme se mettait ainsi en frais ; pourtant, tandis que nous bavardions, je m’avisai tout à coup qu’il s’efforçait d’en venir à quelque chose, tout bonnement à me tirer les vers du nez. Il ne cessait de faire allusion à l’Europe, aux gens que j’étais censé y connaître, posant des questions insidieuses sur mes relations dans la ville sépulcrale et ainsi de suite. Ses petits yeux brillaient de curiosité comme des disques de mica, bien qu’il essayât de garder quelque apparence de détachement. Je fus étonné tout d’abord : je me sentis bientôt curieux de démêler ce qu’il attendait de moi. Je ne voyais vraiment pas ce qu’il pouvait y avoir en moi qui valût tant de peine. C’était ma foi assez drôle les illusions qu’il se faisait, car, en vérité, mon corps n’était plein que de frissons et ma tête que de l’histoire de ce satané vapeur. Il n’est pas douteux qu’il me prenait pour un impudent arriviste. À la fin, il perdit patience et pour dissimuler un mouvement de dépit violent, il se mit à bâiller. Je me levai. À ce moment je remarquai une petite esquisse à l’huile, représentant sur un panneau de bois, une femme, drapée et les yeux bandés, portant une torche allumée. Le fond était sombre, presque noir. Le mouvement de la femme était imposant et l’effet de la torche, sur le visage, sinistre.

« Cela m’intéressa et il resta debout près de moi, poliment, tenant la demi-bouteille à champagne (voir toniques médicinaux !) dans laquelle la bougie était fichée. À la question que je lui posai, il répondit que M. Kurtz avait peint cela, dans cette même Station, il y avait un peu plus d’un an, en attendant les moyens de regagner son poste. « Je vous en prie, fis-je, dites-moi qui est ce M. Kurtz !… »« Le chef de la Station de l’intérieur », répondit-il d’un ton bref et en détournant les yeux. « Bien obligé ! » dis-je en riant. « Et vous vous êtes le briquetier de la Station Centrale, Chacun sait cela… » Il demeura un instant silencieux. « C’est un prodige, dit-il enfin. Il est l’émissaire de la pitié, de la science, du progrès, du diable sait quoi encore… » Et brusquement, il se mit à déclamer. « Pour mener à bien l’œuvre qui nous a été dévolue, pour ainsi dire, par l’Europe, il nous faut élever notre intelligence, étendre nos sympathies, subordonner tout à notre objet… » « Qui dit ça ?… » demandai-je. « Des tas de gens, répliqua-t-il. Il y en a même qui l’écrivent ; et voilà pourquoi il est venu ici, un être exceptionnel, comme vous devriez le savoir… » Je l’arrêtai, sincèrement étonné : « Pourquoi devrais-je savoir ?… » Il ne prit pas garde à mon interruption – « Oui. Aujourd’hui, il est à la tête de la meilleure station ; l’an prochain, il sera directeur-adjoint : deux ans de plus et… – mais j’imagine que vous savez ce qu’il sera dans deux ans. Ne faites-vous pas partie de la nouvelle clique… la clique de la Vertu !… Les gens qui l’ont spécialement envoyé ici sont ceux mêmes qui vous ont recommandé… Oh ! ne niez pas ; j’ai des yeux pour voir !… » La lumière se fit en moi. Les influentes relations de mon excellente tante produisaient un effet inattendu sur ce jeune homme. Je faillis éclater de rire. « Alors, vous lisez la correspondance confidentielle de la Société ? » demandai-je. Il ne trouva pas un mot à répondre. C’était vraiment comique : « Quand M. Kurtz sera directeur-général, continuai-je, d’un ton sévère : c’est là un privilège dont vous ne jouirez plus… »

« Il souffla la bougie brusquement et nous sortîmes. La lune s’était levée. Des silhouettes noires rôdaient distraitement, tout en versant de l’eau sur les braises d’où s’échappait un sifflement ; la vapeur montait dans le clair de lune, le nègre battu gémissait quelque part. « Quel raffut fait cette brute ! » s’écria l’infatigable moustache apparaissant tout à coup. « C’est bien fait ! Infraction : châtiment… Bang ! – Impitoyable, impitoyable !… C’est la seule façon et cela empêchera tout incendie à l’avenir… Je disais justement au Directeur… » À ce moment il reconnut mon compagnon et changeant de ton aussitôt : « Pas encore couché ! » fit-il avec une sorte de servile cordialité. « C’est bien naturel d’ailleurs… Le danger, l’agitation ». Il s’éclipsa. Je me dirigeai vers la berge et l’autre me suivit ; j’entendis un murmure méprisant à mon oreille : « Tas d’idiots, va ! »

