CHAPITRE XXX.

Cette conduite est-elle juste et honorable ?

SHAKSPEARE.

Pendant que ces événements se passaient sur la hauteur, les guerriers qui se trouvaient dans la plaine n’étaient pas restés oisifs. Nous avons laissé les deux corps ennemis s’observant l’un l’autre sur les deux rives, chacun s’efforçant d’exciter l’autre parti à quelque tentative imprudente et téméraire par des invectives sanglantes et d’amères ironies. Mais le chef pawnie ne tarda pas à découvrir que son adroit antagoniste ne demandait pas mieux que de traîner les choses en longueur, et de perdre le temps en essais, en expédients, qui jusque alors s’étaient trouvés de part et d’autre également infructueux. Il changea donc de plan, et s’éloigna du bord de la rivière, mouvement qui avait été remarqué du Trappeur, et que nos lecteurs ont déjà appris de sa bouche, afin d’inviter la troupe plus nombreuse des Sioux à la traverser. Le défi ne fut pas accepté, et les Loups furent obligés d’imaginer quelque autre moyen pour arriver à leur but.

Au lieu de consumer plus longtemps des instants précieux en vains efforts pour décider son ennemi à passer l’eau, le jeune chef des Pawnies se mit à la tête de ses troupes, et suivit la rive au galop, pour chercher quelque endroit favorable où, par une brusque traversée, il pût conduire sans perte ses guerriers sur l’autre bord.

Du moment que son dessein fut découvert, chaque Teton à cheval prit un de ses compagnons en croupe, et Mahtoree eut le temps de concentrer toutes ses forces pour s’opposer au passage. Voyant que son stratagème était prévu, et ne voulant pas essouffler ses chevaux par une course forcée qui les mettrait hors d’haleine quand même ils parviendraient à devancer les chevaux des Sioux plus pesamment chargés, Cœur-Dur s’arrêta, et rangeant sa troupe en bataille, il vint se placer sur le bord même de la rivière.

Le pays était trop découvert pour permettre aucun des stratagèmes de guerre ordinairement employés par les Indiens, et cependant le temps s’écoulait avec une rapidité effrayante. Le valeureux Pawnie n’hésita plus, et il résolut d’entamer le combat en payant lui-même de sa personne, et par une de ces actions d’audace qui sont si communes chez les guerriers indiens, actions auxquelles ils doivent souvent leur plus grande et leur plus précieuse renommée. L’endroit qu’il avait choisi était favorable pour un pareil projet. La rivière, qui, dans la plus grande partie de son cours, était profonde et rapide, y avait plus du double de sa largeur ordinaire, et le bouillonnement de ses eaux prouvait qu’elle coulait sur un bas-fond.

Au milieu du courant s’étendait un banc de sable qui s’élevait un peu au-dessus du niveau de l’eau, et dont la couleur et la consistance garantissaient à un œil exercé que le pied y trouverait un sol ferme et solide.

Ce fut sur cette petite île que Cœur-Dur tourna un regard attentif, et il ne fut pas long à prendre son parti. Il dit un mot à ses guerriers, leur fit part de son projet, et s’élançant dans la rivière, tantôt en nageant, et plus souvent en se servant de son cheval qui avait pied, il atteignit le banc de sable en quelques minutes.

L’expérience de Cœur-Dur ne l’avait pas trompé. Lorsque son cheval sortit de l’eau en ronflant, il se trouva sur un sol tremblant, mais humide et compact, qui était merveilleusement propre à faire ressortir les brillantes qualités du noble animal. Celui-ci semblait sentir cet avantage, et, comme s’il était fier de porter son maître, il marchait avec une grâce, il levait la tête avec une fierté qui aurait fait honneur au cheval de bataille le mieux dressé et le plus généreux. Les regards du jeune chef étaient étincelants ; son sang bouillonnait dans ses veines ; on voyait à son air, à son maintien, qu’il sentait que deux peuples avaient les yeux fixés sur ses mouvements, et si rien ne pouvait être plus agréable ni plus flatteur pour ses compagnons que le spectacle de tant de grâce et d’intrépidité, rien n’était plus humiliant ni plus pénible pour leurs ennemis.

