CHAPITRE XXVIII.

La sorcière sera brûlée à Smithfield, et vous trois vous serez attachés au gibet.

SHAKSPEARE.

Les Sioux avaient attendu la fin du dialogue précédent avec une patience admirable ; la plupart d’entre eux étaient contenus par la crainte secrète que leur imposait le caractère mystérieux d’Obed, tandis qu’un petit nombre de chefs plus éclairés profitaient de cette occasion pour rassembler leurs idées et se préparer aux débats, qui ne pouvaient manquer d’être très animés.

Mahtoree, qui n’éprouvait l’influence d’aucun de ces sentiments, était bien aise de montrer au Trappeur jusqu’où il portait la condescendance pour lui : et lorsque le vieillard discontinua la conversation, le chef jeta sur lui un regard expressif pour lui rappeler la patience avec laquelle il avait attendu qu’il eût fini.

Un profond et morne silence suivit cette courte interruption. Alors Mahtoree se leva, se disposant évidemment à parler ; il commença par prendre une attitude imposante, et il promena un regard ferme et sévère sur toute l’assemblée. L’expression de ses yeux variait cependant selon qu’ils se portaient sur les physionomies différentes de ses adhérents ou de ses adversaires. En regardant les premiers, son air était grave, mais n’avait rien de menaçant, tandis que les regards foudroyants qu’il lançait sur les autres semblaient leur annoncer tout le risque qu’ils couraient en osant braver le ressentiment d’un chef aussi puissant.

Néanmoins au milieu même de tant de hauteur et d’assurance, l’adresse et la sagacité du Teton ne l’abandonnèrent pas. Après avoir jeté en quelque sorte le gant à toute la tribu, son maintien devint plus affable et sa figure moins menaçante. Ce fut alors qu’au milieu de la stupeur générale il éleva sa voix sonore, habile à en varier les inflexions selon les images différentes qu’il employait tour à tour dans son éloquence sauvage et irrégulière.

– Qu’est-ce qu’un Sioux ? demanda le chef avec adresse en commençant. Il est le dominateur des Prairies, et le maître des animaux qu’elles contiennent. Les poissons de la rivière aux Eaux-Troubles le connaissent et viennent à sa voix ; il est un renard dans le conseil, un aigle pour la vue, un ours gris dans les combats. Un Dahcotah est un homme.

Après avoir attendu que le murmure d’approbation qui se fit entendre parmi les guerriers, à ce portrait flatteur de leur peuple, se fût apaisé, le Teton continua :

– Qu’est-ce qu’un Pawnie ? Un voleur qui ne dépouille que les femmes ; une Peau-Rouge qui n’est point brave ; un chasseur qui mendie sa venaison. Dans le conseil, c’est un écureuil qui ne peut rester en place ; c’est un élan dont les jambes sont longues. Un Pawnie est une femme.

Il s’arrêta de nouveau ; des acclamations de joie partirent de plusieurs bouches, et l’on demanda à grands cris que les paroles injurieuses fussent expliquées à celui qui, sans le savoir, était l’objet de ces railleries sanglantes. Le Trappeur regarda Mahtoree comme pour prendre ses ordres, et sur le geste qu’il en reçut, il reprit ses fonctions d’interprète. Cœur-Dur l’écouta gravement, et ensuite, comme s’il trouvait que le temps n’était pas encore venu pour lui de parler, il fixa de nouveau les yeux sur l’horizon.

Mahtoree épiait l’expression de sa figure avec un air qui indiquait la haine implacable qu’il portait au seul chef dont la renommée pût être avantageusement comparée à la sienne. Quoique trompé dans son attente en voyant qu’il n’avait pu réussir à irriter l’orgueil de son ennemi, il se disposa, ce qu’il regardait comme bien plus important, à exciter le ressentiment des guerriers de sa tribu, pour les préparer à seconder ses projets cruels.