« On apercevait les pèlerins par groupes gesticulant, discutant. Plusieurs avaient encore leur bâton à la main. Je crois vraiment qu’ils emportaient leur bâton au lit ! Passé la clôture, la forêt se dressait, spectrale, sous la lune, et par-dessus les vagues rumeurs, les bruits mesquins de la misérable enceinte, le silence de ce pays vous allait droit au cœur, son mystère, sa grandeur, la saisissante réalité de sa vie cachée. Le nègre meurtri se lamentait faiblement quelque part, tout près de nous et ensuite il eut un soupir si profond que je pressai le pas. Une main à ce moment se glissa sous mon bras : « Mon cher Monsieur, je tiens à être bien compris, surtout par vous qui rencontrerez M. Kurtz longtemps avant que je n’aie ce plaisir. Je ne tiens pas à ce qu’il se fasse une fausse idée de mes dispositions… »

« Je le laissai, ce Méphistophélès de papier mâché, et en l’écoutant, il me paraissait que si je l’avais essayé, j’aurai pu le transpercer de mon index sans trouver à l’intérieur autre chose que, sans doute, un peu d’inconsistante saleté. Comprenez, il avait médité d’être quelque jour adjoint au directeur actuel, et je voyais bien que l’arrivée de ce Kurtz n’avait pas peu bouleversé leurs projets à tous deux. Il parlait avec précipitation et je ne tentai pas de l’arrêter. J’avais les épaules appuyées contre l’épave de mon vapeur, hissé sur la berge comme la carcasse de quelque énorme animal fluvial. L’odeur de la boue, de la boue des premiers âges, remplissait mes narines ; la noble tranquillité de la forêt primitive était devant mes yeux, et il y avait des taches luisantes sur l’eau noire de la crique, La lune avait répandu sur toutes choses une mince couche d’argent, sur l’herbe raide, sur la boue, sur la muraille de végétation entrelacée qui jaillissait plus haute que la muraille d’un temple, sur le grand fleuve lui-même, dont par une brèche obscure, je voyais couler étincelant l’ample courant sans murmure… Tout était grand, attentif, silencieux, cependant que cet homme se répandait en paroles sur lui-même. Et ce calme sur le visage de l’immensité qui nous regardait, je me demandais si c’était une supplication ou une menace. Qu’étions-nous pour nous être fourvoyés là ? Allions-nous soumettre cette chose muette ou être soumis par elle. Je sentis combien énorme, démesurément énorme était cette chose qui ne pouvait parler et peut-être était sourde aussi. Qu’y avait-il en elle ? J’en voyais bien sortir un peu d’ivoire et j’avais entendu dire aussi qu’elle contenait M. Kurtz. Dieu sait qu’on me l’avait assez corné aux oreilles !… Malgré tout, aucune image ne se faisait en moi, pas plus que si l’on m’eût dit qu’un ange ou un démon s’y abritait. J’y croyais comme certains croient que Mars est habité. J’ai connu autrefois un voilier écossais qui croyait dur comme fer qu’il y avait des hommes dans Mars. Si vous lui demandiez de quoi ils avaient l’air ou comment ils se comportaient, il devenait discret et marmottait quelque chose à propos de « marcher à quatre pattes ». Mais si vous faisiez mine de sourire, il vous proposait tout de suite, bien que ce fût un homme de soixante ans, de mettre bas la veste. Je n’aurais pas été jusqu’à me battre pour M. Kurtz, je faillis bien cependant aller en son honneur jusqu’au mensonge. Vous savez si je hais, si j’exècre, si je ne puis supporter le mensonge ; non que je sois plus droit qu’aucun autre, mais le mensonge m’épouvante. Il y a en lui un goût funèbre, un relent de mort qui me rappelle ce dont j’ai le plus horreur au monde, ce que par-dessus tout je tiens à oublier. Le mensonge me rend malade et me donne la nausée comme ferait de mordre dans quelque chose de pourri. Question de tempérament, je suppose ! Et pourtant je frisai bel et bien le mensonge en laissant ce jeune sot s’imaginer ce qui lui plut au sujet de mon influence en Europe : Oui, un instant, je ne fus plus qu’imposture moi-même, à l’égal des pèlerins ensorcelés, simplement parce que j’avais le vague sentiment de venir ainsi en aide à ce Kurtz qu’en ce moment je ne me figurais pas, comprenez-vous !… Il n’était qu’un nom pour moi. Je ne voyais pas plus l’homme derrière ce nom que vous ne le faites vous-mêmes. Car le voyez-vous ? Voyez-vous l’histoire ?… Voyez-vous quoi que ce soit ?… Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir, parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve, ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoisse qui se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, qui est l’essence même du rêve. »

Il garda un moment le silence.

