CHAPITRE IV

Et je vois le combat avec plus de terreur que ceux qui combattent.
SHAKSPEARE. Le Marchand de Venise.

Le malheureux chasseur d’abeilles et ses compagnons étaient tombés entre les mains d’un peuple qu’on pourrait appeler sans exagération les ismaélites ou Bédouins des déserts de l’Amérique. De temps immémorial, les Sioux s’étaient rendus redoutables à leurs voisins des Prairies par leurs incursions continuelles, et aujourd’hui même que l’influence et l’autorité d’un gouvernement civilisé commencent à se faire sentir autour d’eux, ils passent encore pour une race perfide et dangereuse. C’était bien pis encore à l’époque de notre histoire, et il y avait bien peu de blancs qui osassent s’aventurer dans les régions écartées qu’on savait habitées par une peuplade aussi perfide.

Malgré la soumission paisible du Trappeur, il savait bien entre les mains de quels barbares il était tombé ; mais il eût été difficile à l’observateur le plus fin de décider quel était le motif secret, soit crainte, soit politique, soit résignation à son sort, qui agit sur le vieillard lorsqu’il se laissa dépouiller sans, murmurer. Loin d’opposer à ses vainqueurs, la moindre résistance, lorsque, avec leurs manières rudes et violentes, ils se mirent à faire sur lui les perquisitions d’usage, il fut le premier à satisfaire leur cupidité en offrant à leur chef les objets qu’il croyait pouvoir lui être le plus agréables.

Paul Hower ne se montrait pas de si bonne composition ; il ne s’était rendu qu’à la force, et manifesta la plus grande répugnance à permettre les libertés grossières qu’on prenait en le dépouillant de tout ce qu’il portait sur lui. Il témoigna même plus d’une fois son mécontentement de la manière la moins équivoque pendant cette opération désagréable, et il aurait sans doute fini par éclater, et par opposer une résistance ouverte et désespérée, sans les prières et les supplications de la tremblante Hélène, qui, attachée à ses côtés, lui peignait éloquemment, par l’expression de ses regards, qu’elle n’avait plus d’espoir que dans sa prudence et dans l’empire qu’il saurait prendre sur lui-même.

Dès que les Indiens eurent dépouillé les prisonniers de leurs armes et de leurs munitions, et qu’ils leur eurent pris quelques colifichets de peu d’utilité et d’encore moins de valeur, ils parurent disposés à leur accorder un moment de répit. Une affaire d’une grande importance semblait les occuper, et réclamer à l’instant toute leur attention. Les chefs se rassemblèrent de nouveau, un autre conseil fut tenu, et aux gestes véhéments et expressifs du petit nombre de ceux qui portèrent la parole, il était évident qu’ils étaient loin de regarder encore leur victoire comme complète.

– Nous aurons du bonheur, dit tout bas le Trappeur qui entendait assez leur langage pour comprendre parfaitement le sujet de la discussion, si les voyageurs qui sont campés près des saules ne sont pas troublés dans leur sommeil, par la visite de ces mécréants. Ils sont trop fins pour croire qu’une femme des visages pâles se trouve aussi loin des habitations et à une heure pareille sans qu’il y ait près d’elle quelque endroit préparé pour la recevoir.

– S’ils veulent transporter la troupe errante d’Ismaël jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses, dit le jeune chasseur d’abeilles en riant avec une sorte d’amertume, je crois que je pourrais pardonner aux drôles.

– Paul ! Paul ! s’écria sa compagne d’un ton de reproche, vous oubliez tout ! Pensez aux conséquences terribles…

– Bon ! Hélène, c’est en pensant à ce que vous appelez les conséquences que je me suis laissé tranquillement arrêter par ce diable à peau rouge que je vois-là bas, au lieu de l’étendre à terre et de lui arracher sa chienne de vie ! C’est une lâcheté et une infamie qui est votre ouvrage, vieux Trappeur, et que la honte en retombe sur vous ! Mais, du reste, vous ne faites sans doute que votre métier, en prenant les hommes, aussi bien que les animaux, dans vos filets.

– Je vous en conjure, Paul, calmez-vous, montrez plus de raison.

– Eh bien ! Hélène, puisque vous le désirez, reprit le jeune homme en se mordant les lèvres, je tâcherai de me contenir, quoi qu’il m’en coûte ; car vous devez savoir que cela fait partie de la religion du Kentucky de regimber un peu lorsqu’on a de l’humeur.

– Je crains bien que vos amis là-bas n’échappent pas aux regards des coquins ! dit le Trappeur avec autant de calme que s’il n’eût pas entendu un mot de ce qui venait de se dire. Ils sentent le butin de loin, et, une fois qu’ils sont sur la trace, ils la suivent avec la même ardeur qu’un chien qui s’élance sur la piste du gibier.

– N’y a-t-il donc rien à faire ? demanda Hélène d’un ton suppliant qui démontrait un intérêt véritable.

– Il me serait facile, répondit. Paul, de pousser un cri assez fort pour faire tressaillir le vieil Ismaël dans son sommeil, et lui faire croire que les loups sont au milieu de son troupeau ; je puis me faire entendre à un mille de distance dans ces plaines ouvertes, et il n’est campé qu’à un quart de mille d’ici tout au plus.

