Chapitre XLV

– « Lorsque Tamb’ Itam, ramant impétueusement, arriva en vue de la ville, les femmes pressées sur les plates-formes des maisons attendaient le retour de la flottille de Dain Waris. La ville avait un air de fête : çà et là, des hommes qui portaient encore à la main lance ou fusil, s’avançaient en groupes ou se tenaient sur la berge. Les boutiques de Chinois s’étaient ouvertes de bonne heure, mais la place du marché était déserte. Une sentinelle, postée encore au coin du fort, aperçut Tamb’ Itam et signala son arrivée aux défenseurs de l’enceinte. La porte était large ouverte. Tamb’ Itam bondit sur la berge et se précipita. La première personne qu’il aperçut fut la jeune femme, qui sortait de la maison.

« Échevelé, haletant, les lèvres tremblantes et les yeux égarés, Tamb’ Itam resta un instant muet devant elle, comme si un sortilège eût soudain scellé sa bouche. Puis il éclata tout à coup ! – « Ils ont tué Dain Waris et nombre d’autres guerriers ! » Elle joignit les mains, et ses premiers mots furent : « – Ferme les portes ! » La majorité de la garnison avait regagné ses foyers, et Tamb’ Itam expédia vivement les hommes qui restaient pour leur tour de garde. Bijou se tenait debout au milieu de la cour, tandis que les autres couraient à droite et à gauche. – « Doramin ! » lança-t-elle avec un accent de détresse, au moment où Tamb’ Itam passait devant elle. En repassant, il répondit vivement à la pensée de la jeune femme : – « Oui ! Mais nous détenons toute la poudre de Patusan ! » Elle lui saisit le bras, et montrant la maison : – « Va l’appeler ! » murmura-t-elle en tremblant.

« Tamb’ Itam monta l’escalier au galop. Son maître dormait. – « C’est moi, Tamb’ Itam, avec des nouvelles qui ne peuvent attendre », cria-t-il, du seuil de la porte. Il vit Jim se retourner sur l’oreiller en ouvrant les yeux, et lança tout de suite : « Jour de malheur Tuan : jour maudit ! » Jim se redressa sur le coude pour l’écouter, comme avait fait Dain Waris. Alors Tamb’ Itam commença son récit, en s’efforçant de mettre de l’ordre dans son histoire. Il appelait Dain Waris « Panglina » et disait : « Le Panglina a alors donné l’ordre au chef de ses bateliers de « donner à manger à Tamb’ Itam… », lorsque son maître mit pied à terre et le regarda avec un visage si décomposé, que les mots s’arrêtèrent dans sa gorge.

– « Achève », cria Jim ; « Il est mort ? » – « Longue vie à vous ! » répondit Tamb’ Itam. « C’est une affreuse trahison. Il s’était levé aux premiers coups de feu, et il est tombé. » Jim alla vers la fenêtre, et ouvrit le volet d’un coup de poing. La chambre s’éclaira. Il se mit alors à donner à son serviteur des ordres d’une voix calme mais rapide, pour faire assembler et lancer à la poursuite des fugitifs une flottille de canots ; il allait prévenir tel et tel chef, dépêcher des messages. Tout en parlant le jeune homme s’était assis sur le bord du lit et se penchait pour lacer ses bottes à la hâte. Mais relevant soudain son visage rougi : – « Pourquoi, restes-tu là ? » s’écria-t-il, « ne perds pas de temps ! » Tamb’ Itam ne bougeait pas. – « Pardonne-moi, Tuan, mais… mais… » se mit-il à balbutier. – « Quoi donc ? », cria son maître, à voix haute et avec un regard terrible, en se penchant, les deux mains crispées au bord du lit. – « Il n’est pas prudent pour ton serviteur de se montrer parmi le peuple », répondit Tamb’ Itam, après un moment d’hésitation.

« Alors Jim comprit. Il avait renoncé à un monde pour échapper aux conséquences d’un petit saut impulsif, et maintenant l’autre monde, l’œuvre de ses propres mains, tombait en ruine sur sa tête. Il n’était pas prudent, pour son serviteur, de sortir au milieu de son peuple à lui ! Je crois qu’à cette minute précise, il décida de jeter au désastre le seul défi qui lui parût possible, mais tout ce que je sais, c’est qu’il sortit sans un mot de sa chambre et s’assit à la longue table où il avait pris l’habitude de régler les affaires de son monde, et de proclamer chaque jour la vérité qui habitait certainement son cœur. Les Sombres Puissances ne lui voleraient pas deux fois sa paix. Tamb’ Itam suggéra avec déférence l’idée de préparatifs de défense. La femme que Jim aimait s’approcha de lui, et lui parla, mais il fit un signe de la main, et elle fut consternée par la muette supplication de ce geste qui implorait le silence. Elle sortit sur la véranda, et s’assit au seuil comme pour protéger, de son corps, son ami contre les dangers du dehors.