– Si la terre, dit-il, était couverte de rats, qui ne sont bons à rien, il ne resterait point de place pour les buffles, qui fournissent de la nourriture et des vêtements à un Indien. Si les Prairies étaient couvertes de Pawnies, il n’y aurait point de place pour le pied d’un Dahcotah. Un Loup est un rat, un Sioux est un grand buffle ; que les buffles marchent sur les rats et les écrasent pour se faire place ! – Mes frères, un enfant vous a parlé, il vous a dit que ses cheveux ne sont point gris, mais qu’ils sont gelés ; il a ajouté que l’herbe ne croît pas là où un Visage-Pâle a été tué ! Qu’en sait-il ? connaît-il la couleur du sang d’un Long-Couteau ? Non ; je sais qu’il ne la connaît pas, il ne l’a jamais vue. Quel Dahcotah, autre que Mahtoree, a jamais frappé un Visage-Pâle ? Aucun. Mais Mahtoree doit se taire, tous les Tetons ferment les oreilles quand il parle. Les chevelures qui sont sur sa tente ont été prises par les femmes ; c’est Mahtoree qui les a prises, et il est une femme. Sa bouche est fermée, il attend les fêtes pour chanter au milieu des filles.

Malgré les exclamations de regrets et d’indignation qui suivirent un discours si humiliant, Mahtoree s’assit à sa place, comme s’il était décidé à n’en pas dire davantage ; mais voyant les murmures augmenter de plus en plus, et craignant que, dans la confusion générale, le conseil ne vînt à se dissoudre sans qu’il eût été possible de rien décider, il se leva et reprit la parole, mais sur un ton tout différent de la première fois : c’étaient les accents fiers et énergiques d’un guerrier qui ne respire que vengeance.

– Que mes jeunes guerriers cherchent où est Teato ! s’écria-t-il ; ils trouveront sa chevelure qui sèche au foyer d’un Pawnie. Où est le fils de Borechina ? ses os sont plus blancs que le visage de ses meurtriers. Mahhah est-il endormi dans sa tente ? vous savez qu’il y a plusieurs lunes qu’il est parti pour les Prairies bienheureuses ; plût au ciel qu’il fût ici pour nous dire de quelle couleur était la main qui a enlevé sa chevelure !

Le chef artificieux continua sur ce ton pendant assez longtemps, appelant à haute voix tous les guerriers qui avaient trouvé la mort en se battant contre les Pawnies, ou dans quelqu’une de ces escarmouches irrégulières qui étaient si fréquentes entre les bandes sioux et une classe d’hommes blancs qui n’en différaient guère sous le rapport de la civilisation. Telle était la rapidité avec laquelle il faisait cette adroite énumération, que personne n’avait le temps de réfléchir si l’individu auquel il faisait allusion était véritablement digne de regrets ; mais on se trouvait pour ainsi dire entraîné par son éloquence, car il rappelait chaque incident avec tant d’adresse, sa voix retentissante donnait un caractère si imposant à ces appels de guerriers qui n’étaient plus, que chacune de ses paroles faisait vibrer une corde dans l’âme de quelques uns de ses auditeurs.

Il était au milieu d’une de ses apostrophes les plus énergiques, lorsqu’un vieillard, tellement avancé en âge qu’il avait la plus grande peine à marcher, s’avança au milieu même du cercle, et alla s’asseoir précisément en face de Mahtoree. Une oreille extrêmement fine aurait pu s’apercevoir que la voix de l’orateur baissa un peu lorsque son regard perçant découvrit qu’il avait un auditeur de plus, à la présence duquel il était loin de s’attendre ; mais le changement fut si imperceptible qu’il eût fallu savoir lire jusqu’au fond de son cœur pour le remarquer.

