III

« Je le considérai à mon tour, confondu d’étonnement. Il était là devant moi, en habit bariolé, comme s’il venait de s’échapper d’une troupe de baladins, enthousiaste et fabuleux. Le fait seul de son existence était invraisemblable, inexplicable, complètement déconcertant. Il était un de ces problèmes qu’on ne résout pas. Impossible d’imaginer comment il avait vécu, comment il avait pu parvenir si loin, comment il s’était arrangé pour y rester – pourquoi il n’avait pas disparu incontinent. – « J’ai poussé un peu plus avant, disait-il, et puis encore un peu plus, jusqu’au moment où je me suis trouvé être allé si loin que je ne vois trop comment j’arriverai jamais à revenir sur mes pas… Tant pis !… J’ai le temps. Je sais me débrouiller… Mais emmenez vite Kurtz – vite, je vous le dis !… » – L’enchantement de la jeunesse enveloppait ses haillons bigarrés, son dénuement, sa solitude, la profonde désolation de ce stérile vagabondage. Pendant des mois – des années ! – sa vie n’avait tenu qu’à un cheveu, et il était là vivant, bravement, étourdiment vivant et selon toute apparence indestructible, par la seule vertu de ses jeunes années et de son audace irréfléchie. Je me prenais à le considérer avec quelque chose comme de l’admiration, voire de l’envie. Un enchantement l’entraînait ; un autre enchantement le protégeait. Il n’attendait assurément rien de la sauvagerie que des espaces où respirer, des étendues où s’enfoncer. Son unique besoin était d’exister et de circuler en courant le plus de risques possibles, avec le maximum de privations. Si jamais l’esprit d’aventure, absolument pur, désintéressé et chimérique posséda un homme, c’était bien cet adolescent tout rapiécé. Je lui enviai presque la possession de cette claire et modeste flamme. Elle semblait avoir si bien consumé en lui toute pensée personnelle que même durant qu’il vous parlait, on oubliait que c’était à lui – cet homme-là, présent, devant vous – que toutes ces choses étaient arrivées. Je ne lui enviai pas toutefois sa dévotion pour Kurtz. Il n’avait pas délibéré sur ce point. Elle était venue à lui, et il l’avait acceptée avec une sorte d’ardent fatalisme. Je dois ajouter qu’à mes yeux, de toutes les choses qu’il avait rencontrées, celle-là était bien la plus dangereuse.

« Ils s’étaient accointés forcément, comme deux vaisseaux en panne se rapprochent et finissent par frotter leurs coques l’une contre l’autre… J’imagine que Kurtz éprouvait le besoin d’un auditoire, attendu qu’une fois, tandis qu’ils étaient campés dans la forêt, ils avaient passé toute la nuit à parler, – ou plus vraisemblablement, c’était Kurtz qui avait parlé… – « Nous avons parlé de tout, me dit-il, encore transporté à ce souvenir. J’en avais oublié la notion même du sommeil. Cette nuit ne me parut pas durer plus d’une heure… – De tout, de tout !… Et même d’amour… » « Il vous parlait d’amour », fis-je fort surpris. – Il eut un cri presque passionné. – « Oh, ce n’était pas ce que vous pensez !… Il parlait d’une manière générale… Il m’a fait comprendre des choses, bien des choses !… »

« Il leva les bras. Nous étions sur le pont à ce moment et le chef de mes coupeurs de bois, étendu non loin, tourna vers lui son regard lourd et brillant. Je jetai les yeux autour de moi, et je ne sais pourquoi, mais je vous assure que jamais cette terre, ce fleuve, cette brousse, l’arc même de ce ciel enflammé ne m’apparurent plus sombres et plus désespérés, plus impénétrables à tout sentiment, plus impitoyables à toute faiblesse humaine. – « Et depuis lors, fis-je, vous êtes demeuré avec lui, naturellement ?… »

« Point du tout. Il paraît que leurs relations avaient été très intermittentes pour diverses raisons. Il lui était arrivé, ainsi qu’il me l’apprit avec orgueil, de soigner Kurtz durant deux maladies de celui-ci (et il parlait de cela comme on ferait d’un exploit plein de risques…) mais, généralement, Kurtz errait seul dans les profondeurs de la forêt. « Souvent, quand je me rendais à cette station, il m’a fallu passer des jours et des jours à attendre qu’il revînt », dit-il, « et cela valait la peine d’attendre, parfois !… » – « Que faisait-il ?… De l’exploration… », demandai-je. – « Bien sûr ! » Il avait découvert des tas de villages et même un lac. Mon homme ne savait pas exactement dans quelle direction, car il était dangereux de poser trop de questions, mais la plupart des expéditions de Kurtz pourtant avaient l’ivoire pour objet. – « Toutefois, objectai-je, il ne devait plus avoir de marchandises à troquer. » Il détourna les yeux : « Oh, même à l’heure actuelle, il reste pas mal de cartouches !… » – « Appelons les choses par leur nom, fis-je. Il razziait simplement le pays ?… » Il fit oui de la tête. – « Il n’était pas seul sûrement… » Il bredouilla quelque chose au sujet des villages autour de ce lac. – « Kurtz, n’est-ce pas, suggérai-je, se faisait suivre par la tribu… » Il témoigna quelque embarras. – « Ils l’adoraient, » fit-il. Le ton de ces paroles était si extraordinaire que je le considérai avec attention. La répugnance qu’il éprouvait à parler de Kurtz se mêlait curieusement en lui au besoin de raconter. L’homme remplissait sa vie, occupait toutes ses pensées, commandait ses émotions : « Que voulez-vous ! » éclata-t-il. « Il est arrivé ici avec l’éclair et le tonnerre à la main : jamais ces gens n’avaient rien vu de pareil, ni d’aussi terrible. Car il pouvait être terrible !… Impossible de juger M. Kurtz comme on ferait d’un homme quelconque. Non, mille fois non !… Tenez – rien que pour vous donner une idée, un jour, je n’hésite pas à vous le dire, il a voulu me tirer dessus… mais je ne le juge pas !… » – « Tirer sur vous, m’écriai-je. Et pourquoi ?… » – « Oh, j’avais un petit lot d’ivoire que m’avait donné le chef du village, près de ma maison. J’avais l’habitude, voyez-vous, de tirer du gibier pour eux. Eh bien, il a prétendu l’avoir et rien ne l’en a fait démordre. Il a déclaré qu’il me fusillerait à moins que je ne lui donnasse l’ivoire et que je ne déguerpisse ensuite, attendu qu’il en avait le pouvoir et l’envie par surcroît, et qu’il n’y avait rien au monde qui pût l’empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c’était vrai… Je lui donnai l’ivoire. Cela m’était bien égal. Mais je ne déguerpis pas. Non, je n’aurais pu le quitter… Il me fallût être prudent, bien entendu jusqu’au moment où nous fûmes amis de nouveau, pour un temps. C’est alors qu’il eut sa seconde maladie. Ensuite, j’eus à me tenir à l’écart, mais je ne lui en voulais pas. Il passait la plus grande partie de son temps dans ces villages sur le lac. Quand il regagnait le fleuve, parfois il s’attachait à moi ; parfois aussi, il valait mieux pour moi garder mes distances. Cet homme souffrait trop. Il détestait toutes choses ici, et pour je ne sais quelle raison, il ne pouvait s’en détacher. Quand j’en eus l’occasion, je le suppliai encore de s’en aller, alors qu’il en était temps encore. Je lui offris de rentrer avec lui. Il acceptait et n’en demeurait pas moins ici. Il partait pour une autre chasse à l’ivoire, disparaissait pendant des semaines, s’oubliait parmi ces gens – oui, s’oubliait lui-même, comprenez-vous !… » – « Quoi, il est fou ! » fis-je. Il protesta avec indignation. M. Kurtz ne pouvait être fou. Si je l’avais entendu parler, il y a deux jours seulement, je n’aurais osé risquer une telle supposition… J’avais pris mes jumelles tandis qu’il parlait, et j’inspectais la rive, fouillant des yeux la lisière de la forêt de chaque côté de la maison et derrière celle-ci. Le sentiment qu’il y avait des yeux dans cette brousse – si silencieuse, si tranquille, aussi silencieuse et tranquille que la maison en ruines, sur le sommet de la colline – me mettait mal à l’aise. Pas la moindre trace sur la face des choses de l’extraordinaire histoire qui m’était moins contée que suggérée par ces exclamations désolées, ces haussements d’épaules, ces phrases interrompues, ces allusions finissant sur de profonds soupirs. La forêt demeurait impassible, comme un masque ; épaisse comme la porte close d’une prison, elle regardait d’un air de sagesse secrète, de patiente attente, d’inaccessible silence. Le Russe m’expliquait que Kurtz n’avait regagné le fleuve que depuis peu, ramenant avec lui tous les guerriers de cette tribu lacustre. Il était resté absent pendant plusieurs mois, – à se faire adorer, je suppose !… – et était rentré à l’improviste, méditant selon toute apparence quelque raid de l’autre côté du fleuve ou en aval. Évidemment le désir d’avoir un peu plus d’ivoire l’avait emporté sur – comment dirai-je !… – sur de moins matérielles aspirations… Cependant son état de santé avait empiré brusquement. – « J’appris qu’il était couché, privé de tous soins : aussi j’accourus et risquai le coup…, dit le Russe. « Oh, il est bas, il est très bas !… » Je dirigeai la lorgnette vers la maison. Aucun signe de vie : je n’apercevais que le toit croulant, la longue muraille de boue au-dessus des hautes herbes, avec trois trous en guise de fenêtres et dont aucun n’était pareil à son voisin ; tout m’apparaissait comme à portée de main, eût-on dit. Et tout à coup un geste m’échappa, et l’un des derniers poteaux qui subsistassent de la clôture évanouie disparut subitement du champ de ma vision. J’avais été frappé de loin, vous vous en souvenez, par certains essais de décoration que rendait d’autant plus remarquable l’état de délabrement du lieu. Il venait de m’être donné de les considérer de plus près et l’effet immédiat avait été de me faire rejeter la tête en arrière, comme pour éviter un coup ! L’un après l’autre, j’examinai soigneusement chacun des poteaux avec mes jumelles, et mon erreur m’apparut. Ces boules rondes étaient non pas ornementales, mais symboliques ; elles étaient, expressives et déconcertantes à la fois, saisissantes et troublantes, nourriture pour la pensée, pour les vautours aussi, s’il y en avait planant dans le ciel, nourriture en tout cas pour les fourmis assez avisées pour grimper aux montants. Elles auraient été plus impressionnantes encore, ces têtes fichées sur des pieux, si le visage n’en avait été tourné du côté de la maison. Une seule, la première que j’eusse remarquée, me faisait face. Je ne fus pas aussi écœuré que vous pouvez croire. Le recul que j’avais eu n’était en réalité qu’un mouvement de surprise. Je m’étais attendu somme toute à trouver là une boule de bois. Délibérément, je ramenai mon regard vers la première qui m’était apparue, : noire, sèche et recroquevillée, la tête aux paupières closes était toujours là, comme endormie au bout de son pieu, et même, avec ses minces lèvres retroussées, laissant voir l’étroite ligne blanche des dents, elle avait l’air de sourire, d’un sourire perpétuel, au rêve hilare et sans fin de l’éternel sommeil.