L’apparition soudaine du Pawnie sur le banc de sable excita parmi les Tetons les cris les plus sauvages et les plus furieux. Ils se précipitèrent sur le rivage, cinquante flèches furent décochées à la fois, quelques coups de fusil se firent entendre, et plus d’un guerrier manifesta hautement le désir de s’élancer dans la rivière pour aller châtier l’insolence et la témérité de leur ennemi ; mais la voix retentissante de Mahtoree les arrêta. Bien loin de permettre qu’un seul pied entrât dans l’eau, ou que ses compagnons se consumassent de nouveau en efforts infructueux pour chasser leur ennemi de la position qu’il avait prise, en faisant usage de leurs armes, il donna l’ordre à toute sa troupe de s’éloigner du rivage, tandis que lui-même il communiquait ses projets à un ou deux des guerriers en qui il avait le plus de confiance.

Lorsque les Pawnies avaient vu le mouvement soudain de leurs ennemis, vingt d’entre eux s’étaient précipités dans la rivière ; mais dès qu’ils s’aperçurent que les Tetons s’étaient retirés, ils revinrent tous également sur leurs pas, laissant le jeune chef sans autre appui que son habileté reconnue et son courage à toute épreuve. Les instructions que Cœur-Dur avait données à sa troupe en partant étaient dignes de l’intrépidité de son caractère et de son noble développement. Tant qu’il ne s’avançait contre lui que des guerriers isolés, il devait être laissé à la garde du Wahcondah et de son bras ; mais si les Sioux venaient l’attaquer en force, c’était alors que ses compagnons devaient accourir à son secours en nombre égal, guerrier contre guerrier, quand même sa troupe tout entière devrait se trouver engagée.

Ces ordres généreux furent ponctuellement suivis, et quoique un grand nombre de Pawnies brûlassent de partager la gloire et les dangers de leur chef, il ne s’en trouva pas un seul qui ne sût cacher son impatience sous le masque de réserve et de contrainte dont les Indiens se couvrent ordinairement. Ils observaient ses mouvements d’un œil avide et jaloux ; mais pas une seule exclamation de surprise ne leur échappa lorsqu’il parut probable, comme on le verra bientôt, que l’épreuve de leur chef amènerait une trêve plutôt qu’un combat.

Mahtoree eut bientôt fait part de ses projets à ses confidents, qu’il congédia aussitôt après en leur donnant l’ordre d’aller rejoindre leurs compagnons. Le Teton entra dans la rivière, fit quelques pas, puis s’arrêta. Alors il leva la main plusieurs fois en tenant la paume en dehors, et fit plusieurs autres signes que les habitants de ces régions sont convenus de regarder comme des démonstrations de paix. Alors, comme pour donner un nouveau gage de la sincérité de ses intentions, il jeta son fusil sur le rivage et continua à avancer au milieu de l’eau. Au bout d’une certaine distance, il s’arrêta de nouveau, afin de voir de quelle manière le Pawnie recevrait ses avances pacifiques.

Le rusé Sioux connaissait bien le caractère noble et généreux de son jeune rival. Pendant tout le temps qu’on avait fait pleuvoir sur lui une grêle de flèches, et que tout semblait annoncer les préparatifs d’une attaque générale, Cœur-Dur avait continué à galoper à travers les sables avec la même fierté et la même audace qu’il avait montrée en affrontant pour la première fois le danger. Quand il vit le chef teton, dont il reconnaissait les traits menaçants, entrer dans la rivière, il agita ses mains d’un air de triomphe, et brandissant sa lance, il fit retentir l’air du cri de guerre de sa nation, comme pour le défier et l’appeler au combat. Mais quand il le vit faire des démonstrations de paix, quoique habitué aux ruses perfides des Indiens, et sachant jusqu’où ils pouvaient pousser la trahison, il dédaigna de montrer moins de confiance que son ennemi, et courant à l’extrémité de l’île, il jeta son fusil loin de lui, et revint à l’endroit d’où il était parti.

Les armes des deux chefs étaient alors égales. Chacun d’eux avait sa lance, son arc et son carquois, son couteau et sa petite hache de bataille ; chacun avait aussi son bouclier de peaux, qui pouvait servir à parer tous les coups et toutes les attaques. Le Sioux n’hésita plus ; il s’enfonça plus avant dans la rivière, et aborda bientôt sur un point de l’île que son adversaire avait eu la courtoisie de laisser libre pour lui ôter tout sujet d’alarme.