– Oui, et vous faire assommer pour votre peine ! reprit le Trappeur. Non, non, il faut opposer la ruse à la ruse, ou les bandits massacreront la famille tout entière.

– La massacrer ! Oh ! non, c’est par trop fort ! Ismaël aime tant à voyager qu’il n’y aurait pas grand mal qu’on lui fit voir un instant les bords de l’autre mer ; mais le vieux drôle est loin d’être préparé à entreprendre le long voyage ; moi-même je brûlerais une amorce en sa faveur, avant de le laisser assommer tout à fait.

– Sa troupe est nombreuse et bien armée ; pensez-vous qu’ils se défendent ?

– Écoute, vieux Trappeur : peu d’hommes détestent plus cordialement que moi Ismaël Bush et ses sept fils ; mais Paul Hower dédaigne de médire même d’un fusil de Tenessee. Sachez donc qu’il y a en eux autant de vrai courage que dans aucune famille qui soit jamais sortie du Kentucky, et qu’il ne faudrait pas être manchot pour leur faire mesurer la terre.

– Chut ! les sauvages ont fini leur délibération, et maintenant ils vont se mettre en devoir d’exécuter ce qu’ils auront résolu. De la patience ; les choses peuvent encore prendre une tournure favorable pour vos amis.

– Mes amis ! Ne donnez ce nom à aucun de cette race, si vous faites le moindre cas de mon estime. Ce que je viens de dire en leur faveur ne provient point d’un sentiment d’amitié pour eux ; ce n’est qu’une justice que je leur rends.

– Je croyais que la jeune femme était des leurs, répondit le vieillard un peu sèchement ; si j’ai fait une méprise, il n’y a pas de quoi s’offenser ; l’intention seule fait l’offense.

Les deux doigts d’Hélène se posèrent de nouveau sur la bouche de Paul, et elle se chargea de répondre, ce qu’elle fit avec sa voix douce et conciliante : – Nous devons être tous de la même famille, lorsqu’il est en notre pouvoir de nous rendre mutuellement service. Nous nous abandonnons entièrement à votre expérience, bon vieillard, pour trouver quelque moyen d’apprendre à nos amis le danger qu’ils courent.

– Elle aura du moins servi à quelque chose, dit le chasseur d’abeilles entre ses dents, si les garçons se mettent à travailler comme il faut ces peaux rouges !

Il fut interrompu par un mouvement général qui se fit alors dans la troupe. Les Indiens mirent pied à terre, et confièrent leurs chevaux à trois ou quatre d’entre eux, qui furent aussi chargés de la garde des prisonniers. Ils se formèrent alors en cercle autour d’un guerrier qui paraissait avoir l’autorité principale ; et à un signal donné ils s’éloignèrent du centre à pas lents et mesurés, en suivant des lignes droites et par conséquent divergentes. Bientôt la plupart de ces corps basanés se confondirent avec l’herbe foncée des Prairies. Seulement les captifs, qui suivaient d’un œil avide les moindres mouvements de leurs ennemis, apercevaient de temps en temps une forme humaine qui se dessinait sur l’horizon, quelque Indien sans doute qui se redressait de toute sa hauteur, pour pouvoir étendre plus au loin sa vue ; mais ces apparitions fugitives et momentanées ne tardèrent pas à cesser tout à fait, et l’incertitude vint ajouter à la crainte.

Ce fut ainsi que se passèrent bien des minutes lentes et pénibles, les prisonniers se figurant à chaque instant entendre le cri d’attaque poussé par les assaillants, et les cris de désespoir des assiégés. Mais il paraîtrait que la recherche qui se faisait avec tant d’activité fut infructueuse ; car au bout d’une demi-heure les Indiens commencèrent à revenir un à un, l’air morne et mécontent, comme des gens qui se voient trompés dans leur attente.

– C’est notre tour à présent, dit le Trappeur qui, toujours à l’affût, savait reconnaître au moindre indice les intentions des sauvages ; nous allons être interrogés ; et, si je ne me trompe pas sur notre position, je crois qu’il serait sage de charger l’un d’entre nous de répondre, pour éviter que nos témoignages ne se contredisent. Et qui plus est, si l’opinion d’un vieux chasseur de quatre-vingts ans vaut la peine qu’on y ait quelque égard, j’oserai dire que cet homme doit connaître à fond le caractère des Indiens, et avoir aussi quelque idée de leur langue. – Jeune homme, savez-vous la langue des Sioux ?

– Distillez votre miel comme vous le voudrez, s’écria le chasseur d’abeilles, dont la mauvaise humeur était toujours la même ; vous êtes excellent pour pérorer, pour le reste vous n’êtes bon à rien.

– La jeunesse est imprudente et présomptueuse, repartit le Trappeur avec calme. Il y a eu un temps, jeune homme, où mon sang était aussi trop vif et trop bouillant pour couler tranquillement dans mes veines. Mais à quoi bon parler de périls affrontés, d’entreprises hasardeuses, à cette époque de la vie ? Des paroles de jactance vont mal à une barbe grise, et il doit se trouver un peu plus de cervelle sous une tête chauve.