Le vieillard n’avait pas été moins célèbre autrefois pour la force du corps et la beauté des traits que pour son regard vif et terrible ; mais alors sa peau était ridée et sa figure sillonnée par tant de cicatrices que les Français du Canada lui avaient donné, un demi-siècle auparavant, un surnom que la France a donné à plus d’un de ses héros, et qui est passé dans la langue de la horde sauvage qui nous occupe, comme celui qui exprime le mieux le courage et les hauts faits d’un guerrier. Le nom de Balafré, qui vola de bouche en bouche dans l’assemblée au moment où il parut, annonça tout à la fois et la haute estime que tous les chefs avaient pour lui, et la surprise où les jetait sa visite extraordinaire. Lorsqu’on vit cependant qu’il ne prenait point la parole et qu’il ne faisait aucun geste, la sensation causée par son arrivée s’apaisa bientôt ; tous les yeux se portèrent de nouveau sur l’orateur ; toutes les oreilles s’enivrèrent de nouveau du plaisir d’entendre ses terribles appels.

Il était facile de voir le triomphe de Mahtoree dans les yeux de ses auditeurs. Un air de férocité et de vengeance ne tarda pas à se peindre sur la figure de la plupart des guerriers, et chaque nouvelle allusion qu’il faisait adroitement pour démontrer la nécessité d’exterminer leurs ennemis était suivie de marques d’approbation de plus en plus bruyantes. Ne doutant plus du succès, le Teton en appela vivement à l’orgueil et au ressentiment de sa troupe ; puis, terminant tout à coup sa harangue, il s’assit à sa place.

Au milieu des murmures favorables qui suivirent un effort d’éloquence aussi remarquable, une voix basse, faible et creuse s’éleva graduellement dans l’air, comme si elle était tirée avec effort des cavités les plus profondes de la poitrine, et qu’elle prit de la force et de l’énergie en sortant. Le plus profond silence s’établit aussitôt, et les lèvres du vieillard s’entrouvrirent pour la première fois.

– Les jours du Balafré touchent à leur fin, furent les premiers mots qu’il prononça distinctement. Il est comme un buffle sur lequel le poil ne poussera plus. Il sera bientôt prêt à quitter sa tente pour aller en chercher une autre qui est éloignée des villages des Sioux. Ce qu’il va dire ne le concerne donc pas, mais bien ceux qu’il laissera après lui : ses paroles sont comme le fruit qui pend à l’arbre, mûres et dignes d’être données aux chefs.

– Bien des neiges sont tombées depuis que le Balafré n’a été vu sur le sentier de la guerre ; son sang a été bouillant, mais il a eu le bonheur de se calmer. Le Wahcondah ne lui envoie plus de rêves de guerre il voit qu’il vaut mieux vivre en paix.

– Mes frères, l’un de mes pieds est tourné vers le pays où chassent nos pères, l’autre suivra bientôt, et alors on verra un vieux chef chercher l’empreinte des moccassins de son père, afin qu’il ne se trompe pas, mais qu’il soit bien sûr d’arriver devant le maître de la vie par la même route qui a déjà été frayée par tant de bons Indiens. Mais qui me suivra ? le Balafré n’a pas d’enfants. Son aîné a fatigué trop de chevaux pawnies ; les os du plus jeune ont été rongés par des chiens Konzas ! Le Balafré vient ici pour chercher un jeune bras sur lequel il puisse s’appuyer ; il vient chercher un fils, afin que, lorsqu’il sera parti, sa tente ne reste point vide. Tachechana, la jeune Biche des Tetons, est trop faible pour soutenir un guerrier qui est vieux ; elle regarde devant elle et non derrière. Son esprit est dans la tente de son époux.

Le vétéran avait parlé d’un ton calme, mais ferme et décidé. Sa déclaration fut reçue en silence ; et, quoique plusieurs des partisans de Mahtoree tournassent les yeux sur leur chef, comme pour lui demander qu’il leur traçât leur conduite, aucun d’eux n’osa s’opposer aux désirs d’un vieillard si respecté, dont la demande était d’ailleurs strictement conforme aux usages de la nation. Le Grand Teton lui-même attendit la fin de cette scène avec un sang-froid apparent : seulement il y avait quelquefois dans l’expression de son regard quelque chose de farouche qui trahissait la nature des sentiments avec lesquels il voyait une intervention qui allait sans doute lui arracher celle de toutes ses victimes qu’il haïssait le plus.

