CHAPITRE VI

Prépare ton âme, jeune Azime ! Tu as bravé les guerriers de la Grèce, encore puissante quoique dans les fers ; tu as fait face à sa phalange, armée de toute sa renommée ; tu as opposé un cœur ferme, un front intrépide aux piques macédoniennes et aux globes de feu ; mais une épreuve plus dangereuse t’attend maintenant. – Les yeux brillants d’une femme… Que les conquérants vantent leurs exploits ; – celui dont la vertu arme le cœur jeune et ardent contre les attraits de la beauté, qui est sensible à ses charmes, mais qui défie son pouvoir, est le plus brave et le plus grand de tous les héros.

T. MOORE. Lalla-Rookh.

Miss Peyton et ses deux nièces s’étaient approchées d’une fenêtre d’où elles regardaient avec un vif intérêt la scène que nous venons de décrire. Sara vit arriver ses concitoyens avec un sourire de dédain méprisant, ne voyant en eux que des hommes armés pour soutenir la cause impie de la rébellion. Miss Peyton, en considérant la bonne tenue de cette troupe, éprouvait un sentiment de satisfaction et de fierté, en songeant que c’était la colonie dans laquelle elle avait reçu le jour qui avait fourni cette cavalerie d’élite. Frances la regardait avec un intérêt profond qui bannissait toute autre pensée.

Les deux troupes ne s’étaient pas encore réunies, quand son œil perçant distingua parmi ceux qui arrivaient un cavalier au milieu de tous ceux qui l’entouraient. Son coursier semblait sentir lui-même qu’il ne portait pas un soldat ordinaire. Ses pieds ne touchaient la terre que légèrement, et sa marche presque aérienne était l’amble du cheval de bataille.

Le cavalier se tenait avec grâce sur sa selle, et déployait une aisance et une fermeté qui prouvaient qu’il était maître de lui-même comme de son cheval. Sa taille réunissait tout ce qui contribue à constituer la force et l’activité, car il était grand, bien fait et nerveux. Ce fut à cet officier que Lawton fit son rapport, et ils marchaient l’un à côté de l’autre en arrivant sur la pelouse qui faisait face aux Sauterelles.

La jeune fille sentait battre son cœur, et elle respirait à peine quand il s’arrêta un instant pour examiner le bâtiment. Elle changea de couleur quand elle le vit descendre légèrement de cheval, et elle fut obligée de soulager ses jambes tremblantes en s’asseyant un moment.

Cet officier donna quelques ordres à la hâte au commandant en second, traversa rapidement la pelouse, et s’avança vers la maison. Frances se leva et sortit de l’appartement. L’officier monta les marches du péristyle, et à peine avait-il eu le temps de toucher la porte quand elle s’ouvrit pour le recevoir.

La jeunesse de Frances à l’époque où elle avait quitté la ville, l’avait empêchée de se conformer à la coutume du jour en sacrifiant sur l’autel de la mode les beautés qu’elle tenait de la nature. Ses superbes cheveux blonds n’avaient jamais été mis à la torture ; ils conservaient encore les jolies boucles de l’enfance, et ombrageaient un visage qui brillait des charmes réunis de la santé, de la jeunesse et de l’ingénuité. Ses yeux étaient éloquents, mais ses lèvres gardaient le silence. Ses mains étaient jointes ; sa taille svelte était penchée dans l’attitude de l’attente, et l’ensemble de toute sa personne offrait une amabilité dont le charme sembla d’abord priver son amant de la parole.

Frances le conduisit en silence dans une chambre voisine de celle où toute sa famille était réunie, et, se tournant vers l’officier avec un air de franchise, elle s’écria en lui offrant la main :

– Ah ! Dunwoodie ! combien j’ai de raisons pour être charmée de votre venue ! je vous ai fait entrer ici pour vous préparer à voir dans la chambre voisine un ami que vous ne vous attendiez pas à trouver.

– Quelle qu’en puisse être la cause, répondit le jeune homme en lui serrant tendrement la main, je suis également heureux de pouvoir vous parler sans témoins. Frances, l’épreuve à laquelle vous avez soumis mon amour est trop cruelle. La guerre et l’éloignement peuvent bientôt nous séparer pour toujours.