Si quelqu’un se fût trouvé là pour étudier la physionomie de Mahtoree, il aurait pu voir briller une joie secrète à travers le voile épais dont une astuce profonde et une perfidie concentrée avaient su couvrir son visage ; et cependant il y avait d’autres moments où l’on aurait pu croire que les éclairs qui jaillissaient de ses yeux et l’élargissement de ses narines provenaient d’un sentiment plus noble et plus digne sous tous les rapports d’un chef indien.

Le Pawnie, immobile dans la partie de l’île où il s’était retiré, attendait son ennemi avec autant de calme que de dignité. Le Teton fit faire un ou deux cercles à son cheval pour modérer son impatience, et pour se remettre d’aplomb sur sa selle, après les efforts qu’il avait fallu faire pour traverser le courant. Ensuite il s’avança au milieu du banc de sable, et par un geste gracieux, il invita l’autre à venir le rejoindre. Cœur-Dur s’approcha aussitôt jusqu’à ce qu’il fût à une distance où il pouvait également avancer ou se retirer selon la tournure que prendrait la conférence. Il s’arrêta alors à son tour, tenant ses yeux fixés sur ceux de son ennemi.

C’était la première fois que ces deux illustres chefs se trouvaient ainsi en présence les armes à la main, et ils restèrent longtemps à se regarder, comme des guerriers qui savent apprécier le courage d’un brave ennemi, quelque odieux qu’il leur soit. Mais l’air de Mahtoree était moins austère et moins belliqueux que celui du chef des Loups. Jetant son bouclier sur son épaule, comme pour donner une nouvelle marque de confiance à son rival, il fit un geste pour le saluer et prit le premier la parole.

– Que les Pawnies montent sur les rochers, dit-il ; qu’ils regardent le soleil du matin et celui du soir, depuis le pays des neiges jusqu’à la contrée des fleurs, et ils verront que la terre est très-vaste. Pourquoi les hommes rouges n’y peuvent-ils trouver place pour tous leurs villages ?

– Le Teton a-t-il jamais vu un guerrier Loup venir lui demander une place pour sa tente ? répondit le jeune brave d’un air d’orgueil et de dédain qu’il ne cherchait pas à cacher ; quand les Pawnies chassent, envoient-ils des coureurs demander à Mahtoree s’il n’y a point de Sioux sur la Prairie ?

– Lorsque la faim entre dans la tente d’un guerrier, il cherche le buffle qui lui est donné pour sa nourriture, repartit le Teton en s’efforçant d’étouffer le ressentiment que le ton dédaigneux de son rival allumait dans son âme. Le Wahcondah en a créé plus qu’il n’a créé d’Indiens. Il n’a pas dit : Ce buffle sera pour un Pawnie, et celui-là pour un Dahcotah ; ce castor sera pour un Konza, et celui-là pour un Omahaw. Non ; il a dit : Il y en a assez pour tous. J’aime mes enfants rouges, et je leur ai donné de grandes richesses. Le cheval le plus agile ne saurait aller en un grand nombre de soleils du village des Tetons au village des Loups. Il y a loin des villes des Pawnies à la rivière des Osages. Il y a place pour tous ceux que j’aime. Pourquoi donc un homme rouge frapperait-il son frère ?

Cœur-Dur laissa tomber à terre un bout de sa lance, et ayant aussi jeté son bouclier sur son épaule, il s’appuya légèrement sur l’autre bout, et répondit avec un sourire dont l’expression n’était pas douteuse :

– Les Tetons sont-ils las de la chasse et de la guerre ? voudraient-ils faire cuire la venaison et ne pas la tuer ? ont-ils l’intention de laisser croître leurs cheveux sur leurs têtes, afin que leurs ennemis ne sachent où trouver leurs crânes ? Allez, un guerrier pawnie ne viendra jamais chercher une femme parmi les squaws des Sioux.

À cet affront sanglant, une expression de férocité terrible se peignit avec la rapidité de l’éclair sur tous les traits du Dahcotah ; mais il se calma aussitôt, et prit un air plus d’accord avec le projet qu’il avait formé.