Pendant ce temps le Balafré, d’un pas lent et mal assuré, s’était dirigé vers les captifs. Arrivé devant Cœur-Dur, il s’arrêta et il contempla longtemps avec admiration cette taille sans défaut, ce regard immobile, ce maintien noble et fier. Faisant alors un geste d’autorité, il attendit que ses ordres fussent exécutés, et les liens qui attachaient le jeune guerrier tombèrent à l’instant. Lorsque l’intrépide Pawnie fut près de sa vue trouble et affaiblie, il se mit de nouveau à l’examiner des pieds à la tête avec l’attention la plus minutieuse.

– C’est bon, dit-il enfin lorsqu’il se fut assuré qu’il réunissait toutes les qualités d’un guerrier ; c’est bien là une panthère bondissante ! Mon fils parle-t-il avec la langue d’un Sioux ?

L’air d’intelligence qui brilla dans les yeux du captif prouva qu’il avait bien compris la question ; mais il était trop fier pour communiquer ses idées par l’intermédiaire d’une langue qui était celle de ses ennemis. Quelques guerriers qui entouraient le vieillard lui expliquèrent que le prisonnier était un Pawnie-Loup.

– Mon fils a ouvert ses yeux sur les eaux des Loups, dit le Balafré dans la langue de cette nation ; mais il les fermera sur les bords de la rivière aux Eaux-Troubles ; il est né Pawnie, mais il mourra Dahcotah. Regardez-moi ; je suis un sycomore, qui ai autrefois couvert bien des guerriers de mon ombre : les feuilles sont tombées, et les branches commencent à dépérir ; cependant un seul rejeton est sorti de ses racines ; c’est une petite vigne qui s’est enlacée autour d’un arbre qui est vert. Voilà longtemps que je cherche quelqu’un qui soit digne de croître à mes côtés ; maintenant je l’ai trouvé. Le Balafré n’est plus sans fils ; son nom ne sera pas oublié quand il sera parti. Guerriers Tetons, je prends ce jeune homme dans ma tente.

Personne ne fut assez hardi pour contester un droit qui avait été si souvent exercé par des guerriers bien inférieurs à celui qui venait le réclamer alors, et l’adoption fut écoutée dans un grave et respectueux silence. Le Balafré prit par le bras celui dont il voulait faire son fils, et, l’ayant conduit au milieu même du cercle, il se retira de quelques pas d’un air de triomphe, pour que les spectateurs pussent approuver son choix.

Mahtoree ne laissait percer aucune émotion, mais sa politique astucieuse semblait attendre un moment plus favorable pour l’exécution de ses sombres projets. Les chefs les plus expérimentés et les plus prévoyants sentaient parfaitement qu’il était impossible que deux guerriers aussi célèbres que Cœur-Dur et Mahtoree, qui avaient été si longtemps rivaux de gloire, pussent vivre en paix dans la même tribu ; mais la personne du Balafré inspirait tant de respect, il invoquait une coutume si sacrée, qu’aucun d’eux n’osa élever la voix pour s’opposer à cette mesure. Ils observaient ce qui se passait avec un intérêt croissant, mais ils cachaient la nature de leurs craintes sous un extérieur impassible. La peuplade était dans cet état de gêne et de contrainte, et bientôt même, peut-être, on eût pu ajouter de désorganisation, lorsque celui qui était le plus intéressé au succès de la demande du vieillard le fit cesser tout à coup.

Pendant toute la scène que nous venons de raconter, il eût été difficile d’apercevoir la moindre trace d’émotion sur les traits du jeune captif. Il avait entendu proclamer sa délivrance avec la même indifférence qu’il avait entendu donner l’ordre de l’attacher au poteau ; mais à présent que le moment était venu de faire, connaître sa décision, il parla de manière à prouver que le courage qui lui avait acquis un nom si célèbre ne l’avait pas abandonné.