– Il faut nous soumettre à la nécessité qui nous gouverne, répondit Frances, perdant les couleurs que lui avait données l’agitation, et prenant un air plus mélancolique. Mais ce n’est pas d’amour que je désire vous entendre parler maintenant ; j’ai à vous demander toute votre attention pour un sujet de bien plus grande importance.

– Et que peut-il y avoir de plus important pour moi que de m’assurer votre main par un nœud indissoluble ? Pourquoi me parler avec cette froideur, Frances, à moi dont le cœur a si fidèlement conservé votre image pendant tant de jours de fatigue et tant de nuits d’alarmes ?

– Cher Dunwoodie ! répondit Frances, les yeux humides, en lui tendant de nouveau la main, vous connaissez mes sentiments. Cette guerre une fois terminée, cette main vous appartient pour toujours mais je ne puis consentir à m’unir à vous par un nœud plus étroit que celui qui joint déjà nos cœurs, tant que vous porterez les armes contre mon frère, contre ce frère qui, en ce moment même, attend votre décision pour recouvrer la liberté, ou être conduit à une mort probable.

– Votre frère ! s’écria Dunwoodie en tressaillant et en pâlissant : votre frère ! expliquez-vous ! Que signifient des expressions qui m’alarment ?

– Le capitaine Lawton ne vous a-t-il pas dit qu’il a arrêté ce matin Henry comme espion ? dit Frances d’une voix que l’excès de son émotion rendait presque inintelligible, et en levant sur lui des yeux qui semblaient en attendre la vie ou la mort.

Il m’a dit qu’il avait arrêté un capitaine du 60e régiment, déguisé, mais j’ignorais que ce fût votre frère, répondit Dunwoodie avec une agitation qu’il s’efforça de cacher en baissant la tête sur ses deux mains.

– Dunwoodie, s’écria Frances se livrant alors entièrement à la crainte, que signifie cette émotion ? Sûrement, bien sûrement, vous n’abandonnerez pas votre ami, mon frère, le vôtre ! Vous ne l’enverrez pas à une mort ignominieuse !

– Frances ! s’écria le jeune officier au désespoir, que puis-je faire ? que voulez-vous que je fasse ?

– Quoi ! dit Frances en le regardant d’un air égaré, le major Dunwoodie livrerait-il son ami entre les mains d’un bourreau, le frère de celle qu’il veut nommer son épouse ?

– Chère miss Wharton, s’écria le major, chère Frances, ne m’adressez pas de pareils reproches : je voudrais en ce moment mourir pour vous, pour votre frère. Mais puis-je trahir mon devoir ? Vais-je manquer à mon honneur ? Vous me mépriseriez vous-même si j’en étais capable.

– Peyton Dunwoodie, dit Frances, le visage couvert d’une pâleur mortelle, vous m’avez dit, vous m’avez juré que vous m’aimiez.

– Je le jure encore, répondit le major avec ferveur.

Mais Frances lui fit signe de garder le silence, et ajouta d’une voix émue :

– Croyez-vous que je puisse jamais consentir à nommer mon époux un homme dont les mains seraient teintes du sang de mon frère ?

– Frances ! s’écria le major au désespoir, vous me déchirez le cœur. Il se tut un instant pour lutter contre son émotion, et ajouta ensuite avec un sourire forcé :

– Mais après tout, pourquoi nous mettre à la torture en nous livrant à des craintes inutiles ? Quand je connaîtrai toutes les circonstances, il peut se faire que Henry ne doive être considéré que comme prisonnier de guerre, et en ce cas j’ai le droit de lui rendre la liberté sur parole.

L’espérance est de toutes les passions celle qui se fait le plus aisément illusion, et il semble que ce soit l’heureux privilége, de la jeunesse de s’y livrer aveuglément. C’est quand nous méritons nous-mêmes plus de confiance que nous sommes moins enclins au soupçon, et ce que nous regardons comme devant être prend toujours à nos yeux les couleurs de la réalité.