« Quelles pensées traversèrent la tête de Jim ? Quels souvenirs ? Qui pourrait le dire ? Tout s’était effondré, et lui qui s’était un jour montré infidèle à l’attente des hommes, avait à nouveau perdu leur confiance. C’est alors, je le suppose, qu’il tenta d’écrire… À quelqu’un… Mais il y renonça. La solitude se refermait sur lui. C’est en son seul nom que des hommes lui avaient confié leur vie, et pourtant, comme il avait dit, rien ne pourrait jamais les amener à comprendre. Au-dehors, on ne l’entendait pas faire le moindre bruit. Vers le soir, il se montra à la porte et appela Tamb’ Itam. – « Eh bien ? » demanda-t-il. – « Il y a beaucoup de pleurs et de colère aussi », répondit le Malais. Jim leva les yeux sur lui : – « Ah, tu sais ? » murmura-t-il. – « Oui, Tuan », répondit Tamb’ Itam. « Ton serviteur sait, et les portes sont fermées. Il faudra combattre. » – « Combattre ? Pourquoi cela ? » demanda Jim. – « Pour nos vies ! » – « Je n’ai plus de vie ! » fit-il. Tamb’ Itam entendit à la porte un cri de la jeune femme. – « Qui sait ? » fit-il. « L’audace et la ruse peuvent encore assurer notre salut. Il y a beaucoup de terreur aussi, dans le cœur des hommes. » Il sortit, en pensant vaguement aux bateaux et à la mer ouverte, et en laissant ensemble Jim et la jeune femme.

« Je n’ai pas le cœur de vous narrer ici ce qu’elle m’a laissé entrevoir de cette lutte menée, une heure ou plus, contre lui pour la possession de son bonheur. Ce que Jim pouvait garder d’espoir, ce qu’il attendait, ce qu’il imaginait est impossible à dire. Il resta inflexible, et dans la solitude de plus en plus profonde de son obstination, son âme semblait s’élever au-dessus des ruines de son existence. Elle lui criait à l’oreille : – « Il faut combattre ! » Elle ne pouvait pas comprendre. Il n’y avait rien à gagner en combattant. C’est d’une autre façon qu’il allait montrer sa puissance et vaincre sa fatale destinée. Il s’avança dans la cour, et derrière lui, les cheveux épars, le visage hagard, haletante, la jeune femme sortit en trébuchant, et s’appuya au chambranle de l’entrée. – « Ouvrez les portes », ordonna-t-il. Après quoi, se tournant vers ceux de ses hommes qui étaient restés dans la cour, il leur donna la permission de rentrer chez eux. – « Pour combien de temps, Tuan ? » demanda timidement l’un d’eux. – « Pour toujours », répondit-il d’un ton morne.

« Un grand silence était tombé sur la ville, après l’explosion de pleurs et de lamentations qui avait passé sur le fleuve, comme une rafale de vent sortie d’un abîme ouvert de douleur. Mais de sourdes rumeurs volaient, en remplissant les cœurs de consternation et d’horribles doutes. Les bandits allaient revenir, en ramenant une foule de leurs acolytes sur un grand navire, et il n’y aurait plus de refuge pour personne dans le pays. Une impression d’insécurité totale envahissait les esprits, comme au cours d’un tremblement de terre, et les hommes se chuchotaient leurs soupçons en se regardant, comme s’ils se fussent trouvés en face de quelque effroyable présage.

« Le soleil s’abaissait au-dessus des forêts, lorsqu’on rapporta au campong de Doramin le corps de Dain Waris. Quatre hommes portaient le cadavre, pieusement recouvert d’un linceul blanc que la vieille mère avait envoyé à la porte, pour le retour de son fils. On le posa aux pieds de Doramin et le vieillard resta longtemps immobile, les yeux baissés, une main sur chaque genou. Les branches des palmiers se balançaient mollement, et les feuilles des arbres fruitiers s’agitaient au-dessus de sa tête. Armés de pied en cap, les hommes de sa tribu étaient là jusqu’au dernier, quand le vieux Nakhoda finit par lever les yeux. Son regard passa lentement sur la foule, comme s’il eût cherchér un visage absent, puis son menton retomba contre sa poitrine. La rumeur d’une nombreuse assemblée se mêlait au frémissement léger de la verdure.

