CHAPITRE XXIII

Et maintenant ses charmes se flétrissent rapidement ; la gaieté a fui loin d’elle. Hélas ! pourquoi la beauté ne peut-elle durer ! pourquoi de si douces fleurs se fanent-elles si vite ! Comme la vallée des années semble triste ! Quelle différence elle offre avec la scène trop flatteuse de la jeunesse ! Où sont allés ses admirateurs passionnés ? Ne s’en trouvera-t-il plus un en qui son cœur puisse avoir un appui ?

Le Tombeau de Cinthie.

Un torrent et un ouragan peuvent porter la désolation au milieu des plus belles scènes de la nature ; la guerre, avec sa main de fer, peut, de même que les éléments, accomplir une œuvre de destruction ; mais les passions seules peuvent bouleverser le cœur humain. Le torrent et l’ouragan sont bornés dans leurs ravages ; la terre, arrosée par le sang des combattants, semble vouloir indemniser les hommes de cette perte, en redoublant de fertilité ; mais le cœur peut essuyer des blessures que tous les efforts des mortels sont incapables de guérir.

Depuis quelques années, le cœur de Sara était rempli de l’image de Wellmere ; elle ne pensait à lui qu’avec les idées naturelles à son sexe et à sa situation, et à l’instant où elle croyait voir se réaliser ce qui n’avait encore été pour elle qu’un rêve, quand le moment était arrivé où elle allait faire la démarche la plus importante de sa vie, avec cet empressement qui ne laisse dans le sein d’une femme d’autre passion que l’amour, la découverte du véritable caractère de son amant avait été un coup trop cruel pour que ses facultés eussent pu le supporter. On a déjà vu que lorsqu’elle avait repris l’usage de ses sens pour la première fois, elle semblait avoir oublié tout ce qui venait de se passer ; et en la recevant des bras du capitaine Lawton, ses parents ne retrouvèrent en elle que l’ombre de ce qu’elle avait été.

De toute l’habitation de M. Wharton, il ne subsistait plus que les murs, et les murs, noircis par la fumée et dépouillés de tout ce qui en faisait l’ornement, semblaient de sombres vestiges de la paix et de la sécurité qui avaient régné si peu de temps auparavant dans l’intérieur de la maison. Le toit et les planchers de chaque étage étaient tombés jusque dans les caves, et ses débris brûlant encore jetaient une lueur pâle, tantôt plus faible, tantôt plus forte, qui, à travers les croisées, rendait visible tout ce qui se trouvait sur la pelouse. La fuite précipitée des Skinners avait permis aux dragons de sauver une grande partie du mobilier, qui, dispersé çà et là sur l’herbe, donnait à toute cette scène un air de désolation encore plus prononcé. Quand une colonne de flammes s’élevant vers le ciel répandait une plus grande clarté, on voyait sur l’arrière-plan du tableau le sergent Hollister et ses quatre dragons, gravement à cheval, suivant toutes les règles de la discipline militaire, et la jument de mistress Flanagan, qui, ayant été détachée du brancard, paissait l’herbe tranquillement sur le bord du chemin. Betty elle-même s’était avancée près du vétéran, et elle avait vu avec un calme parfait tous les événements que nous venons de rapporter. Plus d’une fois elle avait insinué au sergent que, comme on ne se battait plus, le moment du pillage était arrivé ; Hollister, l’informant des ordres qu’il avait reçus, resta inflexible et immobile. Enfin la vivandière ayant vu Lawton accourir de derrière une aile de la maison, emportant Sara dans ses bras, alla joindre elle-même les autres dragons.

Le capitaine, après avoir placé Sara sur un sofa faisant partie des objets que les soldats avaient sauvés des flammes, se retira avec délicatesse pour que les dames pussent donner les soins convenables à cette infortunée, et pour réfléchir sur ce qui lui restait à faire. Miss Peyton et Frances la reçurent des mains de Lawton avec un transport qui ne leur permit de penser qu’au plaisir de la voir en sûreté ; mais la vue de ses joues animées et de ses yeux égarés leur inspira bientôt des réflexions plus tristes.