– C’est ainsi qu’un jeune guerrier doit parler de la guerre, dit-il avec un sang-froid remarquable ; mais Mahtoree a vu plus d’hivers rigoureux que son frère. Lorsque les nuits étaient longues, et que l’obscurité régnait dans sa tente, tandis que ses jeunes guerriers dormaient, il a pensé à la condition déplorable de son peuple. Il s’est dit à lui-même : Teton, compte les chevelures suspendues à ton foyer. Elles sont toutes rouges à l’exception de deux ! Le Loup mange-t-il son frère ? tu sais qu’il ne le fait pas. Tu vois donc bien, Teton, que tu as tort d’aller sur le sentier qui conduit au village d’une Peau-Rouge, le tomahawk à la main.

– Les Sioux voudraient-ils dépouiller le guerrier de sa gloire ? Il dirait donc à ses jeunes compagnons : Allez, allez dans la Prairie chercher des trous pour y enterrer vos tomahawks ; vous n’êtes plus des braves.

– Si la langue de Mahtoree parle jamais ainsi, s’écria le rusé Teton en affectant une vive indignation, que les femmes la coupent et la jettent au feu avec les rebuts du buffle ! Non, ajouta-t-il en s’approchant encore de quelques pas de son rival immobile, comme pour lui donner une nouvelle preuve de confiance, l’homme rouge ne manquera jamais d’ennemis ; ils sont plus nombreux que les feuilles sur les arbres, les oiseaux dans les cieux, ou les buffles sur la Prairie. Que mon frère ouvre ses yeux tout grands ; ne voit-il nulle part d’ennemi à frapper ?

– Y a-t-il longtemps que le Teton n’a compté les chevelures de ses guerriers, qui sèchent au foyer de la loge d’un Pawnie ? La main qui les a enlevées est ici, et elle est prête à faire vingt de dix-huit.

– Que l’esprit de mon frère ne prenne pas un chemin fourchu. Si les Peaux-Rouges se frappent éternellement l’un l’autre, qui sera maître des Prairies lorsqu’il ne restera plus de guerriers pour dire : Elles sont à moi ? Écoutez les voix des vieillards ; ils nous disent que dans leur temps une quantité d’Indiens sont sortis des bois qui sont sous le soleil levant, et qu’ils ont rempli les Prairies de leurs plaintes sur les vols et les brigandages des Longs-Couteaux. Partout où un Visage-Pâle arrive, un homme rouge ne saurait rester : la terre est trop petite ; ils sont toujours affamés. Voyez, ils sont déjà ici.

En disant ces mots, le Teton lui montra du doigt les tentes d’Ismaël, qu’on apercevait à quelque distance, et alors il s’arrêta pour voir l’effet que ses paroles avaient produit sur l’âme sans artifice de son rival. Cœur-Dur avait écouté comme quelqu’un dans l’esprit duquel les raisonnements qui lui étaient présentés faisaient jaillir une source d’idées nouvelles. Il réfléchit près d’une minute, avant de demander :

– Quel est l’avis des sages chefs des Sioux ? Que pensent-ils qu’il faille faire ?

– Ils pensent que le moccassin de tout Visage-Pâle doit être suivi comme la piste de l’ours ; que le Long-Couteau qui s’avance dans la Prairie ne doit jamais retourner sur ses pas ; que le chemin doit être ouvert à ceux qui viennent, et fermé à ceux qui s’en vont. Ils sont en grand nombre là-bas ; ils ont des chevaux et des fusils ; ils sont riches, tandis que nous sommes pauvres, nous. Les Pawnies veulent-ils se réunir avec les Tetons en conseil ? et quand le soleil se sera retiré derrière les Montagnes Rocheuses, ils diront : Ceci est pour un Loup, et cela pour un Sioux.

– Non, Teton, Cœur-Dur n’a jamais frappé l’étranger. Ils viennent dans sa loge, et ils repartent sans avoir rien à craindre. Un puissant chef est leur ami. Quand mon peuple appelle ses jeunes guerriers, et leur dit d’aller sur le sentier de la guerre, le moccassin de Cœur-Dur est le dernier. Mais son village n’est pas plutôt caché par les arbres qu’il est le premier. Non, Teton, son bras ne sera jamais levé contre L’étranger.