– Chut ! chut ! dit tout bas Hélène ; ne parlons plus de tout cela ; il s’agit bien d’autre chose. Voici l’Indien qui vient commencer ses questions.

La jeune fille ne s’était pas trompée. Elle parlait encore lorsqu’un sauvage à demi nu et de haute stature s’approcha de l’endroit où ils étaient, et après les avoir examinés l’un après l’autre, les avoir toisés de la tête aux pieds avec autant d’attention que les rayons de la lune le lui permettaient, il leur adressa dans sa langue et d’une voix rauque et gutturale le compliment de bien venue. Le Trappeur lui répondit de son mieux, et de manière à se faire comprendre. Pour ne pas nous exposer au reproche de pédantisme, nous rendrons dans notre langue la substance et autant que possible la forme du dialogue qui s’établit entre eux.

– Les visages pâles ont-ils donc mangé leurs buffles et pris les peaux de tous leurs castors, qu’ils viennent compter combien il en reste chez les Pawnies ? ajouta le sauvage après avoir laissé par bienséance un moment d’intervalle entre les paroles de félicitation qu’il avait adressées en arrivant, et celles qu’il prononçait alors.

– Quelques-uns d’entre nous sont ici pour acheter et d’autres pour vendre, répondit le Trappeur ; mais personne n’ira plus loin, si l’on apprend qu’il y a du danger à s’approcher de la cabane d’un Sioux.

– Les Sioux sont des brigands, et ils demeurent au milieu des neiges. Pourquoi parlez-vous d’un peuple qui est si éloigné, lorsque nous sommes dans le pays des Pawnies ?

– Si les Pawnies sont les possesseurs de cette terre, alors les blancs et les rouges ont ici les mêmes droits.

– Les visages pâles n’ont-ils pas assez dérobé aux rouges, sans que vous veniez si loin apporter un mensonge ? J’ai dit que ce terrain appartient à ma tribu, et qu’elle a seule le droit d’y chasser.

– Mon droit d’être ici est égal au vôtre, repartit le Trappeur avec un sang-froid imperturbable ; je ne parle pas comme je pourrais le faire ; – il vaut mieux garder le silence. Les Pawnies et les blancs sont frères, mais un Sioux n’ose pas montrer sa figure dans le pays des Loups.

– Les Dahcotahs sont des hommes ! s’écria fièrement le sauvage, la colère lui faisant oublier de soutenir son personnage, tandis qu’il reprenait le titre dont sa nation est le plus fière ; – les Dahcotahs ne craignent rien ! Parlez ; quel objet vous amène si loin des habitations des visages pâles ?

– J’ai assisté à bien des conseils et au lever et au coucher du soleil, et jamais je n’ai entendu parler que des sages. Que vos chefs viennent, et ma bouche ne sera point fermée.

– Je suis un grand chef, dit le sauvage en affectant un air de dignité blessée. Me prenez-vous pour un Assiniboine ? Wencha est un guerrier dont le nom est souvent cité, et dont la parole inspire la confiance.

– Suis-je donc aveugle pour ne point reconnaître un Teton de bois brûlé ? dit le Trappeur d’une voix ferme qui faisait beaucoup d’honneur à son sang-froid. Allez, il fait sombre, et vous ne voyez pas que mes cheveux sont gris.

L’Indien parut alors convaincu qu’il avait employé un artifice trop grossier pour tromper un vieillard aussi subtil que celui auquel il avait affaire, et il cherchait dans son esprit comment il s’y prendrait pour parvenir à ses fins, lorsqu’un léger mouvement qui s’opéra dans la troupe vint renverser toutes ses batteries. Il jeta les yeux derrière lui, comme s’il craignait d’être bientôt interrompu, et d’un ton beaucoup moins arrogant que celui qu’il avait pris d’abord :

– Donnez à Wencha le lait des Longs-Couteaux, et il chantera votre nom aux oreilles des grands hommes de sa tribu.

– Allez, dit le Trappeur d’un air dédaigneux, en lui faisant signe de la main de se retirer. Vos jeunes gens parlent de Mahtoree, – mes paroles sont pour les oreilles d’un chef.

Le sauvage jeta sur le vieillard un regard qui, malgré l’obscurité, exprimait assez clairement une haine implacable. Il se retira aussitôt et se glissa au milieu de ses compagnons, honteux du mauvais succès de sa feinte, et craignant qu’on ne vînt à découvrir la trahison qu’il avait méditée pour s’approprier une partie du butin, au préjudice du chef nommé par le Trappeur, et dont il avait appris aussi l’approche par la manière dont son nom passait de bouche en bouche. À peine avait-il disparu, qu’un guerrier d’une taille imposante s’avança vers les captifs et s’arrêta devant eux. Il avait cette démarche fière et hautaine qui distingue toujours un chef indien. Toute la troupe le suivait, et elle se forma en cercle autour de lui, dans un profond et respectueux silence.

– La terre est vaste, dit le chef après une courte pause, avec cet air de dignité que sa misérable copie avait vainement essayé de prendre ; pourquoi les enfants des blancs ne peuvent-ils jamais trouver place sur sa surface ?