« Je ne divulgue aucun secret commercial. En fait, le Directeur me dit plus tard que les méthodes de M. Kurtz avaient ruiné le district. Je n’ai point d’opinion sur ce point, mais je tiens à marquer clairement qu’il n’y avait rien d’avantageux dans la présence de ces têtes. Elles témoignaient simplement que M. Kurtz était dénué de retenue dans la satisfaction de ses divers appétits, que quelque chose lui manquait, une pauvre petite chose qui, lorsque le besoin s’en faisait sentir, se cherchait en vain parmi tant de magnifique éloquence. Qu’il se rendît compte de cette lacune, je ne saurais le dire. Je crois qu’il en eut le sentiment vers la fin, presque à son dernier moment. La sauvagerie, elle, n’avait guère tardé à le percer à jour et s’était terriblement revanchée de la fantastique invasion. Il m’apparaît qu’elle lui avait chuchoté à l’oreille certaines choses sur lui-même qu’il ignorait, dont il n’avait pas le moindre soupçon, avant d’avoir pris conseil de la grande solitude – et le chuchotement s’était révélé irrésistiblement fascinateur. L’écho avait été d’autant plus profond en M. Kurtz qu’il était creux à l’intérieur… J’abaissai la lorgnette, et la tête qui m’était apparue si proche que j’aurais pu, pour ainsi dire, lui adresser la parole, disparut loin de moi dans l’inaccessible distance.

« L’admirateur de M. Kurtz était un peu penaud. D’une voix rapide et indistincte, il m’assura qu’il n’avait pas osé enlever ces… ces… – disons, ces symboles… Ce n’est pas qu’il eût peur des indigènes : ils n’auraient pas bougé, à moins que M. Kurtz ne leur fît signe. Son ascendant sur eux était extraordinaire. Le campement de ces gens entourait toute la station et chaque jour, les chefs venaient le voir. Ils s’avançaient en rampant… « Je ne tiens pas à savoir quoi que ce soit du cérémonial usité pour approcher M. Kurtz !… » criai-je. Curieux, j’eus l’impression que ces détails seraient moins supportables que la vue des têtes qui séchaient sur des pieux en face des fenêtres de M. Kurtz… Après tout, ce n’était là qu’un spectacle barbare, et dans cette obscure région de subtiles horreurs, où d’un bond j’avais été transporté, la simple sauvagerie, affranchie de toute complication, apportait du moins le réconfort réel d’une chose qui avait le droit d’exister – notoirement à la lumière du jour. Le jeune homme me regarda avec surprise. J’imagine qu’il ne lui était pas venu à l’esprit que M. Kurtz n’était pas une idole pour moi. Il oubliait que je n’avais entendu aucun de ses splendides monologues… sur quoi donc !…, ah, oui ! sur l’amour, la justice, la conduite de la vie, que sais-je encore… S’il fallait ramper devant M. Kurtz, il rampait comme le plus sauvage d’entre ces sauvages. Je ne me rendais pas compte des circonstances, fit-il. Ces têtes étaient celles de rebelles. Je le surpris considérablement en me mettant à rire. Rebelles ! Quelle était la prochaine qualification que j’allais entendre ? Il y avait déjà eu ennemis, criminels, ouvriers ; ceux-ci étaient des rebelles. Ces têtes rebelles pourtant avaient un air bien soumis au bout de leur bâton.

– « Vous ne soupçonnez pas à quel point une telle existence met à l’épreuve un homme comme M. Kurtz !… », s’écria le dernier disciple de M. Kurtz.

– « Eh bien, et vous ?… » fis-je. – « Moi ! Oh, moi, je ne suis qu’un pauvre diable !… Je n’ai point d’idées… Je n’attends rien de personne… Comment pouvez-vous me comparer à… » L’excès de son émotion l’empêchait de parler ; il s’arrêta court. « Je ne comprends pas, gémit-il. J’ai fait de mon mieux pour le garder en vie et cela me suffit. Je n’ai pas eu de part dans tout cela… Je suis une âme simple… Depuis des mois, ici, il n’y a pas eu le moindre médicament, pas une bouchée de quoi que ce soit à donner à un malade… Il a été honteusement abandonné… Un homme comme lui et avec de telles idées… Honteux, oui, c’est honteux… Et je… je n’ai pas fermé l’œil ces dix dernières nuits !… »

« Sa voix se perdit dans le calme du soir. Les ombrés allongées de la forêt avaient glissé jusqu’au bas de la colline, tandis que nous parlions, dépassant la baraque croulante et la rangée symbolique de poteaux. La pénombre à présent enveloppait tout cela, cependant que nous étions encore dans la clarté du soleil, et que le fleuve, en face de là, brillait toujours d’une éclatante et tranquille splendeur que bordait, au long de la rive et au-dessus d’elle, une bande obscure et ombragée. Pas une âme sur la berge. La brousse n’avait pas un frémissement.

« Et tout à coup, tournant l’angle de la maison, un groupe d’hommes apparut, comme surgi de terre. Ils avançaient enfoncés jusqu’à mi-corps dans les hautes herbes, formés en bloc compact et portant au milieu d’eux une civière improvisée. À l’instant, dans le vide du paysage, une clameur s’éleva, dont l’acuité perça l’air immobile ainsi qu’une flèche pointue volant droit au cœur du pays, et comme par enchantement, un torrent d’êtres humains nus, avec des lances dans leurs mains, avec des arcs, des boucliers, des yeux féroces et des gestes sauvages, fut lâché dans la clairière par la sombre et pensive forêt. La brousse trembla. Les hautes herbes un instant s’inclinèrent, et ensuite tout demeura coi dans une attentive immobilité.

– « Et maintenant, s’il ne dit pas le mot qu’il faut, nous sommes tous fichus… » fit le Russe à mon oreille. Le groupe d’hommes avec la civière s’était arrêté, lui aussi, comme pétrifié, à mi-chemin du vapeur. Par-dessus les épaules des porteurs, je vis l’homme de la civière se mettre sur son séant, décharné et un bras levé. – « Espérons, fis-je, que l’être qui sait si bien parler de l’amour en général trouvera quelque raison particulière de nous épargner cette fois !… » J’étais amèrement irrité de l’absurde danger de notre situation, comme si d’être à la merci de cet affreux fantôme eut été quelque chose de déshonorant. Je n’entendais pas un son, mais – au travers de mes jumelles, je distinguais le bras mince impérieusement tendu, la mâchoire inférieure qui remuait et les yeux de l’apparition brillant obscurément, enfoncés dans cette tête osseuse que de grotesques saccades faisaient osciller. Kurtz, Kurtz, cela signifie court en allemand, n’est-ce pas ?… Eh bien, le nom était aussi véridique que le reste de sa vie, que sa mort même. Il paraissait avoir sept pieds de long au moins. Il avait rejeté sa couverture et son corps atroce et pitoyable en surgissait comme d’un linceul. Je voyais remuer la cage de son thorax, les os de son bras qu’il agitait. Il était pareil à une vivante image de la mort, sculptée dans du vieil ivoire, qui aurait tendu la main, d’un air de menace, vers une immobile cohue d’hommes faits d’un bronze obscur et luisant. Je le vis ouvrir la bouche toute grande : il en prit un aspect extraordinairement vorace, comme s’il eut voulu avaler tout l’air, toute la terre, tous les hommes devant lui. Une voix profonde en même temps me parvint faiblement. Il devait crier à tue-tête !… Et soudain, il s’écroula. La civière vacilla tandis que les porteurs reprenaient leur marche en titubant, et presque en même temps, je remarquai que la foule des sauvages se dissipait sans qu’aucun mouvement de retraite fût nulle part perceptible, comme si la forêt qui avait si subitement projeté ces créatures les eût absorbé à nouveau, comme le souffle inhalé d’une longue aspiration.

« Quelques-uns des pèlerins, derrière la civière, portaient les armes de Kurtz, deux fusils de chasse, Une carabine de gros calibre, une autre, légère, à répétition, tous les tonnerres de ce vieux Jupiter. Le Directeur, penché vers lui, tout en marchant, lui parlait bas à l’oreille. On le déposa dans l’une des petites cabines, une espèce de réduit où il y avait tout juste la place d’une couchette et d’une où deux chaises de camp. Nous lui avions apporté le courrier qui s’était accumulé pour lui, et un monceau d’enveloppes déchirées, de lettres ouvertes jonchait son lit. Ses mains fourrageaient faiblement parmi tous ces papiers. Je fus frappé par le feu de ses yeux et la langueur compassée de son expression. Ce n’était pas l’épuisement de la maladie. Il ne semblait pas souffrir. Cette ombre avait l’air satisfait et calme, comme si, pour le moment, elle se fût sentie rassasiée d’émotions.