« Non, c’est impossible. Il est impossible de rendre la sensation de vie d’une époque donnée de l’existence, ce qui en fait la réalité, la signification, l’essence subtile et pénétrante. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls… »

Il s’arrêta à nouveau comme s’il réfléchissait, puis ajouta : « Naturellement, vous autres, dans cette histoire, vous y voyez plus de choses que je ne faisais alors… Vous me voyez moi-même, que vous connaissez… »

L’obscurité était devenue si profonde que nous pouvions à peine nous distinguer les uns des autres. Depuis longtemps, déjà, assis à l’écart, il n’était plus pour nous qu’une voix. Personne ne soufflait mot. Les autres s’étaient peut-être assoupis, mais je veillais, et écoutais, épiant la phrase, le mot qui m’expliquerait l’indéfinissable malaise dégagé par ce récit qui semblait se façonner de soi-même, sans lèvres humaines pour lui donner forme, dans l’air épais de la nuit et du fleuve.

– « Oui, je le laissai aller, continuait Marlow, et penser ce qu’il voulut des Puissances qui étaient derrière moi. Voilà ce que je fis. Et il n’y avait rien derrière moi, sinon ce pauvre vieux vapeur estropié contre lequel je m’appuyais, tandis qu’il se répandait en paroles sur « la nécessité pour tout homme d’avancer. » – « Et quand on vient ici, voyez-vous – ce n’est pas pour bayer à la lune. M. Kurtz était un « génie universel » ; entendu, mais même un génie peut mieux travailler avec des « outils adéquats – des hommes intelligents ». Sans doute, il ne fabriquait pas de briques, mais une impossibilité matérielle s’y opposait, comme je le savais bien, et s’il faisait office de secrétaire pour le directeur, c’était bien parce que « aucun homme sensé ne rejette sans motifs la confiance que lui témoignent ses supérieurs. » M’en rendais-je compte ?… Oui, je m’en rendais compte. – Que voulais-je de plus alors ? Bon sang, ce que je voulais, c’était des rivets. Des rivets. Pour avancer mon travail et boucher ce trou. Il y en avait des caisses là-bas, à la côte, empilées, éclatées, fendues ! À chaque pas, dans la cour de cette station sur la colline, vous butiez contre un rivet égaré. Des rivets avaient même roulé dans le bosquet de la mort. Pour se bourrer les poches de rivets, il n’y avait qu’à prendre la peine de se baisser, et ici, où ils étaient nécessaires, il n’y en avait pas un seul ! Nous avions les tôles qu’il fallait, mais rien pour les assembler. Et chaque semaine, le courrier, un solitaire moricaud, son sac de lettres sur l’épaule, son bâton à la main quittait notre station pour la côte. Et plusieurs fois par semaine, une caravane s’amenait de la côte avec des marchandises de traite, d’affreux calicots glacés qui vous donnaient le frisson rien qu’à les regarder, des perles de verre à deux sous le quart, d’abominables mouchoirs de coton à pois. Mais de rivets point, alors que trois porteurs eussent suffi à amener tout ce qu’il fallait pour remettre le vapeur à flot.