L’espoir incertain du jeune militaire, il le communiqua par ses regards plutôt que par ses discours à la sœur désolée. Elle se leva précipitamment, et s’écria, tandis que les roses renaissaient sur ses joues :

– Oh ! il ne peut y avoir aucun sujet d’en douter.

– Je le savais, Dunwoodie, je savais que vous ne nous abandonneriez pas dans un moment où nous avons si grand besoin de vous. Elle ne put résister à la violence des sentiments qui l’agitaient, et elle versa un torrent de larmes.

Consoler ceux que nous aimons est une des prérogatives les plus précieuses de l’affection ; et le major Dunwoodie, quoiqu’il n’eût pas lui-même une confiance bien entière dans les motifs de consolation qu’il venait de suggérer, ne put se résoudre à détromper l’aimable Frances qui était appuyée sur son épaule, en cherchant à effacer les traces de ses larmes, et en se livrant, non tout à fait sans crainte, mais avec une confiance renaissante, à l’espoir de trouver la sûreté de son frère dans la protection de son amant.

Frances, suffisamment remise de son émotion pour être maîtresse d’elle-même, s’empressa alors de le conduire dans la chambre voisine, pour apprendre à sa famille l’agréable nouvelle qu’elle regardait déjà comme certaine.

Le major la suivit presque à regret et avec de sinistres pressentiments ; mais en présence de ses parents il appela à son aide toute sa résolution pour subir avec fermeté l’épreuve qui l’attendait.

Les deux jeunes gens se saluèrent avec une cordialité sincère, et Henry montra le même sang-froid que s’il ne fût rien arrivé qui dût troubler la sérénité de son esprit.

L’horreur de devenir en quelque sorte un des instruments de l’arrestation de son ami, le danger que courait la vie du capitaine Wharton, et les déclarations désespérantes de Frances avaient pourtant fait naître dans le cœur du major un malaise que tous ses efforts ne pouvaient en bannir. Tous les autres membres de la famille lui firent l’accueil le plus amical, tant par ancienne affection que par le souvenir des obligations qu’ils lui avaient déjà, et peut-être aussi parce qu’ils ne pouvaient manquer de puiser des espérances dans les yeux expressifs de la jeune fille qui était à son côté. Après les premiers compliments, Dunwoodie fit signe à la sentinelle que la prudence du capitaine Lawton avait laissée pour surveiller son prisonnier, de sortir de l’appartement. Se tournant alors vers le capitaine Wharton, il lui dit d’un ton mêlé de douceur et de fermeté :

– Dites-moi, Henry, pourquoi le capitaine Lawton vous a trouvé ici déguisé ; mais souvenez-vous, souvenez-vous bien, capitaine Wharton, que vos réponses sont entièrement volontaires.

– Je me suis déguisé, major Dunwoodie, répondit Henry d’un ton grave, afin de ne pas courir le risque d’être fait prisonnier de guerre en venant voir mes parents.

– Et par conséquent vous ne vous êtes déguisé que lorsque vous avez vu la troupe de Lawton approcher ? répliqua vivement le major.

– Certainement, s’écria Frances, son inquiétude lui faisant oublier toutes les circonstances. Sara et moi nous avons travaillé à son déguisement quand nous avons entendu arriver les dragons ; et s’il a été découvert, c’est la faute de notre maladresse.

Le front du major s’éclaircit, et il tourna les yeux sur Frances avec un air d’admiration pendant qu’elle lui donnait cette explication.

– Et probablement, ajouta-t-il, vous vous êtes servies de ce que vous avez trouvé sous la main dans l’urgence du moment ?

– Non, dit Wharton avec dignité ; j’étais parti de New-York déguisé, je m’y étais procuré ces vêtements dans le dessein que je viens de vous expliquer, et je comptais les reprendre pour y retourner aujourd’hui même.

Frances, qui dans son ardeur s’était avancée entre son frère et son amant, recula consternée lorsque l’exacte vérité se présenta à son esprit, et se laissant tomber sur une chaise, elle regarda d’un air égaré les deux jeunes gens debout devant elle.