« Il froissa l’une des lettres et me regardant droit dans les yeux : « Très heureux de vous rencontrer ! » fit-il. Quelqu’un lui avait écrit à mon sujet. Toujours les recommandations ! Le volume du son qu’il émettait sans effort, sans presque prendre la peine de remuer les lèvres, me stupéfia. Quelle voix, quelle voix ! Elle était grave, profonde, vibrante, et l’on eût juré que cet homme n’était même plus capable d’un murmure… Pourtant, il lui restait encore assez de force – factice, sans nul doute – pour risquer de nous mettre tous à deux doigts de notre perte, comme vous allez le voir dans un instant.

« Le Directeur apparut silencieusement sur le pas de la porte. Je me retirai incontinent et il tira le rideau derrière moi. Le Russe que tous les pèlerins dévisageaient avec curiosité, observait fixement le rivage. Je suivis la direction de son regard.

« D’obscures formes humaines se distinguaient au loin devant la sombre lisière de la forêt, et au bord du fleuve, deux figures de bronze, appuyées sur leurs hautes, lances, se dressaient au soleil, portant sur la tête de fantastiques coiffures de peau tachetée, martiaux et immobiles, dans une attitude de statue. Et de long en large, sur la berge, lumineuse, une apparition de femme se mouvait, éclatante et sauvage.

« Elle marchait à pas mesurés, drapée dans une étoffe rayée et frangée, foulant à peine le sol d’un air d’orgueil, dans le tintement léger et le scintillement de ses ornements barbares. Elle portait la tête haute ; ses cheveux étaient coiffés en forme de casque ; elle avait des molletières de laiton jusqu’aux genoux, des brassards de fil de laiton jusqu’aux coudes, une tache écarlate sur sa joue basanée, d’innombrables colliers de perles de verre autour du cou, quantité de choses bizarres, de charmes, de dons de sorciers suspendus à son corps et qui étincelaient et remuaient à chacun de ses pas. Elle devait porter sur elle la valeur de plusieurs défenses d’éléphants ! Elle était sauvage et superbe, les yeux farouches, magnifique ; son allure délibérée avait quelque chose de sinistre et d’imposant. Et parmi le silence qui était subitement tombé sur ce mélancolique pays, l’immense sauvagerie, cette masse colossale de vie féconde et mystérieuse, semblait pensivement contempler cette femme, comme si elle y eût vu l’image même de son âme ténébreuse et passionnée.

« Elle s’avança jusqu’à la hauteur du vapeur, s’arrêta et nous fit face. Son ombre s’allongea en travers des eaux. Sa désolation, sa douleur muette mêlée à la peur du dessein qu’elle sentait se débattre en elle, à demi formulé, prêtait à son visage un aspect tourmenté et tragique. Elle demeura à nous considérer sans un geste, avec l’air, – comme la sauvagerie elle-même, – de mûrir on ne sait quelle insondable intention. Une minute tout entière s’écoula et puis elle fit un pas en avant. Il y eut un tintement faible, un éclat de métal jaune, une ondulation dans ses draperies frangées et elle s’arrêta, comme si le cœur lui eût manqué. Le jeune homme près de moi grommela. Derrière mon dos les pèlerins chuchotaient. Elle nous regardait comme si sa vie eût dépendu de l’inflexible tension de son regard. Soudain elle ouvrit ses bras nus et les éleva, tout droit, au-dessus de sa tête, comme dans un irrésistible désir de toucher le ciel et en même temps l’obscurité agile s’élança sur la terre et se répandant au long du fleuve, enveloppa le vapeur dans une étreinte sombre. Un silence formidable était suspendu au-dessus de la scène.

« Elle se détourna lentement, se mit à marcher en suivant la berge et rentra à gauche dans la brousse. Une fois seulement, avant de disparaître, elle tourna ses yeux étincelants vers nous.

– « Si elle avait fait mine de monter à bord, fit nerveusement l’homme rapiécé, je crois bien que j’aurais essayé de l’abattre d’un coup de fusil !… J’ai risqué ma peau chaque jour, toute cette quinzaine, pour la tenir à l’écart de la maison. Une fois elle y est entrée et quelle scène n’a-t-elle pas faite au sujet de ces haillons que j’avais ramassés dans le magasin pour raccommoder mes vêtements. Je n’étais pas présentable… Du moins, je pense que c’est de cela qu’elle parla à Kurtz comme une furie, pendant une heure, en me désignant de temps en temps… Je ne comprends pas le dialecte de cette tribu… J’ai quelque idée que Kurtz ce jour-là – heureusement pour moi – était trop malade pour se soucier de quoi que ce soit, autrement il y aurait eu du vilain… Je ne comprends pas… Non, tout cela me dépasse… Enfin, c’est fini, maintenant… »

À ce moment, j’entendis la voix profonde de Kurtz derrière le rideau. – « ME sauver !… Vous voulez dire, sauver l’ivoire… Ne m’en contez pas… ME sauver !… Mais c’est moi qui vous ai sauvés !… Vous contrariez tous mes projets pour le moment… Malade, malade !… Pas si malade que vous aimeriez à le croire… Tant pis… J’arriverai bien malgré tout à réaliser mes idées… Je reviendrai… Je vous ferai voir ce qu’on peut faire… Avec vos misérables conceptions d’épicier, vous vous mettez en travers de mon chemin… Je reviendrai… Je… »

« Le Directeur sortit. Il me fit l’honneur de me prendre par le bras et de me mener à l’écart. – « Il est très bas, vraiment très bas ! » fit-il. Il crut nécessaire de pousser un soupir, mais négligea de paraître affligé en proportion… « Nous avons fait ce que nous pouvions pour lui, n’est-il pas vrai ?… Mais il n’y à pas à dissimuler le fait : M. Kurtz a fait plus de tort que de bien à la Société, Il n’a pas compris que les temps n’étaient pas mûrs pour l’action rigoureuse. Prudemment, prudemment, – c’est là mon principe. Il nous faut être prudent encore. Pour quelque temps ce district nous est fermé ; c’est déplorable… Dans l’ensemble le commerce en souffrira. Je ne nie pas qu’il n’y ait une remarquable quantité d’ivoire – pour la plus grande partie fossile. – Il nous faut le sauver en tous cas – mais voyez comme la situation est précaire – et pourquoi ? Parce que la méthode est imprudente… » – « Appelez-vous cela, fis-je en regardant la rive, méthode imprudente !… » – « Sans aucun doute, s’écria-t-il avec chaleur. N’est-ce pas votre avis ?… » – « Absence complète de méthode », murmurai-je après un moment. – « Très juste ! exulta-t-il. Je m’y attendais !… Témoigne d’un manque complet de jugement. Il est de mon devoir de le signaler à qui de droit… – Oh, fis-je, ce garçon là-bas, – comment s’appelle-t-il, l’homme aux briques, fera pour vous là-dessus un rapport très présentable… Il demeura un instant confondu. Jamais, me parut-il, je n’avais respiré atmosphère aussi vile, et mentalement je me détournai vers Kurtz pour me réconforter – oui, je dis bien, pour me réconforter. – « Néanmoins j’estime, fis-je avec emphase, que M. Kurtz est un homme remarquable. » Il sursauta laissa tomber sur moi un lourd regard glacé, et très rapidement : « C’était un homme remarquable… » fit-il, et il me tourna le dos. Mon heure de faveur était passée. J’étais désormais, au même titre que Kurtz, mis au rancart, comme partisan des méthodes pour lesquelles les temps n’étaient pas mûrs. J’étais un « imprudent »… Du moins était-ce quelque chose d’avoir le choix de son cauchemar…

« En fait c’est vers la sauvagerie que je m’étais reporté et non vers M. Kurtz qui, je l’admettais volontiers, pouvait d’ores et déjà être considéré comme un homme en terre. Et pendant un instant, il me parut que moi aussi, j’étais enterré dans un vaste tombeau plein d’indicibles secrets. Un poids insupportable pesait sur ma poitrine : je sentais l’odeur de la terre humide, la présence invisible de la pourriture triomphante, l’obscurité d’une nuit impénétrable… Le Russe cependant me frappa sur l’épaule. Je l’entendis bredouiller et bégayer : « Les marins sont tous frères… Impossible dissimuler… Connaissance de choses propres à nuire à la réputation de M. Kurtz ». – J’attendis. Pour lui, évidemment, M. Kurtz n’était pas encore dans la tombe. Je soupçonne qu’à ses yeux, M. Kurtz était l’un d’entre les immortels. – « Eh bien ! fis-je, à la fin. « Parlez… Il se trouve que je suis l’ami de M. Kurtz, dans une certaine mesure… »

« Non sans formalité, il commença par déclarer que si nous n’avions pas appartenu à la même « profession », il aurait tout gardé pour lui, sans se soucier des conséquences. « Il soupçonnait qu’il y avait une malveillance délibérée à son égard chez ces blancs que… » – « Vous avez raison, » lui dis-je, me souvenant de certaine conversation que j’avais surprise. « Le Directeur considère que vous devriez être pendu… » Il manifesta à cette nouvelle une préoccupation qui m’étonna tout d’abord. « Il vaut mieux, fit-il gravement, que je m’éclipse sans bruit. Je ne puis rien faire de plus pour Kurtz maintenant, et ils auraient bientôt fait d’inventer quelque prétexte… Qu’est-ce qui les arrêterait ?… Il y a un poste militaire à cinq cents kilomètres d’ici. » – « Ma foi, répondis-je, peut-être vaut-il mieux que vous vous en alliez, si vous avez des amis parmi les sauvages de ce pays… » – « J’en ai quantité, reprit-il. Ce sont des gens simples et je n’ai besoin de rien, voyez-vous… » Il demeura un instant à se mordiller la lèvre. « Je ne souhaite aucun mal à ces blancs, continua-t-il ensuite, je songe avant tout à la réputation de M. Kurtz, mais vous êtes un marin, un frère et… » – « Ça va bien », répondis-je après un instant. « La réputation de M. Kurtz ne court avec moi aucun risque… » Je ne savais pas à quel point je disais vrai…