– Eh bien ! meurs donc les mains vides ? s’écria Mahtoree ; et tendant son arc avec autant de force que de promptitude, il décocha une flèche droit contre la poitrine nue de son généreux et trop confiant ennemi.

L’action du perfide Teton avait été trop rapide et trop bien combinée pour que le Pawnie pût y opposer les moyens ordinaires de défense. Son bouclier était encore suspendu à son épaule, que déjà la flèche, détachée adroitement du carquois, était dans le creux de la main qui tenait l’arc. Mais son prompt regard avait eu le temps de voir le mouvement, et ses pensées, plus promptes encore, ne l’abandonnèrent point. Tirant à lui de toutes ses forces la bride de son cheval, il le fit se dresser sur ses pieds de derrière, se pencha en même temps sur sa selle, et le noble animal servit de bouclier à son maître contre le danger. Telle avait été cependant la justesse du coup d’œil qui avait dirigé la flèche, telle avait été la force du bras qui l’avait lancée, qu’elle entra dans le cou du cheval, et traversant la peau, sortit de l’autre côté.

Plus prompt que la pensée, Cœur-Dur lui envoya la réponse. La flèche transperça le bouclier du Teton, mais ne toucha pas à sa personne. Pendant quelques moments, le son aigu de l’arc et le sifflement des flèches se firent entendre sans interruption, quoique les combattants fussent obligés de donner une si grande partie de leur attention à la défense. Les carquois furent bientôt épuisés, et quoique le sang eût coulé, ce n’était pas en assez grande abondance pour diminuer la fureur du combat.

Ce fut alors que commença une suite d’évolutions rapides et vraiment admirables. Il fallait voir l’adresse avec laquelle les cavaliers maniaient leurs coursiers, courant l’un sur l’autre, puis se retirant à l’instant, décrivant mille cercles dans leur attaque soudaine ainsi que dans leur retraite non moins prompte, comme l’hirondelle qui rase la terre en tournant. La lance frappait des coups terribles, le sable volait dans l’air ; telle était la violence du choc que chaque fois il semblait impossible d’y résister, et cependant chaque guerrier n’en restait pas moins ferme sur sa selle, et n’en tenait pas la bride d’une main moins assurée.

À la fin le Teton fut obligé de se jeter à bas de son coursier pour éviter un coup qui, autrement lui eût été fatal. Le Pawnie passa sa lance à travers le corps de l’animal, et, lançant son cheval au galop, il poussa un cri de triomphe. Revenant tout à coup sur ses pas, il allait profiter de son avantage, lorsque son propre coursier chancela à son tour et tomba, épuisé par le sang qui sortait de sa blessure, et incapable de porter plus longtemps son maître.

Mahtoree répondit à son cri prématuré de victoire, et, le tomahawk à la main, il s’élança sur le jeune guerrier, qui était embarrassé dans les jambes de son cheval. Malgré tous ses efforts et son agilité extraordinaire, Cœur-Dur n’avait pu réussir à se dégager à temps ; il sentit que sa position était désespérée. Avec un sang-froid admirable, il chercha son couteau, en prit la lame entre l’index et le pouce, et il le lança avec une dextérité sans égale sur son rival qui accourait sur lui. L’arme tranchante tourna plusieurs fois dans l’air, et la pointe ayant rencontré la poitrine nue de l’impétueux Sioux, la lame s’y enfonça jusqu’au manche.

Mahtoree porta la main sur le couteau, et parut hésiter s’il le retirerait ou non. Pendant un moment, une expression féroce de haine se peignit sur sa figure, et alors, comme si une voix secrète l’avertissait intérieurement qu’il avait bien peu de temps à perdre, il se traîna en chancelant jusqu’au bord du banc de sable, mit un pied dans l’eau, puis s’arrêta. L’astuce et la duplicité qui avaient si longtemps obscurci le caractère plus noble de sa physionomie se perdirent dans le sentiment d’orgueil qu’il avait conçu dès la plus tendre enfance, et qui semblait ne pouvoir s’éteindre qu’avec la vie.

– Enfant des Loups ! s’écria-t-il avec un affreux sourire de satisfaction, la chevelure d’un chef Dahcotah ne séchera jamais au foyer d’un Pawnie.