– Sara, mon enfant ! ma chère nièce ! s’écria la tante en la serrant dans ses bras, vous êtes sauvée, et puisse la bénédiction du ciel tomber sur celui qui a été l’instrument de sa bonté !

– Voyez, dit Sara en montrant à sa tante le feu qui brillait encore dans les ruines, voyez la belle illumination ! c’est pour moi qu’on l’a ordonnée ; c’est ainsi qu’on reçoit une nouvelle épouse. Il me l’avait dit. Écoutez ! n’entendez-vous pas sonner les cloches ?

– Hélas ! s’écria Frances paraissant presque aussi égarée que sa sœur, il n’y a ici ni mariage, ni réjouissances ; tout est malheur et désolation ! Ô ma sœur ! puisse le ciel vous rendre à nous, vous rendre à vous-même.

– Pourquoi pleurer, jeune fille ? dit Sara avec un sourire de compassion. Tout le monde ne peut pas être heureux en même temps ; n’avez-vous pas un mari pour vous consoler ? Patience ! vous en trouverez un. Mais prenez bien garde qu’il n’ait pas déjà une autre femme, ajouta-t-elle en baissant la voix ; car il est terrible de penser à ce qui pourrait arriver s’il était marié deux fois.

– Elle a perdu la raison ! s’écria miss Peyton en se tordant les mains ; ma pauvre Sara, ma chère enfant ! son esprit est-il donc égaré sans retour ?

– Non, non, non, s’écria Frances. Ce n’est qu’une fièvre au cerveau, elle nous sera rendue !… elle nous sera rendue !

Miss Peyton saisit avec joie cette lueur d’espérance, et chargea Katy de chercher le docteur. Il était occupé à faire subir un interrogatoire aux dragons dans l’espoir de trouver quelque brûlure ou quelque écorchure à guérir, lorsque Katy arriva près de lui, et il s’empressa de se rendre aux ordres de miss Peyton.

– Madame, lui dit-il, une nuit commencée sous de si joyeux auspices se termine d’une manière fâcheuse. Mais la guerre amène toujours bien des maux à sa suite, quoiqu’elle puisse souvent être utile à la cause de la liberté et qu’elle accélère les progrès de la science chirurgicale.

Miss Peyton ne put lui répondre, et se borna à lui montrer sa nièce en sanglotant.

– Elle a une fièvre brûlante, s’écria Frances ; voyez ses yeux et ses joues enflammées !

Sitgreaves étudia un instant avec attention les symptômes extérieurs qu’offrait la malade, et lui prit ensuite la main en silence. Il était rare qu’il montrât une vive émotion ; toutes ses passions semblaient habituées à se concentrer dans une dignité classique, et ses traits rigides et distraits laissaient rarement apercevoir ce que son cœur éprouvait si souvent. Mais en cette occasion les yeux attentifs de miss Peyton et de Frances y découvrirent une expression de compassion et de sensibilité. Après avoir laissé reposer ses doigts environ une minute sur un joli bras dont la peau blanche était ornée d’un bracelet de brillants, sans que Sara y opposât aucune résistance, il le laissa retomber avec un profond soupir, et se tournant vers miss Peyton en passant une main sur ses yeux :

– Il n’y a point ici de fièvre, madame, lui dit-il ; le temps, les soins de l’amitié et le secours du ciel peuvent seuls opérer une cure pour laquelle les lumières de la science sont insuffisantes.

– Et où est le misérable qui a occasionné ce malheur ? s’écria Singleton en faisant un effort pour se lever du sofa sur lequel sa sœur l’avait placé, et en repoussant le dragon qui le soutenait. À quoi bon vaincre nos ennemis, si les vaincus peuvent nous infliger de si cruelles blessures ?