Il m’informa alors, en baissant la voix, que c’était Kurtz qui avait donné l’ordre d’attaquer le vapeur. « L’idée d’être emmené, parfois lui faisait horreur et parfois aussi… Mais je n’entends rien à ces questions… Je suis une âme simple. Il pensait qu’il vous ferait battre en retraite et que vous abandonneriez la partie, le croyant mort. Impossible de l’arrêter… Oh, j’ai passé de durs moments ce dernier mois… » – « C’est possible, fis-je, mais il est raisonnable maintenant. » – « Vous croyez ? » murmura-t-il d’un air pas très convaincu. – « Merci en tout cas », fis-je. « . J’ouvrirai l’œil… » – « Mais pas un mot, n’est-ce pas ?… » reprit-il avec une anxieuse insistance. « Ce serait terrible pour sa réputation si n’importe qui… » Avec une grande gravité, je promis une discrétion absolue. – « J’ai une pirogue et trois noirs qui m’attendent non loin. Je pars. Pouvez-vous me passer quelques cartouches Martini-Henry ? » J’en avais : je lui en donnai avec la discrétion qui convenait. Tout en me clignant de l’œil, il prit une poignée de mon tabac. – « Entre marins, pas vrai ?… Ce bon tabac anglais… » Arrivé à la porte de l’abri de pilote, il se retourna. – « Dites-moi, n’avez-vous pas une paire de chaussures dont vous pourriez vous passer ? » Il souleva sa jambe. – « Voyez plutôt ? » La semelle était liée, à la manière d’une sandale, avec des ficelles, sous son pied nu. Je dénichai une vieille paire qu’il considéra avec admiration avant de la passer sous son bras gauche. L’une de ses poches (rouge écarlate) était toute gonflée de cartouches ; de l’autre (bleu foncé) émergeait les Recherches de Towson. Il paraissait s’estimer parfaitement équipé pour affronter à nouveau la sauvagerie, – « Ah ! jamais, jamais plus je ne rencontrerai un homme comme celui-là !… Vous auriez dû l’entendre réciter des poésies, – ses propres poésies à ce qu’il m’a dit… » Des poésies ! Il roulait des yeux au souvenir de ces délices ! – « Ah ! il a élargi mon esprit… Au revoir… », fit-il. Il me serra les mains, et disparut dans la nuit. Je me demande parfois, si je l’ai vu, réellement vu, s’il est possible que je me sois trouvé en présence d’un tel phénomène…

« Lorsque je me réveillai, peu après minuit, son avertissement me revint à l’esprit et le danger qu’il m’avait fait sous-entendre, me parut, parmi l’obscurité étoilée, suffisamment réel pour mériter que je prisse la peine de me lever et de faire une ronde. Sur la colline, un grand feu brûlait, illuminant par saccades un angle oblique de la maison. Un des agents avec un piquet formé de quelques-uns de nos noirs montait la garde autour de l’ivoire, mais au loin, dans la forêt, de rouges lueurs qui vacillaient, qui semblaient s’élever du sol ou y replonger parmi d’indistinctes colonnes d’un noir intense, désignaient l’endroit exact du camp où les adorateurs de M. Kurtz prolongeaient leur inquiète veillée. Le battement monotone d’un gros tambour emplissait l’air de coups étouffés et d’une persistante vibration. Le murmure soutenu d’une multitude d’hommes qui chantaient, chacun pour soi, eût-on dit, je ne sais quelle étrange incantation sortait de la muraille plate et obscure de la forêt comme le bourdonnement des abeilles sort de la ruche, et produisait un étrange effet de narcotique sur mes esprits endormis. Je crois bien que je m’assoupis, appuyé sur la lisse jusqu’au moment où je fut réveillé dans un sursaut effaré par de soudains hurlements, l’assourdissante explosion d’une frénésie mystérieuse et concentrée… Cela s’arrêta aussitôt et le murmure des voix en reprenant donna presque l’impression calmante d’un silence. Je jetai un coup d’œil distrait sur la petite cabine. Une lumière brûlait à l’intérieur, mais M. Kurtz n’était plus là.

« Je crois bien que j’aurais crié si j’avais sur-le-champ pu en croire mes yeux, mais je ne les crus pas. Le fait paraissait à ce point impossible !… La vérité, c’est que je me sentais complètement désemparé par une terreur sans nom, purement abstraite, et qui ne se rattachait à aucune forme particulière de danger matériel. Ce qui faisait mon émotion si irrésistible, c’était – comment le définir – le choc moral que je venais de recevoir, comme si j’avais été confronté soudain à quelque chose de monstrueux, aussi insupportable à la pensée qu’odieux à l’esprit. Cela ne dura bien entendu que l’espace d’une fraction de seconde ; ensuite le sentiment normal du danger mortel et banal, la possibilité de la ruée soudaine, du massacre, que sais-je ! que j’entrevoyais imminent, me parut positivement réconfortante et bienvenue. En fait, je me sentis si bien tranquillisé que je ne donnai pas l’alarme.

« Il y avait un agent boutonné jusqu’au nez dans son ulster, qui dormait sur une chaise, à un mètre de moi. Les hurlements ne l’avaient pas réveillé ; il ronflait très légèrement. Je le laissai à ses songes et sautai sur la berge. Je n’eus pas à trahir M. Kurtz ; il était dit que je ne le trahirais jamais ; il était écrit que je resterais fidèle au cauchemar de mon choix. Je tenais à traiter seul avec cette ombre, et à l’heure actuelle, j’en suis encore à me demander pourquoi j’étais si jaloux de ne partager avec personne la particulière horreur de cette épreuve.

« Aussitôt que j’atteignis la rive, je distinguai une piste, une large piste dans l’herbe. Je me souviens de l’exaltation avec laquelle je me dis : Il est incapable de marcher : il se traîne à quatre pattes ; je le tiens !… – L’herbe était mouillée de rosée. J’avançais à grands pas, les poings fermés. J’imagine que j’avais quelque vague idée de lui tomber dessus et de lui administrer une raclée. C’est possible. J’étais plein d’idées ridicules. La vieille qui tricotait avec son chat près d’elle s’imposa à mon souvenir, et il m’apparaissait qu’elle était bien la personne la moins désignée au monde pour prendre une place à l’autre bout d’une telle histoire. Je voyais une file de pèlerins criblant l’air de plomb avec leurs Winchester appuyés à la hanche. J’avais l’impression que je ne retrouverais plus jamais le vapeur et je m’imaginais vivant seul et sans arme, dans une forêt, jusqu’à un âge avancé. Un tas de pensées absurdes !… Et je m’en souviens, je prenais les battements du tam-tam pour les battements de mon cœur et me félicitais de leur calme régularité.

« Je suivais la piste et m’arrêtais de temps en temps pour écouter. La nuit était très claire, une étendue d’un bleu sombre, étincelante de rosée et de la clarté des étoiles parmi laquelle des choses noires se dressaient immobiles. Puis je crus distinguer une sorte de mouvement devant moi. J’étais étrangement sûr de mon affaire cette nuit-là. Je quittai délibérément la piste et décrivis en courant un large demi-cercle (non sans ma foi ! je crois bien, rire dans ma barbe) de manière à me porter en avant de cette chose qui bougeait, de ce mouvement que j’avais aperçu, pour autant que j’eusse aperçu quelque chose… Je cernais bel et bien mon Kurtz, comme s’il se fût agi d’un jeu d’enfant.

« Je le rejoignis et même, s’il ne m’avait pas entendu venir, je serais tombé sur lui, mais il s’était redressé à temps. Il se leva, mal assuré, long, blême, indistinct, pareil à une vapeur exhalée par la terre et chancela légèrement, brumeux et silencieux cependant que derrière mon dos les feux palpitaient entre les arbres et qu’un murmure nombreux de voix s’échappait de la forêt. Je l’avais proprement coupé, mais quand, me trouvant face à face avec lui, je recouvrai mon sang-froid, le danger m’apparut sous son jour véritable. Il était loin d’être passé. Qu’arriverait-il s’il se mettait à crier ? Bien qu’il pût à peine se tenir debout, il lui restait pas mal de vigueur dans le gosier – « Allez-vous-en ! Cachez-vous !… » me dit-il de son accent profond. C’était affreux. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Nous étions à trente mètres du feu le plus proche. Une ombre noire se leva à ce moment et fit quelques pas sur de longues jambes noires, en agitant de longs bras noirs, dans le reflet du brasier. Elle avait des cornes – des cornes d’antilope, je pense – sur la tête. Quelque sorcier ou jeteur de sorts, sans doute ; il en avait bien la mine diabolique. « Savez-vous ce que vous faites ?… » murmurai-je. – « Parfaitement ! », répondit-il en élevant la voix sur ce mot qui résonna pour moi distant et clair à la fois, comme un appel dans un porte-voix. Pour peu qu’il se mette à faire du bruit, nous sommes fichus, pensai-je. Ce n’était pas évidemment une histoire à régler à coups de poings, abstraction faite de la répugnance très naturelle que j’éprouvais à frapper cette Ombre, cette misérable chose errante et tourmentée… – « Vous serez un homme fini, fis-je, irrémédiablement fini ! » On a parfois de ces inspirations ! Je venais de prononcer la parole qu’il fallait, bien qu’en vérité on n’imaginât pas qu’il pût être plus fini qu’il l’était déjà, à ce moment où se jetaient les fondations d’une intimité destinée à durer, à durer jusqu’à la fin et même au delà…