« Le Malais qui avait conduit à Samarang Tamb’ Itam et la jeune femme assistait à la scène. Il n’était pas aussi furieux que bien d’autres, m’expliqua-t-il, mais pénétré de stupeur et d’épouvante devant la soudaineté du destin des hommes, suspendu sur leur tête comme un nuage gros de tonnerre. Lorsque le corps de Dain Waris fut découvert, sur un signe de Doramin, celui que l’on appelait souvent « l’ami du seigneur blanc », apparut inchangé, les paupières entrouvertes, comme s’il allait s’éveiller, Doramin se pencha encore un peu, comme un homme qui cherche un objet tombé à ses pieds. Ses yeux scrutaient le cadavre, pour y trouver la blessure peut-être. Elle était très petite, en plein front. Nul mot ne fut prononcé lorsqu’un des assistants s’accroupit pour ôter de la main froide et raide l’anneau d’argent qu’il tendit en silence à Doramin, mais un murmure d’effroi et d’horreur courut dans la foule à la vue de ce symbole familier. Le vieux Nakhoda le regarda, et poussa tout à coup un grand cri féroce, un hurlement de douleur et de furie, puissant comme le beuglement d’un taureau blessé, qui remplit d’épouvante les cœurs de tous les guerriers, tant il exprimait clairement, sans paroles, de colère et de peine. Un lourd silence plana un instant, pendant que quatre hommes emportaient le corps à l’écart. Ils le déposèrent sous un arbre, et aussitôt, avec un grand cri prolongé, toutes les femmes de la maison se mirent à gémir ensemble ; elles se lamentaient avec des voix aiguës ; le soleil se couchait, et, dans les intervalles des lamentations forcenées, chantaient seules les voix monotones de deux vieillards qui psalmodiaient le Coran.

« À cette heure-là, Jim, appuyé sur un affût de canon, contemplait le fleuve, en tournant le dos à sa demeure ; du seuil de la porte, la jeune femme, haletante comme si elle eût dû s’arrêter dans un furieux élan, le regardait à travers la cour. Debout à quelques pas de son maître, Tamb’ Itam attendait patiemment ce qui allait arriver. Tout à coup, Jim, qui semblait perdu dans un rêve paisible, se tourna vers lui en disant : – « Il est temps d’en finir. »

– « Tuan ? » fit Tamb’ Itam en s’avançant allègrement. Il ne voyait pas ce que son maître voulait dire, mais dès que Jim fit un mouvement, Bijou quitta sa place pour traverser la cour. Aucun des familiers de la maison n’était alors en vue. La jeune femme chancelait légèrement, et à mi-chemin, elle appela Jim, qui paraissait à nouveau plongé dans la contemplation du fleuve. Il se retourna en s’adossant au canon. – « Veux-tu te battre ? » cria-t-elle. – « Il n’y a pas de quoi se battre », répondit-il ; « rien n’est perdu. » Et il fit un pas vers elle. – « Veux-tu fuir ? » cria-t-elle de nouveau. – « Il n’y a pas de fuite possible », répondit-il, en s’arrêtant court, cependant que la jeune femme, immobile aussi et silencieuse, le dévorait des yeux. – « Alors tu vas aller là-bas ? » fit-elle lentement. Il baissa la tête. « Ah ! » s’écria-t-elle avec un regard oblique, « tu es un menteur ou un fou. Te souviens-tu de la nuit où je te suppliais de me quitter, et où tu me répondais que tu ne le pouvais pas ? Que c’était chose impossible… ! Impossible… ! Te souviens-tu d’avoir affirmé que tu ne me quitterais jamais ? Pourquoi ? Je ne te demandais pas de promesses ! C’est toi qui m’as promis, sans que j’exige rien… Rappelle-toi ! » – « Cela suffit, ma pauvre fille », soupira-t-il ; « je ne vaux pas la peine d’être gardé ! »

« Tamb’ Itam m’a raconté que, pendant cette conversation, sa maîtresse fut prise d’un rire violent et insensé, comme un être en proie à l’esprit de Dieu. Son maître se prit la tête dans les mains. Il portait ses vêtements ordinaires, mais n’avait pas de chapeau sur la tête. Bijou cessa brusquement de rire. – « Pour la dernière fois », menaça-t-elle, « veux-tu te défendre ? » – « Rien ne saurait me toucher ! » affirma-t-il, dans un ressaut suprême de superbe égoïsme. Tamb’ Itam vit la jeune femme se pencher en avant, ouvrir les bras et se précipiter vers Jim. Elle se jeta sur sa poitrine et lui étreignit le cou.