– Mon père est bien vieux ; mais il est des choses qu’il n’a pas encore vues, dit Cœur-Dur d’une voix si sonore qu’elle se fit entendre à tous ceux qui l’entouraient. Il n’a jamais vu un buffle se changer en chauve-souris ; il ne verra jamais un Pawnie devenir Sioux.

Au ton calme, mais énergique, avec lequel il prononça cette décision, il était bien difficile de ne pas être convaincu qu’elle était inébranlable. Cependant le cœur du Balafré se sentit un faible pour le jeune guerrier ; l’affection d’un vieillard ne se laisse pas si aisément rebuter. Jetant un regard sévère sur l’assemblée pour réprimer le cri d’admiration et de triomphe que cette déclaration hardie avait excité en rallumant dans les cœurs l’espoir de la vengeance, le vétéran adressa de nouveau la parole à son fils adoptif, comme si sa proposition n’admettait pas de refus.

– C’est bien, lui dit-il, voilà comme un brave doit parler, afin que les guerriers puissent voir son cœur. Il y a eu un temps où la voix du Balafré était celle qui se faisait entendre avec le plus de force au milieu des tentes des Konzas ; mais la racine des cheveux blancs est la sagesse. Mon enfant montrera aux Tetons qu’il est brave en frappant leurs ennemis. Guerriers Dahcotahs, voilà mon fils.

Le Pawnie hésita un instant ; puis, s’approchant du vieillard, il prit sa main sèche et ridée, et la posa respectueusement sur sa tête, comme pour lui témoigner l’étendue de sa reconnaissance ; alors, reculant d’un pas, il se redressa de toute sa hauteur, et, jetant sur la peuplade ennemie qui l’entourait un regard de dédain et de fierté, il dit à haute voix dans la langue des Sioux :

– Cœur-Dur s’est examiné au dedans comme au dehors ; il a pensé à tout ce qu’il a fait à la chasse comme à la guerre ; partout il est le même, il n’y a point de changement, il est en toutes choses un Pawnie. Il a frappé trop de Tetons pour pouvoir jamais manger dans leurs tentes. Ses flèches s’enfuiraient en arrière, la pointe de sa lance se retournerait du mauvais côté, leurs amis pleureraient à chaque cri de guerre qu’ils l’entendraient pousser, leurs ennemis riraient. Les Tetons connaissent-ils un Loup ? qu’ils le regardent de nouveau ; sa tête est peinte, son bras est de chair, mais son cœur est de roc. Quand les Tetons verront le soleil venir des Montagnes Rocheuses et se diriger vers la terre des Visages-Pâles, l’âme de Cœur-Dur s’adoucira, et son esprit deviendra Sioux ; jusque-là il vivra et mourra Pawnie.

Des cris de joie, dans lesquels l’admiration et la férocité se confondaient d’une manière horrible, interrompirent le guerrier, et n’annoncèrent que trop clairement le sort qui lui était réservé. Le jeune captif attendit un moment que le tumulte fût apaisé, et se tournant vers le Balafré, il continua d’un ton plus doux et plus affable, comme s’il trouvait convenable d’adoucir son refus de manière à ne pas blesser les sentiments d’un vieillard qui lui avait témoigné un intérêt si touchant.

– Que mon père, lui dit-il, s’appuie avec plus de force sur la Biche des Dahcotahs. Elle est faible à présent ; mais à mesure que sa tente se remplira d’enfants, elle sera plus forte. Voyez, ajouta-t-il en lui montrant à quelque distance le Trappeur attentif, Cœur-Dur a près de lui une tête grise pour lui montrer le chemin qui conduit aux Prairies bienheureuses ; s’il a jamais un autre père, ce sera ce digne guerrier.