« J’avais de vastes projets !… » murmura-t-il d’un ton indécis. – « C’est possible, fis-je, mais si vous essayer de crier, je vous casse la tête avec, avec… – Il n’y avait ni pierre ni gourdin à proximité. – Je vous étrangle net, » rectifiai-je. – « J’étais à la veille de faire de grandes choses !… » insista-t-il d’une voix avide et d’un ton de regret, qui me glaça le sang… « Et à cause de ce plat coquin… » – « Votre succès en Europe, affirmai-je fermement, est de toute façon assuré… » Je ne tenais nullement à lui tordre le cou, vous comprenez, sans compter que cela m’aurait pratiquement servi à fort peu de chose. Je tentais simplement de rompre le charme, le charme pesant et muet de la sauvagerie, qui semblait vouloir l’attirer à elle, le reprendre dans son sein impitoyable en ranimant chez cet homme de honteux instincts oubliés, le souvenir de je ne sais quelles monstrueuses passions satisfaites. C’est là simplement, j’en suis persuadé, ce qui l’avait ramené à la lisière de la forêt, vers la brousse, vers l’éclat des feux, le battement des tam-tams, le bourdonnement des incantations inhumaines ; c’est là, avant tout, ce qui avait entraîné cette âme effrénée au delà des limites de toutes convoitises permises. Et le terrible de la situation, voyez-vous, tenait, non dans le risque que je courais d’être assommé, bien que je fusse assez vivement conscient de ce danger-là aussi, mais dans le fait que j’avais affaire à un être auprès de qui je ne pouvais faire appel à quoi que ce fût de noble ou de vil. Il me fallait, comme faisaient les nègres, l’invoquer lui-même, sa propre personne, sa dégradation même orgueilleuse et invraisemblable. Rien qui fût au-dessous ou au-dessus de lui, et je le savais. Il avait perdu tout contact avec le monde… Que le diable l’emporte ! Il avait bel et bien supprimé le monde… Il était seul, et devant lui j’en arrivais à ne plus savoir si j’étais encore attaché à la terre ou si je ne flottais pas dans l’air… Je vous ai dit les mots que nous échangeâmes, en répétant les phrases mêmes que nous prononçâmes – mais qu’est-ce que cela ! Vous n’y voyez que paroles banales, ces sons familiers et indéfinis qui servent quotidiennement… Pour moi, elles révélaient le caractère de terrifiante suggestion des mots entendus en rêve, des phrases prononcées durant un cauchemar. Une âme, si jamais quelqu’un a lutté avec une âme, c’est bien moi… Et notez que j’étais loin de discuter avec un insensé. Croyez-moi si vous voulez ; son intelligence était parfaitement lucide, – repliée sur elle-même, il est vrai, avec une affreuse intensité, mais lucide, et c’était là la seule prise que j’eusse sur lui, – sauf à le tuer bien entendu, ce qui au surplus était une piètre solution, à cause du bruit qu’il m’aurait fallu faire. Non, c’était son âme qui était folle ! Isolée dans la sauvagerie, elle s’était absorbée dans la contemplation de soi-même, et par Dieu ! je vous le dis, elle était devenue folle. Pour mes péchés, je le suppose, il me fallut subir cette épreuve de la contempler à mon tour. Aucune éloquence au monde ne saurait être plus funeste à notre confiance dans l’humanité que ne le fut sa dernière explosion de sincérité. Il luttait d’ailleurs contre lui-même ; je le voyais, je l’entendais… J’avais sous les yeux l’inconcevable mystère d’une âme qui n’avait jamais connu ni foi, ni loi, ni crainte, et qui néanmoins luttait aveuglément contre elle-même. Je contrôlai mes nerfs jusqu’au bout, mais lorsqu’enfin je l’eus étendu sur sa couchette j’essuyai mon front en sueur, tandis que mes jambes tremblaient sous moi, comme si c’était un poids d’une demi-tonne que j’eusse rapporté de la colline sur mon dos… Et pourtant, je n’avais fait que le soutenir, son bras osseux passé autour de mon cou – et il n’était pas beaucoup plus lourd qu’un enfant !…

« Lorsque le lendemain, nous nous remîmes en route, à midi, la foule, dont la présence derrière le rideau d’arbres n’avait cessé de m’être perceptible, afflua à nouveau de la forêt, emplit le défrichement, recouvrit la pente de la colline d’une masse nue, haletante et frémissante, de corps bronzés. Je remontai à contre-courant pendant un instant, pour virer ensuite et mille paires d’yeux suivaient le redoutable Démon-du-fleuve qui, bruyant et barbotant, frappait l’eau de sa queue et soufflait une fumée noire dans l’air. En avant du premier rang, au bord du fleuve, trois hommes barbouillés de rouge de la tête aux pieds s’agitaient de long en large sans répit. Quand nous arrivâmes à leur hauteur, ils firent face, frappèrent du pied, hochèrent leur tête encornée, balancèrent leur corps écarlate ; ils brandissaient vers le redoutable Démon une touffe de plumes noires, une peau galeuse à la queue pendante, quelque chose qui avait l’air d’une gourde séchée et à intervalles réguliers, ils hurlaient tous ensemble des kyrielles de mots extraordinaires qui ne ressemblaient aux sons d’aucune langue humaine, et le murmure profond de la multitude, subitement interrompu, était pareil aux répons de quelque satanique litanie.

« Nous avions porté Kurtz dans l’abri de pilote ; cet endroit était plus aéré. Étendu sur sa couchette, il regardait fixement par le volet ouvert. Il y eut un remous dans la masse des corps, et la femme à la tête casquée, aux joues bronzées, s’élança jusqu’au bord même de la rive. Elle tendit les mains, cria je ne sais quoi et la foule tout entière se joignit à sa clameur dans un chœur formidable de sons rapides, articulés, haletants.

– « Vous comprenez cela ?… » demandai-je.

« Il continuait de regarder au dehors, par-dessus moi, avec des yeux avides et furieux, une expression où le regret se mêlait à la haine. Il ne répondit pas, mais je vis un sourire, un indéfinissable sourire passer sur ses lèvres sans couleur, qui aussitôt se tordirent convulsivement. – « Si je comprends !… » fit-il lentement, tout pantelant, comme si ces mots lui eussent été arrachés par une puissance surnaturelle.

« À ce moment, je tirai le cordon du sifflet, et ce qui m’y décida fut d’apercevoir les pèlerins sur le pont qui sortaient leurs fusils avec l’air de se promettre une petite fête. Au bruit abrupt, une onde de terreur passa sur la masse coincée des corps. – « Arrêtez ! Arrêtez ! Vous allez les mettre en fuite !… » cria une voix désolée sur le pont. Je fis jouer le sifflet coup sur coup. Ils se débandèrent et commencèrent à courir : ils bondissaient, s’abattaient, fuyaient dans tous les sens pour échapper à la volante épouvante du sifflement. Les trois hommes rouges étaient tombés à plat-ventre, face contre terre, comme fauchés net. Seule, la femme barbare et magnifique n’avait pas fait mine de bouger et continuait de tendre tragiquement ses bras nus vers nous par-dessus le fleuve obscur et étincelant.

« Et c’est alors que ces imbéciles sur le pont commencèrent leur petite farce et je cessai de rien apercevoir, à cause de la fumée.

« Le sombre courant qui s’éloignait avec rapidité du cœur des ténèbres nous ramena vers la mer avec une vitesse double de celle de notre montée. La vie de Kurtz s’échappait non moins rapidement, entraînée par le reflux qui la poussait vers l’océan du temps inexorable. Le Directeur était très calme : il n’éprouvait plus à présent d’inquiétudes sérieuses ; il nous enveloppait tous les deux d’un regard sagace et satisfait : « l’affaire » s’était terminée aussi bien qu’il l’eût pu souhaiter. Je vis approcher le moment où j’allais être seul à représenter le parti des « méthodes imprudentes ». Les pèlerins déjà me considéraient d’un œil défavorable. J’étais, si je puis m’exprimer ainsi, accouplé au mort. Étrange, la manière dont j’acceptai cette association imprévue, ce choix de cauchemar qui m’avait été imposé sur une terre ténébreuse envahie par ces piètres et rapaces fantômes…

« Kurtz discourait. Quelle voix ! Elle conserva sa profonde sonorité jusqu’à la fin. Elle survivait à sa force pour continuer de dissimuler sous les draperies magnifiques de l’éloquence l’aride obscurité de son cœur… Ah, il luttait ! Il luttait ! Le désert de sa pensée fatiguée était hanté à présent d’images brumeuses, images de gloire et de fortune circulant servilement autour de son inépuisable don d’expression noble et élevée. « Ma Fiancée, ma station, ma carrière, mes projets » – tels étaient les thèmes de ces manifestations de sentiments sublimes. L’ombre du vrai Kurtz se tenait au chevet creux du simulacre qui avait eu pour destin d’être bientôt enfoui dans la moisissure de cette terre des premiers âges. L’amour diabolique et la haine surnaturelle des mystères qu’elle avait pénétrés se disputaient la possession de cette âme saturée d’émotions primitives, avide de gloire trompeuse, de faux honneurs, de toutes les apparences de succès et du pouvoir.

« Parfois il était risiblement puéril. Il rêvait de rois pour l’attendre à la gare, à son retour de je ne sais quel effroyable Nulle Part où il se proposait d’accomplir de grandes choses. – « Faites-leur voir, disait-il, que vous avez en vous quelque chose de réellement profitable, et il n’est pas de limite aux égards qu’on aura pour votre mérite. Bien entendu, c’est à vous qu’il appartient de contrôler vos mobiles – de justes mobiles toujours !… » Les longues étendues du fleuve, l’une à l’autre pareilles, les tournants monotones, exactement semblables, glissaient au long du vapeur, avec leurs multitudes d’arbres séculaires qui considéraient patiemment ce misérable fragment d’un autre monde, avant-coureur de changement, de conquête, de négoce, de massacres, de bénédictions. Les yeux à l’avant, je gouvernais, « Fermez le volet ! » dit un jour Kurtz brusquement, « je ne puis plus supporter de voir cela… » Je fis ce qu’il demandait. Il y eut un silence. « Ah ! je te briserai le cœur tout de même !… » cria-t-il à l’invisible sauvagerie.