– Mais nos piquets ! demanda Dunwoodie en pâlissant ; nos détachements dans la Plaine-Blanche !

– Je les ai passés déguisé, répondit Wharton avec fierté. J’ai fait usage de cette passe, que j’avais achetée. Et comme elle porte le nom de Washington, je ne doute guère que la signature n’en soit fausse.

Dunwoodie prit cette pièce avec empressement, en examina quelque temps la signature en silence ; et pendant ce temps la voix de son devoir comme militaire l’emportant sur tout autre sentiment, il se tourna vers le prisonnier, et lui dit en accompagnant ses paroles d’un regard pénétrant :

– Capitaine Wharton, comment vous êtes-vous procuré cette pièce ?

– C’est une question, je crois, que le major Dunwoodie n’a pas le droit de me faire, répliqua Henry avec froideur.

– Pardon, Monsieur, répondit l’officier américain ; ce que j’éprouve en ce moment peut m’avoir dicté une question peu convenable.

M. Wharton, qui avait écouté cette conversation avec un profond intérêt, dit alors en faisant un effort sur lui-même :

– Bien certainement, major, cette pièce ne peut avoir d’importance. On fait usage tous les jours de semblables ruses de guerre.

– La signature n’est pas contrefaite, dit Dunwoodie en étudiant les caractères et en baissant la voix. Y a-t-il donc encore parmi-nous des traîtres à découvrir ? On a abusé de la confiance de Washington, car le nom supposé est d’une autre écriture que le corps de la passe. – Capitaine Wharton, mon devoir ne me permet pas de vous rendre la liberté sur parole il faut que vous me suiviez au quartier-général.

– C’est à quoi je m’attendais, major Dunwoodie, répondit le prisonnier avec hauteur ; et s’approchant de son père, il lui dit quelques mots à voix basse.

Dunwoodie se tourna lentement vers les deux sœurs ; ses yeux rencontrèrent encore une fois ceux de Frances qui s’était levée et qui était devant lui, les mains jointes et dans l’attitude de la supplication. Se trouvant hors d’état de lutter plus longtemps contre lui-même, il chercha à la hâte une excuse pour s’absenter un instant, et sortit de l’appartement. Frances le suivit, et le major, obéissant à un signe qu’elle lui fit des yeux, rentra dans la chambre où ils avaient eu leur première entrevue.

– Major Dunwoodie, lui dit-elle d’une voix si faible qu’elle pouvait à peine se faire entendre, après lui avoir fait signe de s’asseoir ; ses joues que la pâleur avait rendues blanches comme la neige un moment auparavant, étant alors couvertes du plus vif incarnat : Major Dunwoodie, reprit-elle après un nouvel effort sur elle-même, je vous ai déjà avoué mes sentiments pour vous ; et même en ce moment où vous me causez la douleur la plus sensible, je ne chercherai pas à vous les cacher. Croyez-moi, Henry est innocent, il n’est coupable que d’imprudence. Quel bien ferait sa mort à notre patrie ? Elle s’interrompit, pouvant à peine respirer. Elle pâlit de nouveau, et le sang revenant bientôt couvrir ses traits du vermillon le plus foncé, elle ajouta à la hâte, en baissant la voix : – Je vous ai promis, Dunwoodie, de devenir votre épouse aussitôt que la paix sera rétablie dans notre malheureux pays : rendez la liberté à mon frère, et je suis prête à vous suivre à l’autel, quand vous le voudrez, aujourd’hui même. Je vous accompagnerai dans votre camp et devenue l’épouse d’un soldat, je saurai braver les privations auxquelles le soldat est exposé. Dunwoodie saisit la main qu’elle lui présentait, la pressa un instant contre son cœur, et se levant de sa chaise, parcourut la chambre à grands pas, dans une agitation qu’il est impossible de décrire.

– Frances ! s’écria-t-il, je vous en conjure, ne m’en dites pas davantage, si vous ne voulez me briser le cœur !

– Vous refusez donc la main que je vous offre ? dit la jeune fille avec un air de dignité blessée, quoique ses joues pâles, son sein palpitant et ses lèvres tremblantes annonçassent clairement les sensations qui l’agitaient.