Le Balafré, trompé dans son espérance, s’éloigna du jeune captif, et alla se placer en face de celui qui l’avait ainsi prévenu. Les deux vieillards s’observèrent mutuellement, et cet examen fut long et rempli d’intérêt. Il n’était pas facile de découvrir la véritable physionomie du Trappeur à travers le masque que les rigueurs de tant d’hivers avaient mis sur ses traits, et l’accoutrement bizarre et particulier dont il s’était affublé. Quelques moments s’écoulèrent avant que le Teton prît la parole, et alors même il semblait encore incertain s’il s’adressait à un Indien comme lui ou bien à quelque vagabond de cette race qui, à ce qu’il avait entendu dire, se répandait sur tout le pays comme autant de sauterelles affamées.

– La tête de mon frère est très-blanche, dit-il enfin ; mais l’œil du Balafré n’est plus comme celui de l’aigle. De quelle couleur est sa peau ?

– Le Wahcondah m’a fait comme ceux que vous voyez, qui attendent l’issue d’un jugement, Dahcotah ; mais le beau et le mauvais temps m’ont donné une couleur plus foncée que celle de la peau d’un renard. Qu’importe ? Si l’écorce est fendue et n’est plus reconnaissable, le cœur de l’arbre n’en est pas moins sain.

– Mon frère est un Long-Couteau ! Qu’il tourne la figure vers le soleil couchant, et qu’il ouvre les yeux ; voit-il le lac salé derrière les montagnes ?

– Il y a eu en temps, Teton, où peu d’hommes pouvaient voir le point blanc sur la tête de l’aigle de plus loin que moi ; mais l’éclat de la lumière de quatre-vingt-sept étés a affaibli mes yeux, et je n’ai guère à me vanter de ma vue dans mes vieux jours. Les Sioux pensent-ils qu’un Visage-Pâle est un dieu, pour qu’il puisse voir à travers les rochers ?

– Eh bien ! que mon frère me regarde ; je suis près de lui, et il peut voir que je ne suis qu’un pauvre homme à peau rouge. Pourquoi son peuple ne vit-il pas partout, puisqu’il veut tout avoir ?

– Je vous comprends chef, et je ne contesterai point la justice de vos paroles, attendu qu’elles n’ont que trop un fondement de vérité ; mais, quoique né de la race que vous aimez si peu, mon plus cruel ennemi, le mingo même le plus impudent, n’oserait pas dire que j’aie jamais mis les mains sur le bien d’autrui, si ce n’est ce que j’ai pris en bonne et franche guerre, ni que j’aie jamais désiré plus de terrain que le Seigneur a voulu que chaque homme en occupât.

– Et cependant mon frère est venu parmi les Peaux-Rouges pour trouver un fils ?

Le Trappeur posa un doigt sur l’épaule du Balafré, et, le regardant fixement :

– Oui, lui dit-il à voix basse et d’un air confidentiel, mais ce n’était que pour rendre service à ce brave garçon. Si vous pensez, Dahcotah, que je l’aie adopté pour assurer un appui à ma vieillesse, vous me faites injure, et vous connaissez mal aussi les projets implacables de votre peuple. Je l’ai fait mon fils afin qu’il sache que quelqu’un reste derrière lui… Paix, Hector ! paix mon chien ! Est-il décent, lorsque des têtes grises se consultent ensemble, de venir les interrompre par des hurlements hors de saison ? Le chien est vieux, Teton, et malgré le soin avec lequel il a été dressé, il commence, je crois, à oublier comme nous les habitudes qu’on lui a fait prendre dans sa jeunesse.

Un plus long entretien entre les deux vieillards fut interrompu par des cris discordants, que poussèrent à l’instant les mégères toutes ridées, qui, comme nous l’avons déjà dit, s’étaient frayé un passage jusque auprès des guerriers assemblés. Un changement soudain qui s’était opéré dans l’extérieur de Cœur-Dur en était la cause. Quand les deux vétérans se tournèrent de son côté, ils le virent debout au milieu du cercle, le cou tendu, l’œil fixé sur l’espace, une jambe en avant et un bras un peu en l’air, comme si toutes ses facultés étaient concentrées dans l’action d’écouter. Un sourire dérida un instant son front, et ensuite l’homme tout entier reprit son air de calme et de dignité, comme s’il était subitement rentré en lui-même.