– Quelques-uns d’entre eux ont entendu dire que leurs amis des Prairies avaient besoin de plusieurs choses, répondit le Trappeur, et ils viennent voir si on leur a dit vrai. D’autres ont besoin à leur tour de ce que les hommes rouges ont à vendre, et ils viennent pour offrir à leurs amis de la poudre et des couvertures.

– Des marchands traversent-ils la grande rivière les mains vides ?

– Nos mains sont vides, parce que vos jeunes gens, pensant que nous étions fatigués, nous ont déchargés de nos fardeaux. Ils se sont trompés ; je suis vieux, mais je suis fort.

– Impossible ! Vos fardeaux seront tombés dans la Prairie. Montrez la place à nos jeunes gens, afin qu’ils les ramassent avant que les Pawnies les trouvent.

– Il y a beaucoup de circuits à faire pour y arriver, et il y fait nuit à présent. Il est temps de songer au repos, reprit le Trappeur avec un calme parfait. Envoyez vos guerriers sur cette éminence que vous voyez là-bas ; ils y trouveront de l’eau et du bois ; qu’ils allument leurs feux, et qu’ils se couchent les pieds chauds. Quand le soleil reparaîtra, je vous parlerai.

Un murmure étouffé, mais assez clair cependant pour exprimer un profond mécontentement, circula dans les rangs des sauvages qui écoutaient attentivement, et apprit au vieillard qu’il s’était trop hasardé en proposant une mesure qui n’avait d’autre but que d’apprendre aux voyageurs campés près des saules la présence de voisins aussi dangereux. Mais Mahtoree, sans montrer la moindre émotion, sans paraître partager en aucune manière l’indignation que ses compagnons manifestaient si énergiquement, continua l’entretien avec le ton de dignité qu’il avait eu jusqu’alors.

– Je sais que mon ami est riche, dit-il, qu’il a non loin d’ici beaucoup de guerriers, et qu’il a plus de chevaux que les peaux rouges n’ont de chiens.

– Vous voyez mes guerriers et mes chevaux.

– Quoi ! la jeune femme a-t-elle les pieds d’un Dahcotah, pour pouvoir marcher pendant trente jours dans les Prairies, et cela sans succomber ! Je sais que les hommes rouges des bois font de longues marches à pied ; mais nous qui demeurons là où l’œil ne peut voir d’une habitation à l’autre, nous aimons nos chevaux.

À cette remarque, le Trappeur hésita à son tour. Il savait très-bien qu’en cachant la vérité il courait les plus grands dangers si la ruse venait à être découverte ; d’ailleurs c’était un rôle qui répugnait à son caractère plein de franchise ; mais réfléchissant qu’il ne s’agissait pas seulement de lui, et qu’il avait deux compagnons dont l’existence était également compromise, il se décida en une minute à laisser les choses prendre leur cours, et à laisser le chef dahcotah se tromper lui-même, s’il le voulait. Sa réponse fut donc évasive.

– Les femmes des Sioux et celles des blancs, dit-il, ne sont pas du même wigwam. Un guerrier teton voudrait-il élever sa femme au-dessus de lui-même ? Je sais qu’il ne le voudrait pas ; et cependant mes oreilles ont entendu dire qu’il y a des pays où les conseils, sont tenus par des squaws .

Un léger mouvement qui se fit de nouveau parmi les sauvages apprit au Trappeur que, si sa déclaration n’inspirait pas de défiance, elle causait du moins quelque surprise. Le chef seul resta impassible, et continua à conserver toute sa dignité.

– Mes pères blancs qui demeurent près des grands lacs, dit-il au vieillard, ont déclaré que leurs frères du côté du soleil levant ne sont pas des hommes ; et je vois à présent qu’ils n’en imposaient point, – Allez ! – Qu’est-ce qu’une nation dont le chef est une squaw ! Vous êtes donc le chien et non point le mari de cette femme ?

– Je ne suis ni l’un ni l’autre. Jamais je n’avais vu sa figure avant ce jour. Elle est venue dans les Prairies parce qu’on lui a dit qu’il s’y trouvait un peuple grand et généreux, nommé les Dahcotahs, et qu’elle voulait voir des hommes. Les femmes des blancs, comme les femmes des Sioux, ouvrent leurs yeux pour voir des choses qui sont nouvelles ; mais elle est pauvre comme moi, et comment se procurera-t-elle du blé et des buffles, si vous lui prenez ainsi qu’à son ami le peu qui leur reste ?

– C’est à présent que mes oreilles entendent de détestables mensonges ! s’écria le guerrier teton d’une voix si terrible que les Indiens qui l’entouraient en tressaillirent eux-mêmes. Suis-je une femme ? un Dahcotah n’a-t-il point d’yeux ? Répondez, chasseur blanc ; quels sont les hommes de votre couleur qui dorment près des saules ?

En disant ces mots, le chef irrité étendait la main dans la direction du camp d’Ismaël, et le Trappeur ne put douter que, plus adroit et plus habile que ses compagnons, il n’eût découvert lui-même ce qui avait échappé aux recherches actives de sa troupe. Malgré le regret qu’il éprouvait d’une découverte qui pouvait avoir des suites si fatales pour les voyageurs endormis, et le dépit secret qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir de s’être laissé vaincre en finesse et d’avoir eu un désavantage si marqué dans le dialogue qui vient d’être rapporté, le vieillard n’en continua pas moins à garder un sang-froid imperturbable.