– La refuser ! s’écria son amant ; ne l’ai-je pas sollicitée avec instance et avec larmes ? n’est-elle pas tout ce que je désire sur la terre ? Mais l’accepter à des conditions qui nous déshonoreraient l’un et l’autre ! Cependant toute espérance n’est pas perdue ; Henry ne sera pas condamné, peut-être même ne sera-t-il pas mis en jugement. Vous devez être bien sûre que je n’épargnerai ni démarches ni prières pour le sauver, et je puis dire, Frances, que je ne suis pas sans crédit auprès de Washington.

– Mais ce malheureux laissez-passer ! cet abus de confiance dont vous avez parlé, rendront son cœur insensible aux souffrances de mon frère. Si les menaces ou les prières avaient pu ébranler sa justice inflexible, André aurait-il péri ? Frances prononça ce peu de mots avec le ton du désespoir, et en les terminant elle sortit précipitamment de la chambre pour cacher la violence de son émotion.

Dunwoodie resta un moment plongé dans un état de stupeur, également accablé du chagrin de sa maîtresse et de celui qu’il éprouvait lui-même. Enfin il la suivit, dans le dessein de calmer ses craintes ; mais en entrant dans le vestibule qui séparait les deux appartements, il y trouva un enfant couvert de guenilles, qui ayant regardé un instant l’uniforme du major lui mit dans la main un morceau de papier, et disparut comme un éclair par l’autre porte du vestibule. La promptitude de sa retraite et le trouble du major donnèrent à peine à celui-ci le temps de remarquer que ce messager était un enfant de village, mal vêtu, et qu’il tenait à la main un de ces jouets convenables à son âge qu’on vend dans les villes, et qu’il contemplait probablement avec le plaisir de ne l’avoir payé que par le message dont il venait de s’acquitter. Il jeta les yeux sur ce billet qui n’était qu’un chiffon de papier sale, et dont l’écriture était à peine lisible, et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à y déchiffrer ce qui suit :

« Les troupes régulières sont à deux pas, cavalerie et infanterie . »

Dunwoodie tressaillit, et ne songeant plus qu’aux devoirs de sa profession, il sortit de la maison avec précipitation. Tandis qu’il s’avançait à grands pas vers sa troupe, il vit sur une hauteur située à quelque distance une vedette qui en descendait à toute bride ; plusieurs coups de pistolet se succédèrent rapidement ; le moment d’après il entendit les trompettes de son corps sonner le boute-selle. En arrivant sur le terrain occupé par son escadron, il vit que tout y était en mouvement. Lawton était déjà à cheval, les yeux fixés sur l’extrémité opposée de la vallée, avec toute l’ardeur de l’attente et criant aux musiciens d’une voix presque aussi forte que tous leurs instruments réunis :

– Sonnez, mes amis, sonnez ! Apprenez à ces Anglais que la cavalerie de la Virginie se trouve entre eux et le but de leur marche !

Les vedettes et les patrouilles arrivèrent alors successivement et firent leur rapport à l’officier commandant qui donna ses ordres avec ce sang-froid et cette promptitude qui assurent l’obéissance. Il ne se hasarda qu’une seule fois, tandis qu’il faisait tourner son cheval sur la pelouse qui y faisait face, à jeter un coup d’œil sur la maison qu’il venait de quitter, et son cœur battit avec une rapidité extraordinaire lorsqu’il aperçut une femme debout et les mains jointes à une fenêtre de l’appartement dans lequel il avait vu Frances. La distance était trop grande pour qu’il pût distinguer ses traits ; mais son cœur lui dit que c’était sa maîtresse.

Sa pâleur et la langueur de ses yeux ne durèrent pourtant qu’un instant. En se rendant sur le lieu qu’il destinait à être le champ de bataille, son ardeur martiale fit reparaître une vive couleur sur ses traits brunis par le soleil, et les dragons qui étudiaient la physionomie de leur chef comme un livre où ils pouvaient lire leur destin, y retrouvèrent ce regard plein de feu et cet air animé et enjoué qu’ils avaient si souvent vus à l’instant du combat.