Le mouvement qu’il avait fait avait été attribué au mépris, et les chefs eux-mêmes commencèrent à s’échauffer. Incapables de retenir leur fureur, les femmes s’élancèrent toutes à la fois dans le cercle, et commencèrent leur attaque en accablant le jeune guerrier des invectives les plus amères. Elles vantaient les divers exploits que leurs fils avaient accomplis aux dépens de différentes peuplades des Pawnies. Elles rabaissaient sa réputation, et lui disaient de regarder Mahtoree, s’il n’avait jamais vu un guerrier. Elles l’accusaient d’avoir été allaité par un daim, et d’avoir sucé la poltronnerie avec le lait de sa mère. En un mot, elles faisaient pleuvoir sur le captif, qui n’en conservait pas moins un sang-froid imperturbable, un déluge d’injures telles que la vengeance pouvait leur en suggérer, et l’on sait ce dont les femmes des sauvages sont capables dans de pareils moments ; leurs, transports effrénés, leur rage implacable ont été trop souvent décrits pour qu’il soit nécessaire d’en parler de nouveau.

L’effet de cette irruption soudaine était inévitable. Le Balafré, n’ayant plus rien à espérer, alla se cacher dans la foule, tandis que le Trappeur, dont la physionomie expressive peignait l’émotion qui l’agitait intérieurement, se rapprochait de son jeune ami, comme on voit souvent ceux qui sont unis à quelque grand coupable par des liens assez forts pour leur faire braver l’opinion des hommes, rester debout auprès d’eux sur le lieu même de l’exécution, et les assister à leurs derniers moments.

L’effervescence se communiqua bientôt aux guerriers subalternes, quoique les chefs différassent encore de donner le signal qui devait livrer la victime à leur merci. Mahtoree attendait qu’il se fît un mouvement pareil parmi ses affidés, afin de pouvoir cacher plus sûrement sa haine envenimée ; mais bientôt, emporté par sa fureur, il fit un geste pour encourager les bourreaux à commencer.

À ce signal, Wencha, qui depuis longtemps avait les yeux fixés sur le chef pour épier son moindre coup d’œil, bondit de joie comme un chien altéré de sang qu’on lâche sur sa proie. Se faisant jour à travers les mégères, qui des injures en venaient déjà aux actes de violence, il réprima leur impatience, et leur dit d’attendre qu’un guerrier eût commencé à tourmenter la victime, qu’alors ils lui verraient verser des larmes comme à une femme.

L’Indien féroce préluda par brandir son tomahawk au-dessus de la tête du captif, et à l’agiter dans tous les sens de manière à faire croire à chaque coup que l’arme allait s’enfoncer dans la chair, tandis qu’il la maniait assez adroitement pour ne jamais toucher la peau. Cette épreuve ordinaire ne fit aucun effet sur le jeune guerrier. La hache éclatante avait beau tracer mille cercles de feu autour de sa figure, ses yeux n’en restaient pas moins fixés sur l’espace, sans paraître remarquer les efforts impuissants de son ennemi.

Voyant que cet essai ne réussissait pas, le Sioux implacable appuya le tranchant de son arme sur la tête nue de sa victime, et se mit à décrire les différentes manières dont un prisonnier pouvait être écorché. Les femmes l’accompagnaient de leurs cris farouches, et il n’y avait pas d’injures qu’elles n’inventassent pour tâcher d’émouvoir le Pawnie impassible, et pour l’exciter à leur répondre. Mais il était évident qu’il se réservait pour les chefs, et pour ces moments d’angoisses où l’élévation de son âme pourrait se montrer d’une manière plus digne d’une réputation qui n’avait jamais souffert la moindre atteinte.