– Croyez-vous, dit Lawton avec un sourire amer, que des cœurs anglais puissent avoir quelque compassion pour les maux que souffrent des Américains ? Qu’est l’Amérique pour l’Angleterre ? un astre satellite qui ne doit avoir d’éclat que pour en ajouter à celui de la planète à laquelle il est subordonné. Oubliez-vous qu’un colon doit se trouver honoré de devoir sa ruine à la main d’un enfant de la Grande-Bretagne ?

– Je n’oublie pas que je porte un sabre, répondit Singleton en retombant d’épuisement sur sa chaise. Mais ne s’est-il donc pas trouvé un seul bras pour venger cette infortunée et ce malheureux père ?

– Ce ne sont ni les bras ni le courage qui ont manqué, capitaine, dit Lawton avec fierté ; mais la fortune favorise quelquefois le méchant. Je donnerais jusqu’à Roanoke pour pouvoir le retrouver et me mesurer avec lui.

– Non, capitaine, non, lui dit à demi-voix Betty Flanagan, avec un regard expressif ; ne donnez Roanoke pour rien au monde ; la bête a bon pied ; elle saute comme un écureuil, et vous n’en retrouveriez pas tous les jours une semblable.

– Femme, s’écria Lawton, cinquante chevaux, les meilleurs qui aient jamais été élevés sur les bords du Potomac, ne paieraient pas assez cher une balle bien dirigée contre ce scélérat.

– Allons, dit le docteur, l’air de la nuit ne peut qu’être nuisible à George et à ces dames ; il faut songer à les transporter dans un endroit où l’on puisse leur donner des soins et des rafraîchissements. D’ailleurs il n’y a plus ici que des ruines fumantes et les miasmes de l’humidité.

On n’avait aucune objection à faire à une proposition si raisonnable, et Lawton fit les dispositions nécessaires pour transférer provisoirement la famille Wharton aux Quatre-Coins.

L’art du carrossier était encore en son enfance en Amérique à cette époque, et ceux qui voulaient avoir une voiture élégante et légère étaient obligés de la faire venir d’Angleterre. Quand M. Wharton avait quitté New-York, il était du petit nombre de ceux qui se permettaient le luxe d’un carrosse ; et quand sa belle sœur et ses deux filles étaient venues le rejoindre dans sa solitude, elles s’étaient rendues aux Sauterelles dans la lourde voiture qui avait autrefois roulé d’une manière si imposante dans la rue tortueuse nommée Queen-Street, et qui s’était montrée avec une sombre dignité dans la promenade plus spacieuse de Broadway. Cette voiture était restée tranquillement sous la remise où elle avait été placée à son arrivée, et l’âge des chevaux, les favoris de César, avait seul empêché les maraudeurs des deux partis de s’en emparer. Le nègre, dont le cœur battait encore, s’occupa, à l’aide de quelques dragons, à mettre en état de recevoir les dames cette voiture pesante garnie en beau drap fané et terni, et dont les panneaux repeints dans la colonie, et sur lesquels leurs anciennes couleurs commençaient à reparaître, prouvaient qu’on y pratiquait encore fort mal l’art qui leur avait donné autrefois un vernis si brillant. Le lion couchant des armes de M. Wharton retrouvait autour de lui les armoiries d’un prince de l’Église, et la mitre qui commençait à briller sous son masque américain indiquait le rang du premier propriétaire de cet équipage. La chaise qui avait amené miss Singleton était intacte, car les flammes avaient épargné les remises, les écuries et toutes les dépendances extérieures et séparées de la maison. Le projet des maraudeurs n’était certainement pas de laisser les écuries si bien garnies ; mais l’attaque dirigée par Lawton avait déconcerté leurs arrangements, tant sur ce point que sur différents autres. On laissa sur les lieux un détachement sous le commandement d’Hollister qui, convaincu alors qu’il n’avait affaire qu’à des ennemis terrestres, prit sa position avec autant de sang-froid que d’habileté. Il se retira avec son peloton à quelque distance des ruines, de manière à être caché par les ténèbres, tandis que les restes de l’incendie l’éclairaient encore suffisamment pour voir les maraudeurs que la soif du pillage pourrait attirer.