– « Ah ! Je vais te retenir comme cela ! » cria-t-elle ; « tu es à moi ! »

« Elle sanglotait sur son épaule. Immense et rouge-sang au-dessus de Patusan, le ciel semblait un flot coulant d’une veine ouverte. Un énorme soleil pourpre se nichait entre les cimes des arbres et la forêt prenait, au-dessous de lui, une teinte sombre et sinistre.

« L’aspect du ciel, ce soir-là, était, à croire Tamb’ Itam, redoutable et menaçant de colère. Je le crois volontiers, sachant que, ce même jour, un cyclone était passé à moins de soixante milles de la côte, sans déterminer d’ailleurs, dans le pays, autre chose qu’un léger mouvement de l’atmosphère.

« Tout à coup, Tamb’ Itam vit Jim saisir le bras de sa compagne, en s’efforçant de lui dénouer les mains. Elle se pendait à son cou, la tête renversée en arrière, et ses cheveux touchaient le sol. – « Ici ! » appela Jim, et le Malais l’aida à soulever le corps de la pauvre fille. Il fut difficile de délier ses doigts. Penché sur elle, Jim regarda profondément son visage et prit tout à coup son élan vers l’embarcadère. Tamb’ Itam le suivit, mais il vit, en tournant la tête, que la jeune femme s’était redressée. Elle fit quelques pas derrière eux, puis tomba lourdement sur les genoux. – « Tuan ! Tuan ! » appela Tamb’ Itam, « retourne-toi ! » Mais Jim avait déjà sauté dans un canot et s’y tenait tout droit, pagaie en main. Il ne jeta pas un regard en arrière. Le serviteur eut juste le temps de grimper derrière lui dans la pirogue, qui flottait déjà. À la porte de l’enceinte, Bijou se tenait à genoux, les mains jointes. Elle resta quelque temps dans cette attitude de suppliante avant de bondir sur ses pieds : – « Tu n’es qu’un imposteur ! » cria-t-elle à Jim. – « Pardonne-moi », supplia-t-il. – « Jamais ! Jamais ! » répondit-elle.

« Jugeant inconvenant de rester assis pendant que son maître ramait, Tamb’ Itam lui prit la pagaie des mains. Quand ils touchèrent l’autre rive, Jim lui défendit de l’accompagner plus avant, mais le fidèle serviteur le suivit pourtant de loin, et gravit derrière lui la pente qui menait au campong de Doramin.

« Il commençait à faire nuit. Des torches brillaient çà et là. Les gens que Jim croisait, paraissaient frappés d’épouvante, et s’effaçaient vivement pour le laisser passer. Les gémissements des femmes descendaient sur la pente. La cour était pleine de Bugis en armes avec leurs serviteurs, et d’habitants de la ville.

« Je ne sais à quel but répondait réellement une telle assemblée. Étaient-ce préparatifs de guerre ou de vengeance, ou dispositions prises pour repousser une invasion menaçante ? Bien des jours passèrent sur le pays avant que les gens cessassent de rester sur le qui-vive, tremblant et guettant le retour des blancs aux longues barbes et aux vêtements en loques, dont les relations exactes avec leur seigneur blanc demeurèrent toujours mystérieuses à leurs yeux. Même pour ces esprits simples, le pauvre Jim reste dans l’ombre d’un nuage.

« Seul, immense, désolé, ses deux pistolets de pierre sur les genoux, Doramin était assis dans son fauteuil, en face de la morne assemblée. Quand Jim parut, des exclamations retentirent ; toutes les têtes se tournèrent d’un seul coup ; la foule s’ouvrit à droite et à gauche, et il s’avança le long d’un chemin de regards détournés. Des murmures, des chuchotements l’accompagnaient : – « C’est lui qui a tramé tout le mal… » – « Il possède un charme… » Il entendait… peut-être !