– Il se peut, répondit-il, qu’il y ait des blancs qui dorment dans la Prairie ; puisque mon frère le dit, cela doit être ; mais quels sont les hommes qui se confient de cette manière à la générosité des Tetons ? c’est ce que je ne saurais dire. S’il s’y trouve des voyageurs endormis, envoyez vos gens les réveiller, et qu’ils leur demandent ce qu’ils font ici ; les blancs ont des langues.

Le chef branla la tête avec un sourire fier et dédaigneux, puis, se détournant tout à coup pour mettre fin à la conférence, il s’écria brusquement :

– Les Dahcotahs sont un peuple sage, et Mahtoree est leur chef. Il n’appellera pas les étrangers à haute voix, pour qu’ils puissent se lever et lui répondre avec leurs carabines. Il leur parlera tout bas à l’oreille. Alors que les hommes de leur couleur viennent les éveiller.

À peine eut-il dit ces mots qu’il s’éloigna, suivi des sauvages qui l’entouraient, et qui témoignèrent leur approbation par un sourire farouche. Il s’arrêta à peu de distance des prisonniers, et ceux qui pouvaient se permettre d’énoncer leur opinion en présence d’un si grand guerrier se réunirent de nouveau autour de lui pour délibérer. Wencha profita de cette occasion pour renouveler ses importunités ; mais le Trappeur, qui savait alors que ce n’était qu’un coquin subalterne, repoussa ses instances avec indignation. Mais ce qui mit fin efficacement aux persécutions du perfide sauvage, ce fut l’ordre qui fut donné sur-le-champ à toute la troupe, hommes et chevaux, de changer de position. Le mouvement se fit dans un morne silence, et avec un ordre qui aurait fait honneur au bataillon le mieux discipliné. Lorsqu’on fit halte, et que les prisonniers eurent le loisir de reconnaître où ils étaient, ils virent qu’ils se trouvaient en vue du petit bois près duquel était campé Ismaël.

Il se tint alors une nouvelle délibération très-courte, mais extrêmement grave et réfléchie.

Les chevaux, qui semblaient habitués à ces attaques couvertes, silencieuses, furent de nouveau placés sous la surveillance de gardiens qui furent chargés en même temps, comme la première fois, de veiller sur les prisonniers. Le Trappeur, dont l’inquiétude augmentait à chaque instant, ne fut aucunement tranquillisé quand il vit que c’était Wencha qui était placé près de sa personne, et qui, à en juger du moins par son air de triomphe et d’autorité, commandait aussi le détachement. Néanmoins le sauvage, qui avait sans doute ses instructions secrètes, se contenta de brandir son tomahawk avec un geste expressif en regardant Hélène. Après cet avertissement éloquent donné aux deux prisonniers du sort qui attendait à l’instant leur compagne, au moindre signe d’alarme que l’un d’eux se permettrait de donner, il se renferma dans un rigide silence, et, grâce à ce répit qu’ils étaient loin d’attendre de la part de Wencha, ils purent donner toute leur attention à ce qu’ils pouvaient voir du spectacle intéressant qui se passait devant eux.

Toutes les dispositions furent faites par Mahtoree en personne. Il indiqua lui-même le poste précis que chacun devait occuper, comme un homme qui connaissait à fond les qualités respectives de ses compagnons, et on lui obéit à l’instant avec cette déférence que les Indiens montrent toujours aux ordres de leur chef dans les moments décisifs. Il détacha les uns à droite, d’autres à gauche. Sitôt qu’il avait fait un signe, l’homme désigné partait d’un pas rapide, mais sans faire aucun bruit, et bientôt chacun fut à son poste, à l’exception de deux guerriers qui restèrent près de la personne de leur chef. Dès qu’il se vit seul avec ces compagnons de son choix, Mahtoree se tourna vers eux, et leur annonça par un geste expressif que le moment critique était arrivé de mettre à exécution le plan qu’ils avaient concerté ensemble.

Ils commencèrent tous trois par déposer le petit fusil de chasse que, sous le nom de carabine, ils portaient en vertu de leur rang ; puis se débarrassant de toutes les parties de leur costume qui pouvaient gêner leur mouvements, ils restèrent un instant immobiles, ressemblant assez à ces statues antiques à peine drapées, qui représentent des héros célèbres. Mahtoree s’assura alors que son tomahawk était bien à sa place, et que son couteau tenait bien dans sa gaine de peau ; il serra sa ceinture, et arrangea le lacet de ses brodequins ornés de franges, qui aurait pu entraver sa marche. Toutes ces dispositions une fois faites, le chef teton, prêt à tout entreprendre, donna le signal d’avancer.

Les trois guerriers se dirigèrent vers le camp des voyageurs de manière à le prendre en flanc. À peine les prisonniers pouvaient-ils les apercevoir encore, lorsqu’ils s’arrêtèrent, et regardèrent autour d’eux comme des hommes qui délibèrent et qui pèsent mûrement les conséquences avant de prendre un parti décisif. Alors s’enfonçant ensemble dans l’herbe de la Prairie, ils disparurent entièrement aux regards.