Satisfait de cet arrangement judicieux, le capitaine Lawton fit ses dispositions pour se mettre en marche. Miss Peyton, ses deux nièces et Isabelle furent placées dans la voiture. La charrette de mistress Flanagan, bien garnie de matelas et de couvertures, reçut le capitaine Singleton et son domestique. Le docteur Sitgreaves se chargea de la chaise et de M. Wharton. À l’exception de César et de la femme de charge, on ignore ce que devinrent les autres domestiques de la maison pendant cette nuit fertile en événements, car aucun d’eux ne reparut. Après avoir pris toutes ces mesures, Lawton donna l’ordre du départ. Cependant il resta seul quelques instants sur la pelouse, ramassant quelque vaisselle d’argent, dans la crainte qu’elle n’exposât à une trop forte épreuve l’intégrité de ses dragons, et ne voyant plus rien qui pût les induire en tentation, il monta à cheval dans l’intention vraiment militaire de former lui-même l’arrière-garde.

– Arrêtez ! arrêtez donc ! s’écria une voix de femme ; voulez-vous me laisser seule ici pour être assassinée ? Il faut que la cuiller soit perdue, mais j’en serai indemnisée s’il y a de la justice dans le pays.

Lawton tourna ses yeux perçants du côté où la voix se faisait entendre, et vit sortir des ruines une femme chargée d’un paquet qui, pour la grosseur, pouvait être comparé à la balle du fameux colporteur.

– Qui diable sort ainsi des flammes comme un phénix ? dit le capitaine en approchant d’elle. De par l’âme d’Hippocrate, c’est le docteur femelle, la femme à l’aiguille ! Eh bien ! bonne femme, pourquoi tant de tapage ?

– Tant de tapage ! répondit Katy tout essoufflée ; n’est-ce donc pas assez d’avoir perdu une cuiller d’argent, faut-il qu’on me laisse ici pour être volée, peut-être assassinée ! Ce n’est pas ainsi qu’Harvey Birch m’aurait traitée quand je demeurais avec lui. Il avait ses secrets, c’est bien sûr ; il n’était pas assez ménager de son argent ; mais il ne manquait jamais d’égards pour moi.

– Vous avez donc fait partie de la maison de M. Birch ?

– Dites que j’étais moi seule toute la maison, car il ne s’y trouvait que lui et moi avec son vieux père. Vous-ne l’avez pas connu le vieux père ?

– Je n’ai pas eu cet honneur. Mais combien de temps avez-vous demeuré dans cette famille.

– Que sais-je ! huit à neuf ans peut-être. Eh bien ! en suis-je plus avancée ?

– Non sans doute, et je vois que vous avez gagné peu de chose à cette association. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de bien étrange dans la conduite de ce M. Harvey Birch ?

– Quelque chose de fort étrange, répondit Katy en regardant autour d’elle avec précaution, et en baissant la voix : c’était un homme sans réflexion, et qui ne regardait pas plus à une guinée que je ne regarderais à un fétu de paille. Mais indiquez-moi un moyen de rejoindre miss Jeannette Peyton, et je vous conterai tous les prodiges de Birch, depuis le commencement jusqu’à la fin.

– Oui-dà ! dit Lawton, rien n’est plus facile. Permettez-moi de vous prendre le bras au dessous de l’épaule ; là ! vous avez des os vigoureux, à ce que je vois. À ces mots, il la fit tourner rapidement, de manière à détruire tout le sang-froid philosophique de son esprit, et en un instant elle se trouva assise en sûreté, sinon fort à son aise, sur la croupe du coursier du capitaine.

– Maintenant, Madame, lui dit-il, vous avez la consolation de savoir que vous êtes aussi bien montée qu’on puisse le désirer. Mon cheval a le pied sûr, il saute comme une panthère.

– Laissez-moi descendre ! s’écria Katy, cherchant à se délivrer de la main de fer qui la retenait, mais craignant en même temps de tomber : – Est-ce ainsi qu’on met une femme à cheval ? D’ailleurs, il me faudrait un coussinet.