« Quand il parut dans le cercle de lumière des torches, les lamentations des femmes cessèrent subitement. Doramin ne leva pas la tête, et Jim resta un instant silencieux devant lui. Puis, regardant à sa gauche, il marcha de ce côté, à pas mesuré. La mère de Dain Waris était prosternée à la tête du cadavre, et ses cheveux gris épars couvraient son visage. Jim s’avança lentement, regarda le corps de son ami, en soulevant le linceul, puis le laissa retomber, sans un mot. Il revint doucement vers Doramin.

– « Il est venu ! Il est venu ! » ce murmure qui courait sur les lèvres des assistants accompagnait ses pas. – « Il a tout pris sur sa tête ! » lança une voix très haute. Jim entendit ces mots et se retourna vers la foule. – « Oui, sur ma tête ! » Quelques-uns des hommes reculèrent. Jim attendit un instant devant Doramin, puis dit doucement : – « Je suis venu dans l’affliction. » Il attendit de nouveau. « Je suis venu tout prêt et sans armes », reprit-il.

« Le pesant vieillard pencha son gros front, comme un bœuf sous le joug, et fit un effort pour se lever, en saisissant les pistolets à pierre posés sur ses genoux. De sa gorge sortaient des sons mouillés, étranglés, inhumains, et ses deux serviteurs le soutenaient par derrière. On remarqua que l’anneau, qu’il avait laissé choir sur son giron, tomba et roula aux pieds du blanc ; le pauvre Jim abaissa les yeux sur le talisman qui lui avait ouvert la porte de la gloire, de l’amour, du succès, derrière la barrière des forêts frangées d’écume blanche, à l’intérieur de cette côte qui apparaît, sous le soleil couchant, comme le rempart même de la nuit. Doramin, luttant pour se tenir debout, formait avec ses deux serviteurs, un groupe mobile et chancelant ; ses petits yeux avaient une expression de rage et de folle douleur ; les assistants observèrent une lueur féroce dans son regard, et tandis que Jim se tenait debout devant lui, raidi, tête nue, sous la lumière des torches, et le regardait droit dans les yeux, il s’agrippa lourdement du bras gauche au cou ployé d’un des jeunes gens, et levant délibérément la main droite, visa en pleine poitrine l’ami de son fils.

« La foule qui s’était écartée derrière Jim, en voyant le vieillard lever la main, se rua tumultueusement en avant, après le coup de feu. On raconte que le blanc lança, à droite et à gauche, sur tous ces visages, un regard fier et résolu ; puis les mains sur la bouche, il tomba en avant, mort.

« Et c’est fini. Il s’en va dans l’ombre d’un nuage, le cœur impénétrable, oublié, impardonné, et prodigieusement romanesque. Les plus folles visions de ses années d’enfance n’auraient pu susciter pour lui mirage plus séduisant d’un prodigieux succès ! Car il est bien possible qu’à la brève seconde de ce dernier regard d’intrépide orgueil, il ait aperçu le visage de cette Chance, qui se tenait comme une fiancée d’Orient, voilée à son côté.

« Au moins le voyons-nous, obscur conquérant de gloire, s’arracher aux bras d’un amour jaloux, pour répondre au premier signe, au premier appel de son égoïsme exalté. Il se sépare d’une femme vivante pour célébrer ses impitoyables noces avec un obscur idéal. Est-il satisfait, entièrement satisfait, maintenant…, je me le demande. Nous devrions le savoir. C’est l’un de nous, et comme un fantôme évoqué, ne me suis-je pas dressé un jour, pour répondre de son éternelle constance ? Avais-je tort, après tout… ? Aujourd’hui qu’il n’est plus, il y a des jours où la réalité de son existence m’accable d’un poids formidable et écrasant ; et pourtant, sur mon âme ! il y a d’autres jours aussi, où il disparaît à mes yeux, comme un esprit désincarné, égaré parmi les passions de cette terre, et tout prêt à répondre fidèlement à l’appel des ombres de son propre monde.

« Qui sait ? Il est parti, le cœur impénétrable, et la pauvre fille qu’il a laissée derrière lui, mène, dans la maison de Stein, une sorte d’existence inerte et muette. Stein a beaucoup vieilli depuis quelque temps. Il s’en rend compte lui-même, et déclare souvent : « qu’il se prépare à quitter tout cela… qu’il se prépare à quitter… », et il fait un geste attristé de la main vers ses papillons. »

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