Il n’est pas difficile de se figurer l’anxiété terrible avec laquelle Hélène et ses compagnons regardaient ces divers mouvements, dont le résultat les intéressait si particulièrement. Quelque raison qu’elle pût avoir de ne pas porter un attachement très-vif à la famille dans laquelle elle a d’abord été vue par le lecteur, la pitié naturelle à son sexe, et peut-être un sentiment de bienveillance plus prononcé, agissaient puissamment sur son cœur. Plus d’une fois elle se sentit tentée de braver le danger terrible et immédiat qui la menaçait, et d’élever sa faible voix, tout impuissante qu’elle était, pour pousser le cri d’alarme. Entraînée même par une impulsion aussi forte que naturelle, il est probable qu’elle aurait fini par y céder, sans les représentations muettes, mais énergiques, de Paul Hower.

Le jeune chasseur d’abeilles se trouvait livré lui-même aux sensations les plus diverses. La plus vive, la plus puissante sans doute était celle que lui inspirait la position critique de la jeune fille placée sous sa protection ; mais à cette anxiété déchirante se joignait l’intérêt profond qu’il ne pouvait s’empêcher de prendre à ce spectacle, et qui, pour ce cœur impétueux et sauvage, ne laissait pas que d’avoir des charmes. Quoique les sentiments qu’il avait manifestés pour les émigrants ne fussent pas équivoques, et qu’ils fussent loin de leur être aussi favorables même que ceux d’Hélène, il brûlait d’entendre le bruit de leurs fusils, et si l’occasion s’était offerte, il aurait été volontiers des premiers à voler à leur secours. Lui-même il éprouvait parfois le désir, presque irrésistible, de s’élancer pour éveiller les imprudents voyageurs ; mais un coup d’œil jeté sur Hélène suffisait pour rappeler sa prudence prête à l’abandonner, en le faisant souvenir qu’elle serait victime de sa témérité.

Le Trappeur seul était calme en apparence, observant tout aussi froidement que s’il n’eût pas eu un intérêt direct à la tournure que prendraient les choses. Son regard vigilant semblait être partout. C’était celui d’un homme trop habitué aux scènes de danger pour se laisser aisément émouvoir, et qui ne pensait qu’aux moyens de trouver ses gardiens en défaut, et de tromper leur vigilance.

Pendant ce temps, les guerriers tetons n’étaient pas restés oisifs. À la faveur de l’herbe touffue accumulée dans les bas-fonds, ils s’étaient frayé un chemin à travers cette couche épaisse, comme autant de serpents perfides qui se glissent vers leur proie, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un point où il devenait nécessaire de redoubler de précaution avant d’avancer davantage. Mahtoree seul avait de temps en temps élevé sa taille imposante au-dessus de l’herbage, pour darder un regard perçant à travers l’obscurité qui régnait le long du petit bois. Ces observations rapides, jointes à celles qu’il avait déjà faites dans sa première recherche, lui suffirent pour reconnaître parfaitement la position de ceux dont il voulait faire ses victimes, quoiqu’il ignorât encore leur nombre et les moyens de défense qu’ils pouvaient avoir.

Ses efforts pour avoir au moins quelques données sur ces deux points essentiels furent complètement inutiles, tant le camp était plongé dans un profond silence. On eût dit un enclos qui n’aurait été habité que par des morts. Trop défiant et trop circonspect pour s’en rapporter à d’autres qu’à lui-même, dans des conjonctures aussi critiques, le Dahcotah dit à ses compagnons de l’attendre où ils étaient, et poursuivit seul son chemin.

Mahtoree n’avança qu’à pas lents et d’une manière qui, pour un homme moins accoutumé à cette espèce d’exercice, n’aurait pu manquer d’être extrêmement pénible. Le plus adroit reptile n’aurait pu ramper avec plus de souplesse ni avec moins de bruit. Accroupi jusqu’à terre, il avançait un pied, puis l’autre, s’arrêtant à chaque mouvement pour saisir le plus léger son qui aurait pu annoncer que les voyageurs étaient sur leurs gardes. Il réussit enfin à se glisser jusque sous l’ombrage du petit bois où, n’étant plus éclairé par la faible lueur de la lune, il courait moins de risques d’être aperçu, en même temps que de là les objets environnants s’offraient d’une manière plus distincte à ses regards perçants.

Le Teton s’arrêta longtemps dans cet endroit pour y faire ses observations, avant de se hasarder plus loin. Sa position lui présentait le camp de profil, avec sa tente, ses chariots et ses cabanes ; une teinte sombre, mais suffisamment visible, dessinait les contours de tous les objets, et l’œil exercé du guerrier put estimer assez exactement la force de la troupe à laquelle il allait avoir affaire. Un silence trop profond pour sembler naturel continuait à régner dans l’enceinte ; on eût dit que les hommes retenaient même cette respiration paisible qui s’échappe pendant le sommeil, pour inspirer plus de confiance à leurs ennemis. Le chef pencha sa tête jusqu’à terre et écouta attentivement. Il allait la relever sans être plus avancé, lorsque le bruit de la respiration tremblante et prolongée de quelqu’un qui dormait vint parfaitement frapper son oreille. L’Indien connaissait trop toutes les ruses de guerre pour se laisser prendre aux pièges qu’on aurait essayé de lui tendre. Il écouta de nouveau ; s’étant assuré que le son était naturel, il n’hésita plus.