En y comprenant les vedettes et les détachements envoyés en reconnaissance qui étaient alors de retour, la cavalerie sous les ordres du major formait environ deux cents hommes. Il y avait aussi un petit corps d’hommes à cheval qui remplissaient ordinairement les fonctions de guides, mais qui, en cas de besoin, faisaient le service de l’infanterie. Dunwoodie leur fit mettre pied à terre, et leur donna ordre d’abattre quelques haies qui auraient pu gêner les mouvements de la cavalerie. L’état négligé de la culture des terres, par suite des opérations de la guerre, rendit cette tâche assez facile. Ces longues lignes de murs massifs et solides qui s’étendent maintenant dans toutes les parties du pays n’existaient pas encore il y a quarante ans. Les clôtures légères en cailloux amoncelés avaient été formées pour rendre la terre plus facile à cultiver en en retirant les pierres, plutôt que pour être des barrières permanentes et marquer la division des propriétés ; elles exigeaient l’attention constante du laboureur pour les préserver de la fureur des tempêtes et de la gelée des hivers. Quelques-unes avaient été construites avec plus de soin dans les environs immédiats de la maison de M. Wharton ; mais celles qui coupaient la vallée en travers quelque temps auparavant n’étaient plus qu’une masse de ruines éparses, que les chevaux de Virginie franchiraient avec la légèreté du vent. On en voyait encore, ça et là quelques vestiges en assez bon état ; mais comme aucune ne traversait le terrain, que Dunwoodie destinait à être la scène de ses opérations on n’avait à abattre qu’un petit nombre de haies vives et quelques-unes formées par des claies. Cette besogne faite à la hâte fut pourtant parfaitement exécutée et les guides se rendirent ensuite au poste, que le major leur avait assigné pour le combat qui allait avoir lieu.

Le major Dunwoodie avait reçu de ses éclaireurs tous les renseignements dont il avait besoin pour faire ses dispositions. Le fond de la vallée était une plaine unie qui descendait par une pente douce et graduelle depuis le pied des montagnes qui s’élevaient de chaque côté, et dont le milieu était une prairie naturelle traversée par une petite rivière dont les eaux inondaient souvent la vallée, mais contribuaient à la rendre fertile. Elle était guéable partout, et elle n’offrait d’obstacle aux mouvements de la cavalerie que dans un seul endroit où, changeant de cours dans la vallée, elle se dirigeait du couchant au levant. Là les rives en étaient plus escarpées, et l’approche en était plus difficile. C’était en ce lieu que le grand chemin la traversait au moyen d’un pont de bois grossièrement construit, et il en existait un second à environ un demi-mille au-delà des Sauterelles.

À l’est de la vallée les montagnes étaient escarpées, et quelques-unes s’y avançaient même de manière à en diminuer la largeur de près de moitié en certains endroits.

L’une d’elles était à peu de distance en arrière de l’escadron, et le major donna ordre à Lawton de se placer derrière avec quatre-vingts hommes, et d’y rester en embuscade. Cette mission ne plaisait pas infiniment au capitaine, mais sa répugnance diminua en réfléchissant à l’effet que produirait sur les ennemis son attaque imprévue à la tête de sa troupe. Dunwoodie connaissait son homme, et il avait ses raisons pour le charger de ce service. Il craignait qu’il ne se laissât emporter par son ardeur s’il commandait la première charge, et il savait qu’il ne manquerait pas de se montrer à la tête de sa troupe quand le moment favorable s’en présenterait. Ce n’était que lorsqu’il était en face de l’ennemi que Lawton se laissait entraîner par trop de précipitation : en toute autre circonstance, il avait autant de sang-froid que de prudence, qualités qu’il oubliait quelquefois par son empressement à engager le combat.

À gauche du terrain sur lequel le major avait dessein de rencontrer l’ennemi était un bois très-fourré qui bordait la vallée sur la longueur d’environ un mille ; il y plaça la compagnie de guides qui se cacha près de la lisière de manière à pouvoir maintenir un feu roulant sur l’ennemi dès qu’on verrait sa colonne s’avancer.