– Tout doux, ma bonne dame, tout doux, dit Lawton, car quoique Roanoke ne manque jamais des pieds de devant, il se dresse quelquefois sur ceux de derrière. Il n’est pas habitué à sentir une paire de talons lui battre les flancs comme les baguettes d’un tambour battent la caisse un jour de combat. Il se souvient quinze jours du plus léger coup d’éperon. Il n’est pas prudent de vous agiter ainsi, car c’est un cheval qui ne se soucie pas beaucoup d’un double fardeau.

– Laissez-moi descendre, vous dis-je, s’écria Katy. Je tomberai ; je serais tuée. D’ailleurs, je ne puis me tenir à rien ; ne voyez-vous pas que j’ai les deux mains occupées ?

Lawton tourna la tête en arrière, et vit que pendant qu’il enlevait la femme, la femme avait enlevé son paquet qu’elle tenait serré entre ses deux bras. Je vois que vous appartenez aux bagages, dit-il ; mais mon ceinturon peut entourer votre taille svelte et la mienne.

Katy fut trop flattée de ce compliment pour faire aucune résistance. Lawton l’attacha solidement à son corps d’Hercule, et faisant sentir l’éperon à son coursier, il partit de la pelouse avec une rapidité qui ne permit plus à Katy de songer à résister. Après avoir couru quelque temps d’un train qui déplaisait fort à la femme de charge, ils atteignirent la charrette de la vivandière, qui avait mis sa jument au pas, par considération pour les blessures du capitaine Singleton. Les évènements de cette nuit étrange avaient occasionné à ce jeune militaire une agitation dont le résultat définitif était une lassitude extrême. Il était enveloppé soigneusement dans des couvertures, et soutenu par son domestique, hors d’état d’entretenir une conversation, mais occupé de profondes réflexions sur tout ce qui venait de se passer. L’entretien de Lawton avec sa compagne avait cessé quand il avait pris le galop ; mais ayant mis son cheval au pas en ce moment, et ce mouvement était plus favorable au dialogue, il reprit la conversation ainsi qu’il suit :

– Ainsi donc vous avez demeuré dans la même maison qu’Harvey Birch !

– Pendant environ neuf ans, répondit Katy respirant plus librement depuis qu’ils avaient cessé de galoper.

L’air de la nuit avait porté la voix forte du capitaine aux oreilles de la vivandière, qui était assise sur le devant de la charrette, d’où elle dirigeait les mouvements de sa jument. Elle tourna la tête de ce côté, et entendit la réponse comme la question.

– Par conséquent, ma bonne femme, dit-elle, vous devez savoir s’il est vrai ou non qu’il soit parent de Belzébut. C’est le sergent Hollister qui le dit, et le sergent n’est pas un sot, sur ma foi.

– C’est une calomnie scandaleuse, s’écria vivement Katy. Il n’y a pas un porte-balle plus honnête que Harvey, et si quelque amie a besoin d’une robe ou d’un tablier, n’ayez pas peur qu’il reçoive jamais d’elle un farthing. Belzébut, en vérité ! pourquoi lirait-il la Bible s’il avait des rapports avec le malin esprit ?

– Dans tous les cas, reprit Betty, c’est un diable honnête, comme je l’ai déjà dit, car sa guinée était de bel et bon or. Mais le sergent pense différemment, et l’on peut dire que le sergent est un savant.

– Le sergent est un fou, s’écria Katy. Vraiment Harvey devrait être un homme riche à l’heure qu’il est ; mais il fait si peu d’attention à ses affaires ! Combien de fois lui ai-je dit que s’il voulait s’en tenir à sa balle, régulariser ses gains, prendre une femme pour mettre l’ordre chez lui, et renoncer à ses liaisons avec les troupes ou à tout trafic semblable, il aurait bientôt fait une bonne maison ! Alors votre sergent Hollister serait, ma foi, bien heureux de lui tenir la chandelle.