Un homme d’un courage moins éprouvé que le fier Mahtoree aurait pu hésiter à l’aspect des dangers auxquels il s’exposait volontairement. Ce n’étaient pas les premiers aventuriers de leur couleur qui pénétraient dans les déserts habités par sa nation, leur audace, leur force lui étaient bien connues ; mais il n’en poursuivit pas moins son entreprise avec la prudence, il est vrai, et la circonspection qu’un ennemi brave ne manque jamais de donner, mais en même temps avec l’animosité vindicative d’un homme de couleur, furieux des invasions illicites de l’étranger.

Se détournant de la ligne qu’il suivait d’abord, Mahtoree, toujours enfoncé dans l’herbe, se dirigea vers la lisière du petit bois. Lorsqu’il y fut arrivé, il se leva, et examina les lieux avec plus de soin encore. Il ne lui fallut qu’un instant pour découvrir l’endroit où le voyageur sans défiance était étendu. Le lecteur a sans doute déjà deviné que celui qui, sans le savoir, se trouvait être dans un si dangereux voisinage, était un de ces fils indolents d’Ismaël qui avaient été chargés de la garde du camp.

Lorsqu’il fut certain de n’avoir pas été découvert, le Dahcotah s’approcha du dormeur, se pencha sur lui, et tandis que sa figure mobile voltigeait en quelque sorte autour de celle de son ennemi pour l’examiner dans tous les sens, on eût dit un de ces reptiles qu’on voit souvent se dresser en jouant autour de leur victime. Satisfait de son examen, Mahtoree retirait sa tête lorsque le jeune émigrant fit un léger mouvement comme s’il allait se réveiller. Le sauvage saisit le couteau qui pendait à sa ceinture, et en un instant il fut posé sur la poitrine du malheureux ; puis tout à coup, changeant d’idée, il se retira d’un pas par un mouvement aussi rapide que la pensée, se blottit derrière le tronc d’arbre contre lequel l’autre avait la tête appuyée, et resta étendu protégé par son ombre, aussi immobile et en apparence aussi privé de sentiment que le tronc lui-même.

Le jeune homme qui était en sentinelle ouvrit ses yeux appesantis, regarda le ciel, et faisant un effort extraordinaire, il souleva sa masse pesante pour regarder autour de lui. Ses regards incertains parcoururent avec une sorte de vigilance les différentes parties du camp, puis se perdirent dans l’immense horizon de la Prairie. Ne voyant rien qui pût justifier ses craintes, il changea de position de manière à tourner complètement le dos à son dangereux voisin, puis il se laissa retomber lourdement à terre, et s’étendit de nouveau tout de son long. Il y eut alors un long intervalle de silence, intervalle pénible et inquiétant pour le Teton avant que le ronflement du voyageur annonçât qu’il était endormi. Le sauvage était trop circonspect pour se fier aux premières apparences du sommeil. Mais les fatigues d’une journée de marche forcée pesaient trop visiblement sur la sentinelle pour que le doute fût longtemps possible. Néanmoins ce ne fut que par un mouvement presque imperceptible, et par des degrés que l’œil le plus attentif aurait eu peine à suivre, que le Dahcotah se releva ; et il se pencha de nouveau sur son ennemi sans avoir fait plus de bruit que la feuille du cotonnier qui flottait dans l’air auprès de lui.

Mahtoree vit alors que le sort de l’émigrant était entre ses mains. En même temps qu’il examinait les membres robustes et les formes athlétiques du jeune homme, avec cette espèce d’admiration que la force physique manque rarement d’exciter dans le cœur d’un sauvage, il se prépara froidement à éteindre le principe de vie qui seul la rendait formidable. Après avoir cherché l’endroit où une blessure est mortelle en écartant doucement les plis du vêtement qui le cachait à sa vue, il leva son arme acérée, et il allait réunir ses forces et son adresse pour frapper, lorsque le jeune émigrant étendis nonchalamment en arrière son bras nerveux, dont les muscles, ainsi tendus, se dessinaient en bosse et annonçaient sa force extraordinaire.

Le Teton s’arrêta. Une nouvelle révolution s’était faite dans ses idées. Le sommeil de son ennemi lui parut offrir moins de dangers que sa mort même. Le plus petit bruit pouvait lui être funeste. Il réfléchit que la dissolution de ce corps gigantesque ne se ferait pas sans une lutte violente, sans une agonie terrible. Cette pensée se présenta avec la rapidité de l’éclair à son expérience. Ses yeux étincelants se portèrent d’abord sur le camp derrière lui, ensuite sur le bois en face, puis de tous côtés sur la vaste et silencieuse Prairie. Se courbant de nouveau sur celui qui avait été si près de devenir sa victime, il s’assura qu’il dormait profondément, et abandonna son premier projet, non par humanité, mais par politique.