Tous ces préparatifs se faisaient en vue des Sauterelles, et l’on doit bien croire que les habitants de cette demeure ne les regardaient pas en spectateurs désintéressés ; au contraire, la vue de cette scène leur faisait éprouver tous les sentiments qui peuvent agiter le cœur humain. M. Wharton seul ne voyait rien à espérer dans le résultat de l’affaire qui allait avoir lieu, quel qu’il pût être. Si les Anglais étaient vainqueurs, son fils, il est vrai, ne courait plus aucun risque ; mais qu’en résulterait-il, pour lui-même ? Il avait soutenu jusqu’alors son caractère de neutralité au milieu des circonstances les plus embarrassantes. Le fait bien connu qu’il avait un fils dans l’armée royale ou l’armée régulière, comme on l’appelait, avait failli faire prononcer la confiscation de ses propriétés, et il n’en devait la conservation qu’au crédit d’un parent qui occupait un poste éminent dans la nouvelle administration du pays, et à une conduite toujours dictée par la prudence. Au fond du cœur, il était attaché à la cause du roi ; et quand, le printemps précédent, en revenant du camp américain, Frances, lui avait communiqué en rougissant les désirs de son amant, une des raisons qui l’avaient déterminé à accorder son consentement, était le besoin qu’il sentait de se faire de puissants appuis dans le parti républicain, plutôt qu’aucune considération tirée du bonheur de sa fille ; mais si maintenant son fils, arrêté par les insurgés, était sauvé par les troupes royales, il passerait, dans l’opinion publique pour avoir conspiré avec lui contre la sûreté de la patrie. Si, au contraire, Henry restait captif, et qu’il fût mis en jugement, les conséquences pouvaient en être encore plus terribles. Quelque attaché qu’il fût à ses biens, M. Wharton aimait encore davantage ses enfants, et il regardait ce qui se passait dans la vallée avec un air d’inquiétude vague qui annonçait la faiblesse de son caractère. Son fils était animé de sentiments tout différents. Le capitaine Wharton était resté sous la garde de deux dragons dont l’un faisait sa faction en long et en large sur la terrasse, d’un pas mesuré, et dont l’autre avait reçu l’ordre de ne pas le perdre de vue un seul instant. Il avait vu avec admiration toutes les dispositions du major Dunwoodie ; il rendait justice aux talents de son ancien ami, et il n’était pas sans crainte pour ceux sous les drapeaux desquels il aurait voulu combattre. L’embuscade de Lawton lui donnait surtout de vives inquiétudes, sa fenêtre étant située de manière qu’il pouvait le voir se promenant à pied devant sa troupe sous les armes, et à peine en état de modérer son impatience. Plusieurs fois il porta ses regards autour de lui pour voir s’il ne pourrait découvrir aucun moyen de s’échapper ; mais il trouvait toujours les yeux de son argus invariablement fixés sur lui, et quel que fût son désir de prendre part au combat qui allait se livrer, il se vit forcé de se borner au rôle peu glorieux de spectateur.

Miss Peyton et Sara continuèrent à regarder les préparatifs du combat avec une émotion produite par différentes causes, dont la principale était leur inquiétude pour le capitaine Wharton, jusqu’au moment où le sang paraissant sur le point de couler elles cédèrent à la timidité de leur sexe, et se retirèrent dans un appartement intérieur de la maison. Il n’en fut pas de même de Frances : elle était retournée dans l’appartement où elle avait laissé Dunwoodie, et d’une des fenêtres de cette chambre elle avait suivi tous ses mouvements avec un intérêt profond. Elle n’avait vu ni les troupes se ranger en bon ordre, ni aucun des préparatifs d’une lutte sanglante ; elle n’avait des yeux que pour son amant. Tantôt son sang circulait avec plus de rapidité quand elle voyait ce jeune guerrier déployant sur son coursier autant de grâce que d’adresse, et répandant évidemment un esprit de courage et d’activité parmi tous ceux à qui il s’adressait ; tantôt il se glaçait dans ses veines quand elle songeait que cette bravoure même qu’elle estimait tant pouvait bientôt placer une tombe entre elle et l’objet de toute son affection. Les regards de Frances restèrent attachés sur cette scène tant que ses yeux purent y suffire.