Les yeux du Trappeur suivaient tous les mouvements du tomahawk avec l’intérêt d’un véritable père, jusqu’à ce qu’enfin, incapable de réprimer son indignation, il s’écria :

– Mon fils a oublié son adresse. Cet Indien a l’âme basse, et il est facile de l’entraîner à faire une folie ; je ne puis m’en mêler personnellement, parce que mes traditions défendent à un guerrier mourant d’outrager ses persécuteurs ; mais les dons d’une Peau-Rouge sont différents. Que le Pawnie dise les paroles amères, et qu’il achète une mort facile. Je réponds du succès, pourvu qu’il parle avant que les chefs se mettent de la partie.

Le Sioux, qui entendit sa voix sans comprendre ce qu’il disait, se tourna de son côté, et le menaça de punir de mort à l’instant même sa témérité.

– Allez, allez, faites ce qu’il vous plaira, dit le vieillard sans sourciller ; je suis tout aussi prêt aujourd’hui que je le serai demain, quoique ce ne soit point la mort dont un honnête homme aimerait à mourir. Regardez ce noble Pawnie, Teton, et voyez ce dont est capable une Peau-Rouge qui craint le Maître de la Vie et qui suit ses lois. Combien de vos guerriers n’a-t-il pas envoyés dans les Prairies lointaines ! ajouta-t-il par une sorte de fraude pieuse, pensant que, tant que le danger le menaçait lui-même, il ne pouvait y avoir de mal à faire l’éloge de son jeune ami ; combien de Sioux n’a-t-il pas frappés comme un guerrier en bataille ouverte, tandis que les flèches volaient dans l’air en plus grand nombre que les flocons de la neige qui tombe ? Allez ! Wencha peut-il dire le nom d’un seul ennemi qui l’ait jamais frappé ?

– Cœur-Dur ! s’écria le Sioux en se retournant furieux, et en se préparant à asséner un coup mortel à sa victime. Son bras tomba dans le creux de la main du captif. Pendant un moment ils restèrent tous deux immobiles dans la même attitude, l’un étant comme paralysé par une résistance aussi inattendue, tandis que l’autre baissait la tête, non pour aller au-devant du coup, mais pour prêter l’attention la plus profonde. Les femmes poussèrent un cri de triomphe, car elles pensaient que le courage du Pawnie l’avait enfin abandonné, le Trappeur trembla pour l’honneur de son ami, et Hector, comme s’il devinait ce qui se passait, leva le nez en l’air, et poussa un hurlement plaintif.

Mais l’hésitation du Pawnie ne dura qu’un instant. Il leva son autre main avec la rapidité de l’éclair, le tomahawk brilla en l’air, et Wencha tomba à ses pieds la tête fendue jusqu’à l’œil. Alors, l’arme sanglante à la main, il se fit jour à travers les femmes effrayées, et d’un seul bond il était au bas de la colline.

Si le feu du ciel fût tombé en ce moment au milieu des Tetons, il n’aurait pas jeté dans leurs rangs une plus grande consternation que cet acte de désespoir héroïque. Des cris aigus et plaintifs furent poussés par toutes les femmes, et il y eut un instant où même les plus vieux d’entre les guerriers semblaient avoir perdu l’usage de leurs sens. Cette stupeur ne dura qu’une minute, et elle fit place à des cris de vengeance qui partirent de cent bouches à la fois, tandis qu’autant de guerriers s’élançaient en avant, la bouche écumant de rage. Mais la voix puissante et impérieuse de Mahtoree arrêta tous les pas. Le chef sur la figure duquel se peignaient le désappointement et la rage, malgré les efforts qu’il faisait pour conserver un air de calme et de dignité, étendit le bras du côté de la rivière, et tout le mystère fut éclairci.

Cœur-Dur avait déjà traversé près de la moitié du bas-fond qui séparait la colline du bord de l’eau, Au moment même une troupe de Pawnies à cheval tourna une hauteur et accourut au grand galop sur l’autre rive. Bientôt les Sioux entendirent le bruit que fit le fugitif en se précipitant dans la rivière ; quelques minutes suffirent à son bras vigoureux pour la traverser, et alors les exclamations qui retentirent sur la rive opposée apprirent aux Tetons confondus toute l’étendue du triomphe de leurs ennemis.

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