Mahtoree ne se retira qu’avec la même précaution qu’il était venu. Il se dirigea alors en droite ligne vers le camp, en ayant soin de suivre la lisière du bois afin de pouvoir s’y jeter en cas d’alarme. La tente isolée attira d’abord son attention. Après avoir examiné l’intérieur et avoir écouté longtemps afin de prendre conseil de ses oreilles, le sauvage se hasarda à soulever la toile par en bas, et à glisser par dessous sa tête basanée. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il la retira, et, s’asseyant à terre, il resta dans l’inaction, les yeux fixés sur le sol, comme s’il réfléchissait profondément. Puis, reprenant sa première position, il passa de nouveau la tête sous la toile mystérieuse. Cette fois son examen dura plus longtemps, et sa visite semblait avoir quelque chose de plus solennel. Cependant elle eut un terme comme toutes les choses du monde, et, retirant sa tête, il s’éloigna à pas lents.

Il se dirigeait alors vers l’endroit où des objets accumulés, mais que l’obscurité empêchait de distinguer, indiquaient que se trouvait le centre du camp. Après avoir marché pendant quelque temps, il s’arrêta de nouveau, tourna la tête pour regarder la petite enceinte solitaire qu’il venait de quitter, et parut hésiter s’il ne retournerait point sur ses pas. Mais les chevaux de frise formés par des branchages se trouvaient alors à portée de son bras, et ces précautions mêmes annonçaient la valeur des objets pour lesquels on avait cru devoir les prendre. Sa cupidité n’en fut que plus vivement excitée, et il continua sa marche.

La manière dont le sauvage se glissa entre les branches tendres et flexibles du cotonnier ressemblait assez à la marche sinueuse du serpent ; son corps semblait se ramasser et s’étendre à volonté, selon que le passage était plus ou moins étroit. Dès qu’il fut parvenu dans l’enceinte, il commença par jeter un coup d’œil rapide sur les localités, puis il eut la précaution de s’assurer une retraite facile en écartant tout ce qui aurait pu mettre obstacle à la rapidité de sa marche. Alors, se levant pour la première fois de toute la hauteur de sa taille, il parcourut le camp, comme le génie du mal, cherchant sur quel objet il exercerait d’abord ses projets infernaux. Déjà il avait visité la cabane où s’étaient retirés la femme de l’émigrant et ses jeunes enfants ; déjà il avait passé devant plusieurs corps gigantesques, étendus nonchalamment à terre, dans un état d’insensibilité complète, lorsqu’il arriva enfin à l’endroit occupé par Ismaël en personne. Un homme de la sagacité de Mahtoree ne pouvait manquer de deviner qu’il avait alors en son pouvoir le chef des émigrants. Il resta longtemps à le contempler : ses yeux étaient fixés sur ses membres robustes, tandis que son esprit calculait les chances de son entreprise, et les moyens les plus sûrs d’en tirer tout le fruit.

Il avait remis dans sa gaine le couteau que, dans le premier mouvement, il avait été tenté de tirer, et il allait passer outre, lorsque Ismaël, s’agitant sur sa couche, demanda d’un ton rude qui était là. Il fallait toute l’astuce et toute la présence d’esprit d’un sauvage pour se tirer d’un pas aussi critique. Imitant les sons entrecoupés et presque inintelligibles de la voix qui lui parlait, il se jeta pesamment à terre et parut se disposer à dormir. Ismaël vit bien ces mouvements, mais d’une manière confuse et à travers ses paupières à peine entr’ouvertes. D’ailleurs le stratagème était trop hardi et trop habilement exécuté pour ne pas avoir un plein succès. L’émigrant ne tarda pas à refermer les yeux et il dormit bientôt avec un hôte aussi dangereux au sein même de sa famille.

Le Teton dut conserver pendant bien des minutes, qui lui semblaient bien longues, la position qu’il avait prise, afin de s’assurer qu’il n’était plus observé. Mais si son corps était immobile, son esprit actif n’en agissait pas moins. Il mit ces instants à profit pour combiner un plan qui devait livrer le camp et tout ce qu’il contenait entièrement à sa merci. Dès qu’il crut pouvoir le faire sans danger, le sauvage infatigable fut de nouveau sur pied, et se traînant à terre avec l’agilité et la prudence qu’il avait toujours montrées, il se dirigea vers l’enclos où étaient renfermés les animaux domestiques.

Le premier animal qu’il rencontra fut soumis à l’examen le plus long et le plus minutieux. Le Teton passa plusieurs fois la main sur son épaisse toison et sur tous ses membres minces et délicats, avec une curiosité infatigable. La pauvre bête se laissait faire avec la patience et la docilité la plus complète, comme si un instinct secret l’avertissait que, dans ces immenses solitudes, l’homme était encore le protecteur le plus sûr qu’elle pût trouver. Cependant Mahtoree finit par renoncer à sa proie, qui n’eût pu lui être d’aucune utilité dans ses expéditions hasardeuses ; mais ce fut lorsqu’il se trouva au milieu des bêtes de somme que sa joie fut extrême, et il eut de la peine à contenir les exclamations bruyantes qui étaient sur le point de s’échapper de ses lèvres. Les dangers qu’il lui avait fallu braver pour arriver jusque là furent aussitôt oubliés, et la prudente circonspection du guerrier fit place un instant aux transports immodérés du sauvage.

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