« Nous eûmes une panne, comme je m’y attendais, et il fallut nous arrêter à la pointe d’une île pour procéder aux réparations. Ce retard fut la première chose qui ébranla la confiance de Kurtz. Un matin, il me donna une liasse de papiers et une photographie, le tout lié avec un cordon de chaussure. – « Gardez cela pour moi, fit-il. Ce malfaisant imbécile – il voulait dire le Directeur – est capable de fouiller dans mes caisses lorsque j’aurai le dos tourné… » Dans l’après-midi je le revis. Il était étendu sur le dos, les yeux fermés, et je me retirais sans bruit quand je l’entendis murmurer : « Vivre honnêtement, mourir, mourir… » Je tendis l’oreille. Il n’y eut rien de plus. Répétait-il quelque discours pendant son sommeil, ou était-ce un fragment d’article de journal ?… Il avait collaboré à des journaux et comptait le faire à nouveau, « pour la propagation de mes idées : c’est un devoir pour moi… »

« Les ténèbres qui l’entouraient étaient impénétrables. Je l’observais comme on considère de haut un homme étendu au fond d’un précipice où le soleil jamais ne luit. Mais je n’avais guère de loisirs à lui consacrer, parce que j’aidais le mécanicien à démonter les cylindres qui fuyaient, à redresser une bielle faussée et autres préparations du même genre. Je vivais au milieu d’un infernal fouillis de rouille, de limaille, de boulons, d’écrous, de clefs anglaises, de forets à cliquet, toutes choses que j’abomine parce que je n’arrive pas à m’en servir. Je surveillais aussi la petite forge qu’heureusement nous avions à bord et trimais dur parmi un sacré tas de ferraille, à moins que la tremblote de la fièvre ne m’empêchât de tenir sur mes jambes.

« Un soir, entrant avec une bougie allumée, je fus surpris de l’entendre dire d’une voix un peu tremblante : « Je suis étendu dans le noir à attendre la mort… » La lumière en fait brûlait à moins d’un pied de son visage. Je fis effort sur moi-même pour lui dire : « Pas de bêtises, voyons !… », et demeurai penché au-dessus de lui, comme cloué sur place.

« Jamais je n’avais vu, – et j’espère bien n’avoir plus jamais à revoir – rien qui approchât du changement qui s’était opéré sur ses traits. Je n’étais pas apitoyé, certes ! J’étais fasciné. On eût dit qu’un voile avait été déchiré. Sur cette face d’ivoire, je discernais l’expression d’un sombre orgueil, d’une farouche puissance, d’une terreur abjecte, et aussi d’un désespoir immense et sans remède. Revivait-il sa vie dans le détail de chacune de ses convoitises, de ses tentations, de ses défaillances, durant ce suprême instant de parfaite connaissance ? Deux fois, d’une voix basse il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n’était guère qu’un souffle : « L’horreur ! L’horreur !… »

« Je soufflai la bougie et sortis de la cabine. Les pèlerins dînaient dans le carré : je gagnai ma place en face du Directeur qui leva les yeux pour me jeter un regard interrogateur que je réussis à éluder. Il se pencha en arrière, serein, avec un sourire particulier dont il scellait les profondeurs inexprimées de sa médiocrité. Une grêle continue de petites mouches s’abattait sur la lampe, sur la nappe, sur nos visages et nos mains. Soudain, le boy du Directeur montra son insolente face noire au seuil de la porte et déclara d’un ton d’insultant mépris :

– « Moussou Kurtz… lui, mort… »

« Tous les pèlerins s’élancèrent pour aller voir. Je ne bougeai pas et poursuivis mon dîner. Mon insensibilité, j’imagine, dut être jugée révoltante. Je ne mangeai guère, cependant. Il y avait une lampe là – de la lumière, comprenez-vous – et au-dehors il faisait si affreusement noir ! Je n’approchai plus de l’homme remarquable qui avait prononcé un tel jugement sur les aventures terrestres de son âme. La voix s’était éteinte. Y avait-il jamais eu autre chose ?… Je ne fus pas sans savoir cependant que, le lendemain, les pèlerins enfouirent quelque chose dans un trou plein de boue.

« Et ensuite, il s’en fallut de peu qu’ils ne m’enterrassent à mon tour.

« Toutefois, comme vous voyez, je n’allai pas rejoindre Kurtz sur-le-champ. Non. Je demeurai pour endurer le cauchemar jusqu’au bout et témoigner ma fidélité à Kurtz une fois de plus. C’était la destinée : Ma destinée ! Quelle chose baroque que la vie : cette mystérieuse mise en œuvre d’impitoyable logique pour quels desseins dérisoires !… Le plus qu’on en puisse attendre, c’est quelque lumière sur soi-même, acquise quand il est trop tard et, ensuite, il n’y a plus qu’à remâcher les regrets qui ne meurent pas, – J’ai lutté avec la mort. C’est le plus morne combat qui se puisse concevoir. Il se déroule dans une pénombre impalpable, rien sous les pieds, rien autour de vous, pas de témoins, nulle clameur, nulle gloire, aucun grand désir de victoire, pas grande appréhension non plus de défaite, et quelle morbide atmosphère de tiède scepticisme, sans ferme conviction de votre bon droit et encore moins de celui de l’adversaire. Si telle est la forme de sagesse suprême, la vie vraiment est une plus profonde énigme que certains d’entre nous se l’imaginent. Il tint à un cheveu que je n’eusse l’occasion de prononcer ma dernière parole, et je constatai avec humiliation que probablement je n’aurais rien eu à dire. Voilà pourquoi j’affirme que Kurtz fut un homme remarquable. Il eut quelque chose à dire ; il le dit. Depuis que j’ai moi-même jeté un regard par-delà le seuil, je comprends mieux la signification de son fixe regard, qui n’apercevait plus la flamme de la bougie, mais était assez étendu pour embrasser l’univers tout entier, assez perçant pour pénétrer tous les cœurs qui battent dans les Ténèbres. Il avait conclu, il avait jugé : « L’horreur ! » – C’était un homme remarquable. Après tout, c’était là l’expression d’une façon de croyance ; elle avait sa naïveté, sa conviction ; il y avait un vibrant accent de révolte dans son murmure ; c’était le visage terrifiant de la vérité qu’on vient d’apercevoir ; le bouleversant mélange du désir et de la haine. Et ce dont je me souviens avec le plus de netteté, ce n’est pas de ma propre extrémité : vision grisâtre, sans forme, remplie de douleur physique et d’un mépris inconscient pour toutes les choses qui s’effacent, pour la douleur même. – Non, c’est par son agonie que j’ai l’impression d’avoir passé. Il avait, lui, il est vrai, fait le dernier pas, il avait franchi le seuil dont il m’avait été donné de détacher mes pieds hésitants. Et peut-être est-ce là ce qui fait la différence ; peut-être toute la sagesse, toute la vérité, toute la sincérité tiennent-elles précisément dans cet inappréciable instant où nous passons le seuil de l’Invisible… Peut-être !… J’aime à croire : que ma conclusion n’aurait pas été qu’un mot de mépris insouciant. Mieux vaut son cri, cent fois !… C’était une affirmation, une victoire morale, achetée par d’innombrables défaites, des terreurs abominables, des satisfactions abominables ; mais c’était une victoire. Et c’est pourquoi je suis demeuré fidèle à Kurtz jusqu’au bout et même au delà : quand bien plus tard, j’entendis à nouveau, non pas sa voix, mais l’écho de sa magnifique éloquence qui jaillissait vers moi d’une âme aussi lucidement pure qu’une falaise de cristal.