– Vraiment ! dit Betty avec ironie. Vous ne songez donc pas que M. Hollister est officier. Il est le premier dans la compagnie après le cornette. Mais quant à ce colporteur, il est bien vrai que c’est lui qui est venu cette nuit nous avertir de tout ce charivari ; et il n’est pas bien sûr que le capitaine Jack eût eu le dessus, sans le renfort qui lui est arrivé.

– Que dites-vous, Betty ? s’écria Lawton en avançant le corps sur sa selle. Est-ce Birch qui a été vous donner l’alarme ?

– Lui-même, mon bijou ; et c’est moi qui me suis remuée comme un diable dans un bénitier pour faire partir le détachement. Ce n’était pas que je pensasse que vous n’étiez pas en état de donner leur compte aux Vachers, mais avec le diable pour nous j’étais sûre que nous les battrions. Toute ma surprise, c’est que dans une affaire dont Belzébut s’est mêlé, il n’y ait pas eu de pillage.

– Je vous remercie du renfort que vous m’avez procuré, Betty, et je ne vous sais pas moins gré du motif qui vous a déterminée.

– Quoi ! le pillage ? je n’y ai pensé que lorsque j’ai vu tant de meubles sur la pelouse, les uns brûlés, les autres cassés, sans parler de ceux qui étaient aussi bons que neufs. Il n’y aurait pas de mal que le corps eût un lit de plumes tout au moins.

– De par le ciel ! le secours est arrivé à temps. Si Roanoke n’avait volé plus vite que leurs balles, je n’existerais plus. L’animal vaut son poids d’or.

– Son poids en papier, vous voulez dire, bijou, car l’or est un métal pesant, et il est rare dans les États. Si le sergent n’avait eu peur du nègre avec son visage couleur de cuivre brûlé, nous serions arrivés à temps pour tuer tous ces chiens, et faire prisonniers les autres.

– Tout est pour le mieux, Betty. Un jour viendra, j’espère, où ces mécréants seront dignement récompensés, sinon en figurant sur le gibet, du moins en se voyant l’objet du mépris de leurs concitoyens. Oui, oui, l’Amérique apprendra un jour à distinguer un patriote d’un brigand.

– Parlez plus bas, dit Katy ; il y a des gens qui ont grande opinion d’eux-mêmes, et qui trafiquent avec les Skinners.

– C’est qu’ils ont meilleure opinion d’eux-mêmes que celle qu’ils en donnent aux autres, dit Betty. Un voleur est un voleur, n’importe qu’il vole au nom du roi ou au nom du congrès.

Je savais qu’il ne tarderait pas à arriver quelque malheur, dit Katy. Hier soir, le soleil s’est couché derrière un nuage noir, et le chien de la maison a hurlé, quoique je lui eusse donné son souper de mes propres mains ; d’ailleurs, il n’y a pas une semaine que j’avais rêvé que je voyais mille chandelles allumées, et que le pain avait brûlé dans le four. Miss Peyton disait que c’était parce que j’avais fait fondre du suif la veille, et que j’avais le pain à cuire le lendemain ; mais je savais qu’en penser.

– Quant à moi, dit Betty, il est bien rare que je rêve. Couchez-vous la conscience nette et le gosier humecté, et vous dormirez comme un enfant. La dernière fois que j’ai rêvé, ce fut la nuit où les soldats avaient mis dans mes draps des têtes de chardon, et je rêvai que le domestique du capitaine Lawton m’étrillait comme si j’eusse été Roanoke. Mais qu’importe tout cela après tout !

– Qu’importe ! répliqua Katy en se redressant fièrement, ce qui força Lawton à faire le même mouvement ; jamais homme n’a été assez osé pour porter la main sur mon lit. C’est une conduite indécente et méprisable.

– Bah ! bah ! dit la vivandière, si vous étiez attachée comme moi à la queue d’une troupe de dragons, vous apprendriez à vous prêter à la plaisanterie. Que deviendraient les États et la liberté si les soldats n’avaient jamais une goutte et une chemise blanche ? Demandez au capitaine comment ils se battraient, mistress Belzébut, s’ils n’avaient pas de linge blanc pour chanter victoire.