« Il devenait maintenant familier, mais j’imagine que mon attitude réservée dut l’exaspérer à la longue car il jugea nécessaire de m’informer qu’il ne craignait ni Dieu ni diable, encore moins un simple mortel. Je lui dis que je n’en doutais pas, mais que ce que je désirais c’était une certaine quantité de rivets, qui étaient pareillement ce que M. Kurtz lui-même eût souhaité, s’il eût pu savoir ce qui se passait. Puisque des lettres envoyées chaque semaine à la côte… « Mon cher Monsieur, s’écria-t-il, je n’écris que ce qu’on me dicte !… » J’insistai. Pour un homme intelligent, il y a toujours moyen… Ses façons changèrent : il devint très froid et mit sans transition la conversation sur un hippopotame, se demandant si je n’étais pas dérangé par lui tandis que je dormais à bord, car je ne lâchais mon épave ni de jour ni de nuit. Il y avait un vieil hippopotame dont c’était la fâcheuse habitude de gravir les berges et de rôder là nuit dans les terrains de la Station. Les pèlerins alors avaient coutume d’effectuer une sortie en masse en déchargeant tous les fusils qui leur tombaient sous la main. Certains même avaient passé des nuits entières à l’affût. Tant d’énergie néanmoins avait été perdue : « L’animal, me dit-il, doit avoir un charme qui le protège, mais il n’y a que les animaux dans ce pays dont on puisse dire cela. Aucun homme, me comprenez-vous, aucun homme ici n’a de charme pour le protéger. » Il demeura un instant devant moi, dans le clair de lune, son nez délicatement crochu un peu de travers, ses yeux de mica luisant sans un battement de paupières ; sur son sec bonsoir ensuite, il s’éloigna. Je ne laissai pas de me rendre compte qu’il était troublé et fortement intrigué ; ce qui me mit plus d’espoir au cœur que je n’en avais eu depuis longtemps. Ce fut avec soulagement que je me détournai de cet individu pour retrouver mon influent ami, cette casserole de vapeur, tout délabré, tordu, en morceaux… Je grimpai à bord. Il résonnait sous mes pas comme une de ces boîtes à biscuit d’Huntley Palmers qu’on pousse à coups de pied dans le ruisseau. Il était peut-être de fabrication aussi robuste et d’une ligne plutôt moins gracieuse, mais je m’étais assez exténué dessus pour arriver à l’aimer. Aucun influent ami n’aurait pu mieux me servir. Il m’avait valu l’occasion de voir du pays, d’éprouver ce dont j’étais capable. Non, je n’aime pas le travail. Je préfère flâner en rêvant à toutes les belles choses qu’on pourrait faire. Je n’aime pas le travail : nul ne l’aime, mais j’aime ce qui est dans le travail, l’occasion de se découvrir soi-même, j’entends notre propre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas en façade, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils ne voient que le spectacle et jamais ne peuvent être bien sûr de ce qu’il signifie.

« Je n’éprouvai aucune surprise à trouver quelqu’un assis sur le pont à l’arrière, les jambes ballant au-dessus de la vase. J’avais fraternisé, voyez-vous, avec les quelques mécaniciens qui se trouvaient à la Station et que les pèlerins naturellement dédaignaient, à cause je suppose de leur manque de manières. Celui-ci était le contre-maître – chaudronnier de son métier, – excellent ouvrier. C’était un homme efflanqué, osseux, jaune de teint, avec de gros yeux expressifs. Son aspect était soucieux et son crâne aussi chauve que la paume de ma main, mais ses cheveux, en tombant, semblaient s’être raccrochés à son menton et avaient prospéré sur ce terrain nouveau, car la barbe lui pendait jusqu’à mi-corps. Il était veuf avec six jeunes enfants qu’il avait, pour venir ici, confiés à une de ses sœurs ; et les pigeons voyageurs faisaient la passion de sa vie. Il était à la fois un enthousiaste et un connaisseur. En parlant de pigeons, il devenait lyrique. Sa journée terminée, parfois il quittait sa case pour venir me parler de ses enfants et de ses pigeons. En travaillant, quand il avait à ramper dans la vase, sous la quille du bateau, il nouait sa fameuse barbe dans une espèce de serviette blanche qu’il apportait à cet effet. Elle était munie de boucles pour y passer les oreilles. Le soir, on le voyait accroupi sur la berge, rinçant avec grand soin son fourreau à barbe et l’étalant ensuite, solennellement, pour le faire sécher sur un buisson.