« Non, ils ne m’enterrèrent pas, bien qu’il y ait eu en fait une période de mon existence dont je ne me souviens que confusément, avec un étonnement frissonnant, comme d’un passage au travers d’un monde sans espoir et sans désir. Je finis par me retrouver dans la ville des sépulcres, excédé de l’aspect des gens qui se pressaient dans la rue pour se dérober mutuellement quelques sous, absorber leur infâme cuisine, avaler leur bière malsaine, rêver leurs rêves médiocres et imbéciles. Ils empiétaient sur mes pensées. C’étaient des intrus et leur prétendue connaissance de la vie n’était à mes yeux qu’irritante prétention, tant j’étais assuré qu’ils ne pouvaient savoir les choses que je savais. Leur attitude, qui était simplement celle de créatures ordinaires vaquant à leurs affaires dans un sentiment de parfaite sécurité, me paraissait intolérable comme l’outrageante suffisance de la folie en face d’un danger qu’elle est incapable de discerner. Je ne me sentais aucun désir spécial de les éclairer, mais quelquefois j’avais peine à me retenir de pouffer au nez de ces personnages gonflés de suffisance. Il me faut dire que je ne me sentais pas fort bien à cette époque. Je me traînais dans les rues (il y avait plusieurs affaires à régler) en ricanant amèrement en face de personnes parfaitement respectables. Je reconnais que ma conduite était inexcusable, mais ma température était rarement normale en ce temps-là. Et les efforts que faisait mon excellente tante « pour me rendre des forces » semblaient bien être tout à fait à côté de la question, mes forces ne laissaient rien à désirer, mon imagination, tout simplement, demandait à être calmée. J’avais gardé le paquet de papiers que m’avait donné Kurtz, ne sachant trop qu’en faire. Sa mère était morte récemment, soignée, me dit-on, par la Fiancée de son fils. Un monsieur rasé de près, d’allure officielle et portant des lunettes d’or, vint me voir un jour et me posa diverses questions, enveloppées tout d’abord, discrètement pressantes ensuite, au sujet de ce qu’il se plaisait à appeler certains « documents ». Je n’éprouvai aucune surprise, attendu que là-bas j’avais déjà eu deux attrapades à ce propos avec le Directeur. Je m’étais refusé à livrer le moindre bout de papier du paquet, et j’observai la même attitude à l’égard de l’homme à lunettes. Il finit par devenir confusément menaçant et, avec chaleur, me fit observer que la Société avait des droits sur le moindre renseignement touchant ses « territoires ». – « Et, ajoutait-il, les lumières qu’avait M. Kurtz sur les régions inexplorées ont dû être très étendues et très particulières, étant donné ses grandes capacités et les circonstances déplorables dans lesquelles il s’est trouvé. Par suite… ». Je l’assurai que les lumières de M. Kurtz, si étendues fussent elles, ne portaient sur aucun problème administratif ou commercial. Il invoqua le nom de la Science. « Ce serait une perte incalculable si… » et ainsi de suite. Je lui offris le rapport sur la Suppression des Coutumes Barbares, dont le post-scriptum avait été préalablement déchiré. Il s’en saisit avec empressement, mais en terminant, il eut une moue dédaigneuse : « Ce n’est pas ce que nous avions le droit d’attendre », remarqua-t-il. « N’attendez rien d’autre, fis-je. Il n’y a que des lettres personnelles ». Il se retira sur une vague menace de mesures judiciaires et je ne le revis plus. Mais un autre gaillard, se disant le cousin de Kurtz, apparut deux jours après et se déclara désireux d’avoir les détails les plus complets sur les derniers moments de son cher parent. Incidemment, il me donna à entendre que Kurtz avait été, avant tout, un grand musicien. « Il avait tout ce qu’il fallait pour le plus grand succès… », me dit l’homme, un organiste, je crois, dont les raides cheveux gris débordaient un col d’habit graisseux. Je n’avais aucune raison de mettre en doute cette affirmation et même à l’heure actuelle, je demeure incapable de dire quelle était la vocation de Kurtzpour autant qu’il en eût une – et quel était le plus éminent de ses talents. Je l’avais pris pour un peintre qui écrivait dans les journaux ou, inversement, pour un journaliste qui savait peindre, mais le cousin, lui-même, qui durant la conversation se bourrait le nez de tabac, ne fut pas en mesure de m’indiquer ce que Kurtz avait été, exactement. C’était un « génie universel » ; j’en tombai d’accord avec le vieux bonhomme qui, là-dessus, se moucha bruyamment dans un vaste mouchoir de coton et se retira avec une agitation sénile, emportant quelques lettres de famille et des notes sans importance. Finalement s’amena un journaliste, désireux d’obtenir quelques informations sur le sort de son « cher collègue ». Ce visiteur m’informa que l’activité de Kurtz aurait dû s’orienter du côté de la politique, d’une politique « à tendances populaires ». Il avait des sourcils touffus et droits, les cheveux raides tondus ras, un monocle au bout d’un large ruban et, devenant expansif, il me confia qu’à son avis Kurtz n’était pas écrivain pour un sou : « Mais, bon Dieu ! ce qu’il savait parler… Il électrisait son auditoire !… C’était un convaincu, voyez-vous : il avait la foi… Il arrivait à croire en n’importe quoi !… Il eût fait un admirable chef de parti avancé. » – « De quel parti ?… » demandai-je. – « N’importe quel parti ! » répondit l’autre. « C’était un… un extrémiste… N’était-ce pas mon avis ? » – Je l’admis. – « Et savais-je, reprit-il, avec un élan subit de curiosité, ce qui l’avait poussé à aller là-bas ? » – « Oui, » fis-je et incontinent, je lui fourrai entre les mains le fameux Rapport avec autorisation de le publier s’il le jugeait à propos. Il le parcourut hâtivement, en marmottant tout le temps, opina que « cela irait » et s’esquiva avec son butin.

« Je finis par demeurer avec une mince liasse de lettres et le portrait de la jeune fille. J’avais été frappé de sa beauté – j’entends de la beauté de son expression. Je sais qu’on arrive à faire mentir jusqu’à la lumière du jour, mais on sentait bien qu’aucun artifice de pose ou d’éclairage n’avait pu prêter à ses traits une aussi délicate nuance d’ingénuité. Elle apparaissait prête à écouter sans réserve, sans méfiance, sans une pensée pour soi-même. Je décidai que j’irais la voir et lui remettrais moi-même son portrait et ses lettres. Curiosité ? – sans doute et aussi quelque autre sentiment, peut-être… Tout ce qui avait appartenu à Kurtz m’était passé entre les mains : son âme, son corps, sa station, ses projets, son ivoire, sa carrière. Il ne restait guère que son souvenir et sa Fiancée, et dans un certain sens je tenais à céder cela aussi au passé, à confier personnellement tout ce qui me restait de lui à cet oubli qui est le dernier mot de notre sort commun. Je ne me défends pas. Je ne me rendais pas clairement compte de ce qui se passait en moi. Peut-être n’était-ce qu’instinctive loyauté ; peut-être réalisation d’une de ces ironiques nécessités qui se dissimulent derrière les événements de l’existence humaine. Je n’en sais rien, je ne cherche pas à expliquer. Simplement j’allai chez elle.

« J’imaginais que le souvenir de Kurtz était pareil à tous les souvenirs d’autres morts, qui s’accumulent dans la vie de chaque homme – vague impression faite sur la mémoire par les ombres qui l’ont effleurée durant leur rapide et suprême passage. Mais devant la haute et massive porte, entre les larges maisons d’une rue aussi tranquille et respectable qu’une allée de cimetière, bien entretenue, il m’apparut ainsi que dans une vision, couché sur son brancard, la bouche voracement ouverte, comme pour dévorer la terre tout entière avec toute l’humanité. Il surgit à ce moment devant moi, aussi vivant qu’il l’avait jamais été, ombre avide, de magnifique apparence et d’épouvantable réalité, ombre plus noire que l’ombre de la nuit et drapé noblement dans les plis de son éloquence éclatante. La vision parut pénétrer dans la maison en même temps que moi : la civière, les porteurs fantômes, la cohue sauvage des dociles adorateurs, l’obscurité de la forêt, l’étincellement du fleuve entre les courbes embrumées, le battement du tam-tam régulier et voilé comme le battement d’un cœur, du cœur des Ténèbres victorieuses. Ce fut un moment de triomphe pour la sauvagerie, une ruée envahissante et vengeresse que j’aurais, semblait-il, à refouler, seul pour le salut d’une autre âme. Et le souvenir de ce que je lui avais entendu dire là-bas, dans la lueur des feux, au sein de la patiente forêt, tandis que les ombres encornées s’agitaient derrière moi ces phrases entrecoupées retentirent à nouveau en moi, dans leur sinistre et terrifiante sincérité. Je me rappelai ses abjectes instances, ses abjectes menaces, l’ampleur démesurée de ses basses convoitises, la médiocrité, le tourment, l’orageuse angoisse de son âme. Et ensuite il me parut revoir l’air nonchalant et posé dont il me dit un jour : « « Tout cet ivoire en réalité m’appartient. La Société n’a rien eu à payer pour l’obtenir. Je l’ai recueilli moi-même, à mes risques personnels. Je crains cependant qu’ils n’essaient d’y prétendre comme s’il était à eux. Hum ! c’est un point délicat… Que pensez-vous que je doive faire : résister ! Hé, je ne demande rien de plus que justice, après tout !… » Il ne demandait rien de plus que justice, rien que justice !… Je sonnai à une porte d’acajou au premier étage, et tandis que j’attendais, il semblait me regarder du fond du panneau verni, de son regard immense et vaste qui étreignait, condamnait, exécrait tout l’univers. J’eus l’impression que j’entendais son cri, son cri à voix basse : « l’horreur ! l’horreur !… »

« L’ombre tombait. On me fit attendre dans un ample salon où trois hautes fenêtres s’ouvrant du plancher au plafond, avaient l’air de piliers lumineux et drapés. Des dorures luisaient sur les pieds recourbés et le dossier des fauteuils. La large cheminée de marbre était d’une froide et monumentale blancheur. Un piano à queue s’étalait massivement dans un angle, avec d’obscurs reflets sur ses plans unis, pareil à un sombre sarcophage poli. Une haute porte s’ouvrit, se referma. Je me levai. « Elle s’avança, tout en noir, la face pâle, comme flottant vers moi dans le crépuscule. Elle était en deuil. Il y avait plus d’un an qu’il était mort : plus d’un an depuis que la nouvelle était arrivée, mais il apparaissait bien qu’elle était destinée à se souvenir et à pleurer toute la vie. Elle prit mes deux mains dans les siennes et murmura : « J’avais entendu dire que vous viendriez… » Je remarquai qu’elle n’était pas très jeune – j’entends qu’elle n’avait rien de la jeune fille. Elle avait, de l’âge mûr, toutes les aptitudes à la fidélité, à la foi, à la souffrance. La pièce s’était faite plus obscure, comme si toute la triste lumière de cet après-midi couvert se fût réfugiée sur son front. Cette chevelure blonde, ce pâle visage, ce dur sourcil, semblaient comme entourés d’un halo cendré d’où les yeux sombres me dévisageaient. Leur regard était innocent, profond, respirant la confiance et l’invitant à la fois. Elle portait sa tête meurtrie, comme si elle eût été fière de sa meurtrissure, comme si elle eût voulu dire : moi seule sais le pleurer comme il le mérite ! Mais tandis que nos mains se touchaient encore, un air de si affreuse désolation passa sur sa face que je compris qu’elle n’était point de celles dont le temps se fait un jouet. Pour elle, c’est hier seulement qu’il était mort. Et vraiment, l’impression fut si saisissante qu’à moi aussi, il sembla n’être mort qu’hier – que dis-je ? à l’instant même… Je les vis l’un et l’autre au même endroit du temps : la mort de celui-là, la douleur de celle-ci. Je vis quelle avait été sa douleur : je revis ce qu’avait été sa mort. Comprenez-moi. Je les vis ensemble, je les entendis en même temps. Elle m’avait dit, avec un sanglot profond dans la voix : « J’ai survécu !… » et cependant mes oreilles abusées croyaient entendre distinctement, mêlé à ses accents de regret tragique, le murmure décisif par quoi l’autre avait prononcé son éternelle condamnation. Je me demandai ce que je faisais là, non sans un sentiment de panique dans le cœur, comme si je m’étais fourvoyé en quelque région de cruels et absurdes mystères interdits au mortel.