– Je suis encore fille et je me nomme Haynes, dit Katy avec aigreur, et je vous prie de ne pas vous servir d’un pareil langage quand vous m’adresserez la parole ; c’est à quoi je ne suis pas habituée, et apprenez que Harvey n’est pas plus Belzébut que vous-même.

– Miss Haynes, dit le capitaine, il faut permettre un peu de licence à la langue de mistress Flanagan. La goutte dont elle parle est d’un volume considérable, et c’est ce qui lui a donné les manières libres d’un soldat.

– Bah ! bah ! capitaine, mon bijou, pourquoi vous moquez-vous de la bonne femme ? s’écria Betty. Parlez comme vous voudrez, ma chère ; la langue que vous avez dans la bouche n’est pas celle d’une folle. Mais c’est ici quelque part que le sergent a fait halte, croyant qu’il pouvait bien y avoir plus d’un diable en besogne pendant cette nuit. Les nuages sont noirs comme le cœur d’Arnold , et du diable si l’on voit briller une seule étoile ! Mais la jument est habituée à une marche nocturne ; et elle flaire la route aussi bien qu’un limier.

– La lune va se lever dans quelques instants, dit le capitaine. Il appela un dragon qui marchait à quelques pas de lui en avant, et lui donna quelques ordres relatifs aux précautions à prendre pour que la santé de Singleton ne souffrît pas de la marche. Ayant ensuite adressé à son ami quelques paroles d’encouragement, il donna un coup d’éperon à Roanoke, et s’éloigna de la charrette avec une rapidité qui mit encore en déroute toute la philosophie de Katy.

– Voilà un fameux et hardi cavalier, s’écria la vivandière. Bon voyage, capitaine ; et si vous rencontrez en chemin M. Belzébut, montrez-lui votre bête et faites-lui voir que c’est sa femme que vous avez en croupe. Je crois qu’il ne s’arrêtera pas longtemps pour causer. Eh bien ! eh bien ! nous lui avons sauvé la vie après tout, comme il le dit lui-même ; et après cela qu’importe le pillage ?

Le bavardage bruyant de Betty Flanagan était trop familier aux oreilles du capitaine pour qu’il s’arrêtât pour l’écouter ou pour y répondre. Malgré le fardeau inusité dont Roanoke était chargé, il franchit rapidement la distance qui séparait la charrette de la vivandière de la voiture de miss Peyton, et s’il répondit en cela aux désirs de son maître, il ne satisfit nullement ceux de sa compagne. On était près des Quatre-Coins quand il rejoignit l’équipage, et la lune sortant au même instant de derrière une masse de nuages, jeta sur tous les objets une lumière plus pâle que de coutume pour des yeux qui venaient d’être frappés par l’éclat brillant d’un incendie. Il y a pourtant dans le clair de lune une douceur que le jour des flammes ne peut égaler, et Lawton ralentissant le pas de son cheval, se livra en silence à ses réflexions pendant tout le reste du chemin.

Comparé à l’élégance simple et commode des Sauterelles, l’hôtel Flanagan ne présentait qu’une bien triste habitation. Au lieu de planchers couverts de tapis et de fenêtres ornées de rideaux, on y voyait des ais mal joints, et l’on avait employé ingénieusement des morceaux de planches et de papier pour remplacer les carreaux de vitre des croisées, dont plus de la moitié étaient cassés.