« Je lui allongeai une claque dans le dos en criant à tue-tête : « Nous aurons des rivets ! » Il fut sur pied d’un bond. « Des rivets !… Pas possible !… » comme s’il n’eut pu en croire ses oreilles. Puis, à voix basse, il ajouta : « Vous… Ah bah !… » Je ne sais pourquoi nous nous conduisions comme des toqués. Je posai un doigt au long de mon nez et hochai la tête d’un air mystérieux. « Bravo ! » s’écria-t-il en faisant claquer ses doigts, il leva la jambe. À mon tour j’esquissai une gigue, et nous nous mîmes à cabrioler sur le pont de fer. Un vacarme affreux s’éleva de la coque et la forêt vierge, de l’autre côté de la crique, en renvoya le roulement de tonnerre jusqu’à la Station assoupie. Il dut faire se dresser quelques-uns des pèlerins dans leur tanière. Une forme noire obscurcit le seuil éclairé de la case du Directeur, puis disparut et au bout d’un instant le seuil lui-même s’éteignit. Nous nous étions arrêtés et le silence qu’avait dispersé le battement de nos pieds à nouveau reflua vers nous. La haute muraille de verdure, une masse exubérante et enchevêtrée de troncs, de branches, de feuillages, de rameaux, de guirlandes, immobile dans le clair de lune, était pareille à une impétueuse avalanche de vie muette, une vague végétale, dressée, toute prête à déferler sur la crique et à balayer de leur petite existence les pauvres petits hommes que nous étions. Mais elle ne bougeait pas. Un éclat sourd, fait de reniflements et d’éclaboussements, nous parvint de loin, comme si un ichtyosaure eut été en train de prendre un bain de clarté dans le fleuve. « Après tout, dit le chaudronnier, d’un ton posé, pourquoi n’aurions-nous pas de rivets ? » Au fait, pourquoi pas ? Je ne voyais aucune raison qui pût nous empêcher d’en avoir. « Ils arriveront dans trois semaines », ajoutai-je avec confiance.

« Mais ils n’arrivèrent pas. Au lieu des rivets, il nous vint une invasion, une calamité, une visitation. Elle s’amena par sections, durant les trois semaines qui suivirent, chacune précédée par un âne qui portait un homme blanc, en complet neuf et souliers tannés, saluant de cette élévation à droite et à gauche, les pèlerins impressionnés. Une troupe querelleuse de nègres maussades, aux pieds endoloris, suivait sur les talons de l’âne. Force tentes, chaises de campement, cantines de zinc, caisses blanches, ballots bruns, furent jetés pêle-mêle dans un coin de la cour et l’atmosphère de mystère se faisait plus épaisse au-dessus du désordre de la Station. Cinq arrivages se succédèrent ainsi, avec la même apparence absurde de gens qui fuient en désordre, chargés des dépouilles d’innombrables magasins d’équipement et d’approvisionnement qu’ils auraient emportés au désert pour procéder à l’équitable partage du butin. C’était un inextricable fouillis de choses honnêtes en soi, mais à qui l’insanité de leurs propriétaires prêtait un aspect de produit de rapine.

« Cette estimable compagnie s’intitulait l’Expédition d’Exploration de l’Eldorado et je pense que ses membres étaient tenus par serment au secret. Leur conversation cependant était celle de sordides boucaniers ; elle était cynique sans audace, cupide sans hardiesse et cruelle sans courage ; dans toute la bande, il n’y avait pas un soupçon de prévoyance ou d’intention sérieuse : ils ne paraissaient même point se douter que de telles choses fussent nécessaires à la conduite des affaires de ce monde. Arracher des trésors aux entrailles de la terre était leur seul désir, sans plus de préoccupation morale qu’il n’y en a chez le cambrioleur qui fracture un coffre-fort. Qui supportait les frais de cette noble entreprise, je l’ignore, mais l’oncle de notre directeur était le chef de la bande.

« Extérieurement, il ressemblait à un boucher de quartier pauvre et ses yeux avaient une expression de ruse somnolente. Il portait une panse grasse avec ostentation sur des jambes courtes et durant tout le temps que sa troupe infesta la Station, il n’adressa la parole à personne si ce n’est à son neveu. On les voyait se promener du matin au soir, leurs têtes rapprochées dans une conversation qui ne finissait jamais.

« J’avais cessé de me tourmenter à cause de ces rivets. La faculté de souci dont on est capable à l’égard de ce genre de misère est plus restreinte qu’on ne l’imagine. J’envoyai le tout au diable et laissai aller les choses. J’avais ainsi du temps de reste pour méditer, et parfois, je donnais une pensée à Kurtz. Ce n’est pas qu’il m’intéressât vivement ; j’étais curieux cependant, de voir si cet homme, qui était venu ici avec certaines idées morales, arriverait à s’imposer malgré tout et de quelle façon, alors, il organiserait son affaire. »

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