« Elle me mena vers un siège. Nous nous assîmes. Je déposai doucement le paquet sur la petite table et elle mit la main dessus.

– « Vous le connaissiez bien… » murmura-t-elle après un instant de douloureux silence.

– « L’intimité est prompte, là-bas, fis-je. Je le connaissais aussi bien qu’il est possible à un homme d’en connaître un autre…

– « Et vous l’admiriez, reprit-elle. Il était impossible de le connaître et de ne pas l’admirer, l’est-ce pas ?…

– « C’était un homme remarquable »… fis-je d’une voix mal assurée. Et devant la fixité implorante de son regard qui semblait attendre autre chose encore, je repris : « Il était impossible de ne pas…

– « De ne pas l’aimer !… » acheva-t-elle gravement, cependant que je demeurais muet et confondu. – « Que c’est vrai ! Que c’est vrai !… Mais penser que personne ne l’a connu comme je l’ai connu… J’avais toute sa noble confiance… C’est moi qui le connaissais le mieux… »

– « C’est vous qui le connaissiez le mieux », répétai-je. Et peut-être était-ce exact. Mais à chaque parole qui était prononcée, la pièce se faisait plus sombre, son front seul, uni et clair, demeurait illuminé, de l’inextinguible lumière de la foi et de l’amour…

– « Vous étiez son ami, continua-t-elle. Son ami, répéta-t-elle un peu plus haut. Vous devez l’avoir été, puisqu’il vous a donné ceci et qu’il vous a envoyé vers moi… Je sens que je puis vous parler et… Ah ! il faut que je parle… Je veux que vous sachiez, vous qui avez recueilli ses derniers mots, que j’ai été digne de lui. Ce n’est pas de l’orgueil… Eh bien, oui, je suis fière de savoir que je l’ai compris mieux que quiconque au monde – c’est lui-même qui me l’a dit… Et depuis que sa mère est morte, je n’ai eu personne, personne pour… pour… »

« J’écoutais. L’obscurité s’épaississait. Je n’étais même pas assuré d’avoir reçu la liasse qui lui était destinée. J’ai quelque lieu de croire que ce qu’il avait voulu me confier, c’était un autre paquet de papiers qu’un soir, après la mort de Kurtz, j’avais vu entre les mains du Directeur qui les examinait sous la lampe. Et la jeune fille parlait, tirant de la certitude qu’elle avait de ma sympathie un réconfort dans son affliction ; elle parlait comme boit l’homme altéré. J’avais entendu dire que ses fiançailles avec Kurtz n’avaient pas été approuvées par sa famille. Peut-être n’était-il pas assez riche… En fait j’ignore s’il n’avait pas été un pauvre diable toute sa vie. Il m’avait donné quelque raison de supposer que c’était l’impatience de sa pauvreté relative qui l’avait poussé là-bas.

– « Qui n’eût pas été son ami, après l’avoir entendu parler !… » disait-elle. – « C’est par ce qu’ils avaient de meilleur en eux qu’il prenait tous les hommes… » Elle me jeta un regard intense. – « C’est le don des plus grands, reprit-elle, et le son de sa voix basse semblait trouver son accompagnement dans les autres bruits, pleins de mystère, de désolation et de tristesse que j’avais entendus ailleurs ; le ruissellement du fleuve, le bruissement des arbres agités par le vent, les murmures de la cohue sauvage, le faible frémissement des mots incompréhensibles proférés au loin, le soupir d’une voix qui parlait par-delà le seuil des ténèbres éternelles. – « Mais vous l’avez entendu !… Vous savez !… » s’écria-t-elle.

– « Oui, je sais !… » fis-je, avec je ne sais quoi dans le cœur qui ressemblait à du désespoir, mais incliné devant la foi qui l’animait, devant cette grande illusion salutaire qui brillait d’un éclat surnaturel dans les ténèbres, les victorieuses ténèbres dont je n’aurais su la défendre, dont je ne pouvais me défendre moi-même.

– « Quelle perte pour moi – pour nous, se reprit-elle avec une magnanime générosité, et elle ajouta dans un murmure : « pour le monde entier »… Aux dernières lueurs du crépuscule je pouvais distinguer la lumière de ses yeux pleins de larmes, de larmes qui ne voulaient pas couler.

– « J’ai été très heureuse, très fortunée, très fière, continua-t-elle. Trop fortunée, trop heureuse pendant quelque temps. Et maintenant je suis malheureuse pour toujours… »

« Elle se leva. Ses cheveux blonds semblaient recueillir, dans un scintillement doré, tout ce qui restait de clarté dans l’air. Je me levai à mon tour.

– « Et de tout cela, fit-elle encore, avec désolation, de tout ce qu’il promettait, de toute sa grandeur, de cette âme généreuses de ce cœur si noble, il ne reste plus rien – rien qu’un souvenir… Vous et moi…

– « Nous nous souviendrons toujours de lui !… » fis-je hâtivement.

– « Non, s’écria-t-elle. Il est impossible que tout soit perdu, qu’une vie comme la sienne soit sacrifiée sans rien laisser derrière elle – sinon de la douleur… Vous savez quels étaient ses vastes projets. Je les connaissais aussi. Peut-être ne comprenais-je pas. Mais d’autres étaient au courant. Il doit demeurer quelque chose. Ses paroles au moins ne sont pas mortes !… »

– « Ses paroles resteront, dis-je…

– « Et son exemple, murmura-t-elle, comme pour elle-même. On avait les yeux fixés sur lui. Sa bonté brillait dans toutes ses actions. Son exemple…

– « C’est vrai, fis-je. Son exemple demeure aussi. Oui, son exemple, je l’oubliais…

– « Mais non, je n’oublie pas. Je ne puis, je ne puis croire encore, je ne puis croire que je ne le reverrai plus, que personne ne le verra plus jamais… »

« Comme vers une image qui s’éloigne, elle joignit ses mains pâles et tendit ses bras qui, à contre-jour de l’étroite et pâlissante lueur de la fenêtre, apparurent tout noirs. Ne plus jamais le revoir ! – Je le revoyais à ce moment bien assez distinctement !… Toute ma vie, je reverrai ce loquace fantôme, et je la verrai elle-même, ombre tragique et familière, pareille dans son attitude, à une autre, également tragique, et ornée de charmes impuissants, qui étendait ses bras nus, au-dessus du scintillement du fleuve infernal, du fleuve de ténèbre. Soudain, elle dit, très bas : « Il est mort comme il a vécu… »

– « Sa mort, fis-je, cependant qu’une sourde irritation montait en moi, a été de tous points digne de sa vie.

– « Et je n’étais pas auprès de lui, » murmura-t-elle.

Mon irritation céda à un sentiment de pitié sans bornes.

– « Tout ce qui pouvait être fait… », bredouillai-je.

– « Ah ! J’avais foi en lui plus que quiconque au monde !… Plus que sa propre mère… Plus que lui-même. Il avait besoin de moi… Ah ! J’aurais jalousement recueilli le moindre de ses soupirs, ses moindres paroles, chacun de ses mouvements, chacun de ses regards. »

Je sentis une main glacée sur ma poitrine. « Ne l’ai-je pas fait ?… » dis-je d’une voix étouffée.

– « Pardonnez-moi !… J’ai si longtemps pleuré en silence, en silence. Vous êtes demeuré avec lui, jusqu’au bout… Je songe à son isolement… Personne auprès de lui pour le comprendre, comme je l’aurais compris… Personne pour entendre…

– « Jusqu’au bout, fis-je d’un ton saccadé… J’ai entendu ses derniers mots… » Je m’arrêtai, saisi.

– « Répétez-les, murmura-t-elle d’un ton accablé. Je veux, je veux avoir quelque chose avec quoi je puisse vivre… »

« Je fus sur le point de lui crier : « Mais ne les entendez-vous pas ? » L’obscurité autour de nous ne cessait de les répéter dans un chuchotement persistant, dans un chuchotement qui semblait s’enfler de façon menaçante, comme le premier bruissement du vent qui se lève : « L’horreur ! L’horreur !… »

– « Son dernier mot : que j’en puisse vivre !… » reprit-elle. « Ne comprenez-vous donc pas que je l’aimais, je l’aimais, je l’aimais ! »

Je me ressaisis et parlant lentement :

– « Le dernier mot qu’il ait prononcé : ce fut votre nom… »

Je perçus un léger soupir et mon cœur ensuite cessa de battre, comme arrêté net par un cri exultant et terrible, un cri d’inconcevable triomphe et de douleur inexprimable : « Je le savais, j’en étais sûre !… » Elle savait. Elle était sûre. Je l’entendis sangloter : elle avait caché son visage dans ses mains. J’eus l’impression que la maison allait s’écrouler avant que je n’eusse le temps de m’esquiver, que le ciel allait choir sur ma tête. Mais rien de pareil. Les cieux ne tombent pas pour si peu. Seraient-ils tombés, je me le demande, si j’avais rendu à Kurtz la justice qui lui était due ?… N’avait-il pas dit qu’il ne demandait que justice ? Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais lui dire. C’eût été trop affreux, décidément trop affreux… » Marlow s’arrêta et demeura assis à l’écart, indistinct et silencieux, dans la pose de Bouddha qui médite. Personne, pendant un moment, ne fit un mouvement. – « Nous avons manqué le premier flot de la marée », fit l’administrateur tout à coup. Je relevai la tête. L’horizon était barré par un banc de nuages noirs et cette eau, qui comme un chemin tranquille mène aux confins de la terre, coulait sombre sous un ciel chargé, semblait mener vers le cœur même d’infinies ténèbres.

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