Lawton avait pourtant eu soin de rendre leur appartement aussi commode que les circonstances le permettaient. On avait allumé un grand feu dans toutes les chambres, pour en diminuer un peu l’air de désolation, et les dragons y avaient porté, par ordre de leur capitaine, les meubles les plus indispensables qu’il avait été possible de se procurer. Miss Peyton et ses compagnes trouvèrent donc presque en arrivant un logement à peu près habitable. L’esprit de Sara avait continué à divaguer pendant tout le voyage, et avec cette disposition particulière au délire, elle adaptait toutes les circonstances aux sentiments qui dominaient dans son cœur. On eut besoin de la soutenir pour la conduire dans l’appartement destiné aux dames ; mais dès qu’elle fut assise sur un banc à côté de Frances, elle lui passa un bras avec affection autour de la taille, et lui dit en étendant lentement l’autre autour d’elle :

– Voyez ! c’est ici le palais de son père ; mille torches y sont allumées, mais il n’y a pas de mari… Ah ! ne vous mariez jamais sans bague. Ayez soin qu’elle soit préparée, et prenez bien garde qu’une autre n’y ait des droits… Pauvre fille ! comme vous tremblez ! mais vous n’avez rien à craindre ; il ne peut jamais y avoir deux maris pour plus d’une femme… Oh ! non, non, non… Ne tremblez pas, ne pleurez pas, vous n’avez rien à craindre.

– Quel remède peut guérir un esprit qui a reçu un tel coup ? demanda à Isabelle Singleton le capitaine Lawton, qui regardait avec compassion ce cruel spectacle. Le temps et la bonté divine peuvent seuls lui apporter du soulagement. – Mais on peut faire quelque chose de plus pour rendre votre appartement moins incommode. Vous êtes fille d’un soldat, et habituée à de pareilles scènes ; aidez-moi à empêcher l’air froid de la nuit de pénétrer par cette fenêtre.

Miss Singleton se mit à l’œuvre sur-le-champ, et tandis que Lawton cherchait à remédier à quelques carreaux de vitre cassés, Isabelle suspendait devant la croisée un drap destiné à tenir lieu de rideau.

– J’entends la charrette, dit le capitaine répondant à une question de miss Singleton relativement à son frère ; Betty a le cœur bon au fond. Croyez-moi, George est avec elle, non seulement en sûreté, mais aussi bien qu’il est possible.

– Que Dieu la récompense de ses soins, et qu’il vous bénisse tous ! dit Isabelle avec ferveur. Je sais que le docteur Sitgreaves est allé à leur rencontre. – Mais que vois-je donc briller là-bas au clair de la lune ?

En face de la croisée devant laquelle ils étaient, on voyait les dépendances extérieures de la ferme et l’œil perçant de Lawton aperçut à l’instant l’objet sur lequel elle fixait son attention.

– De par le ciel, c’est une arme à feu s’écria le capitaine en sautant par la fenêtre pour aller trouver son coursier qui était encore à la porte, sellé et bridé. Son mouvement fut aussi vif que la pensée, mais il n’avait pas encore fait un pas, quand il vit un éclair qui fut suivi du sifflement d’une balle. Il venait de sauter sur sa selle, quand un grand cri partit de l’appartement qu’il venait de quitter. Le tout fut l’affaire d’un instant.

– À cheval ! dragons, à cheval ! suivez-moi ! s’écria Lawton d’une voix de tonnerre ; et avant que ses soldats eussent eu le temps de bien comprendre la cause de cette nouvelle alarme, Roanoke avait déjà franchi une haie qui le séparait de son ennemi. Il poursuivit le fugitif comme si sa vie ou sa mort en eussent dépendu ; mais les rochers étaient encore à trop peu de distance, et le capitaine désappointé vit sa victime lui échapper en gagnant les hauteurs coupées de fentes et de crevasses, où il lui était impossible de le suivre.

– Par la vie de Washington ! murmura Lawton en remettant son sabre dans le fourreau, je l’aurais fendu en deux s’il n’avait pas eu le pied si agile ; mais un jour viendra. À ces mots, il retourna vers la maison avec l’indifférence d’un homme qui sait que sa vie peut à chaque instant être offerte en sacrifice à son pays. Le bruit d’un tumulte extraordinaire lui fit doubler le pas, et en arrivant à la porte, Katy, pâle de terreur, lui apprit que la balle dirigée contre lui-même avait frappé la poitrine de miss Singleton.

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