Dans un champ, sur la gauche des Sauterelles, et un peu en arrière du corps de cavalerie, était un petit groupe paraissant livré à un genre d’occupation tout différent. Il n’était composé que de trois individus, deux hommes et un jeune mulâtre. Le personnage principal était un homme dont la maigreur faisait paraître sa grande taille presque gigantesque. Il portait des lunettes, était sans armes, à pied, et semblait partager son attention entre un cigare, un livre, et ce qui se passait devant lui. Frances résolut de leur envoyer un billet pour Dunwoodie. Elle écrivit à la hâte au crayon : « Venez me voir Dunwoodie, ne fût-ce que pour un instant. » César, chargé de le porter, prit la précaution de sortir par la porte de derrière pour éviter la sentinelle postée sur la terrasse, qui avait très-cavalièrement défendu que qui que ce fût sortit de la maison. Le nègre remit le billet de Frances au personnage que nous venons de décrire, en le priant de le faire passer au major Dunwoodie. C’était au chirurgien du régiment que César s’adressait ainsi, et les dents de l’Africain claquèrent les unes contre les autres quand il vit étalés sur le terrain les divers instruments déjà préparés pour les opérations qui pourraient être nécessaires. Le docteur parut en voir l’arrangement avec beaucoup de satisfaction, lorsqu’il leva les yeux de dessus son livre pour ordonner au jeune mulâtre de porter le billet à l’officier commandant ; et les reportant ensuite sur la page qu’il avait quittée un instant, il continua sa lecture.

César se retirait sans se presser, quand le troisième individu, qui, d’après son costume, paraissait être un aide-chirurgien, lui demanda fort tranquillement s’il désirait qu’on lui coupât une jambe. Cette question parut rappeler au nègre l’existence de ses deux membres, et il s’en servit si bien qu’il arriva sur la terrasse au même instant que le major Dunwoodie, qui était venu au grand trot. La sentinelle présenta les armes avec une précision militaire, quand l’officier passa devant elle, mais dès qu’il fut entré, elle se tourna vers César, et lui dit d’un ton menaçant :

– Écoute, noiraud, si tu t’avises encore de sortir de la maison sans que je le sache, je te couperai une de ces oreilles d’ébène avec ce rasoir.

Menacé dans un autre de ses membres, César fit sa retraite à la hâte dans la cuisine en murmurant quelque chose entre ses dents, les termes Skinner et chiens de rebelles formant la partie la plus remarquable de son discours.

– Major Dunwoodie, dit Frances quand son amant entra, je puis avoir été injuste à votre égard, avoir paru vous parler avec dureté.

Son agitation lui coupa la parole, et elle fondit en larmes.

– Frances, s’écria le major avec chaleur, jamais vous ne m’avez parlé avec dureté, jamais vous n’avez été injuste envers moi, si ce n’est quand vous avez révoqué en doute mon amour.

– Ah ! Dunwoodie ! ajouta-t-elle en sanglotant, vous allez hasarder votre vie dans un combat : songez qu’il existe un cœur dont le bonheur dépend de votre existence. Je sais que vous êtes brave, tâchez d’être prudent.

– Pour l’amour de vous ? demanda le jeune militaire enchanté.

– Pour l’amour de moi, répondit Frances en baissant la voix et en laissant reposer sa tête sur la poitrine de son amant.

Dunwoodie la serra contre son cœur, et il allait lui répondre, quand le son d’une trompette se fit entendre à l’extrémité de la vallée, du côté du midi. Après un tendre baiser, il s’arracha des bras de sa maîtresse, et se rendit au grand galop sur la scène future du combat.

Frances se jeta sur un sofa, se cacha la tête sous les coussins, et se couvrit le visage de son schall pour empêcher autant qu’il serait possible le bruit du combat d’arriver jusqu’à elle ; et elle resta dans cette situation jusqu’à ce que les cris des combattants, les décharges de mousqueterie et le pas précipité des chevaux eussent cessé de se faire entendre.

Share on Twitter Share on Facebook