Il dit, et, tirant le couteau de sa blessure, il le jette d’un air dédaigneux à son ennemi. Son bras semble encore le défier ; sa langue refuse d’exprimer plus longtemps ce qu’il éprouve, mais son regard supplée à ce silence forcé ; la haine, le dédain sortent en quelque façon par tous les traits de sa figure, et, l’œil encore fixé sur son rival, il se précipite dans la rivière, à l’endroit ou le courant est le plus rapide. Son corps est déjà plongé pour jamais dans l’abîme, que sa main continue à s’agiter encore en triomphe au-dessus de l’eau.

Le silence qui avait jusque alors régné dans les deux troupes fut rompu tout à coup par des cris unanimes et tumultueux. Déjà, des deux côtés, cinquante guerriers s’étaient précipités dans la rivière, courant, les uns défendre, et les autres venger leur chef, et tout annonçait plutôt le commencement que la fin du combat.

Cœur-Dur s’était alors dégagé de dessous son cheval. Insensible au danger qui le menaçait, sourd aux clameurs affreuses qui retentissaient autour de lui, il ramassa son couteau, et courant sur le sable avec la rapidité de la gazelle, il fixa un œil avide sur l’onde agitée, qui, en se retirant, lui dérobait sa proie. Une tache livide et sanglante indiquait l’endroit où s’était jetée sa victime ; armé du couteau fatal, il s’y précipita à son tour, décidé à périr entraîné par le courant, ou à revenir avec son trophée.

Pendant ce temps, le banc de sable était un théâtre d’horreur. Mieux montés, et animés peut-être d’un plus grand enthousiasme, les Pawnies y étaient arrivés en assez grand nombre pour forcer les ennemis à battre en retraite. Ils les poursuivirent jusqu’à la rive opposée, et, échauffés par le succès, ils s’y précipitèrent après eux. Mais alors ils eurent affaire à ce que nous pourrions appeler l’infanterie des Tetons, qui n’avait pas encore donné, et ils se virent repoussés à leur tour.

Le combat offrit alors un spectacle moins tumultueux. À mesure que le premier mouvement qui avait entraîné les deux troupes à se précipiter l’une sur l’autre commença à se calmer, les chefs purent exercer leur autorité, et diriger les opérations avec plus de prudence. Conduits par le conseil des plus expérimentés de leurs guerriers, les Sioux cherchaient tous les couverts que pouvait offrir le terrain, se cachant, tantôt derrière quelques broussailles, tantôt derrière un léger monticule, et les Pawnies se voyaient obligés de mettre plus de circonspection dans leur attaque, qui, par conséquent, devenait moins terrible.

Le combat continua quelque temps de cette manière avec un succès varié, et sans beaucoup de perte de part ni d’autre. Les Sioux avaient réussi à gagner une espèce de pâturage où l’herbe était d’une épaisseur extraordinaire ; les chevaux de leurs ennemis ne pouvaient y pénétrer, et quand même ils l’auraient pu, ils leur auraient été plus nuisibles qu’utiles. Il devenait indispensable de déloger les Tetons de ce poste important, ou bien il fallait renoncer au combat. Déjà plusieurs tentatives désespérées avaient été repoussées avec perte, et les Pawnies découragés commençaient à songer à la retraite, quand le cri de guerre bien connu de Cœur-Dur retentit à leurs oreilles, et l’instant d’après leur jeune chef parut au milieu d’eux, tenant à la main la chevelure du Grand-Sioux, comme la bannière qui devait les conduire à la victoire.

Son retour excita des transports unanimes dans sa troupe, et ses compagnons s’élancèrent sur ses pas dans le couvert, avec une impétuosité qui, dans le premier moment, renversa tout ce qui se trouvait sur le passage. Mais le trophée sanglant que le jeune vainqueur portait en triomphe ranima le courage et la fureur des Sioux, en même temps qu’il entretenait l’enthousiasme des assaillants. Mahtoree avait laissé après lui plus d’un guerrier intrépide, et l’orateur qui, dans les débats du matin, avait ouvert un avis si pacifique, montrait alors le dévouement le plus héroïque pour venger la mémoire d’un homme qu’il n’avait jamais aimé, et arracher le trophée qui devait ternir à jamais sa gloire, des mains des ennemis implacables de son peuple.

La fortune se déclara en faveur du nombre. Après une lutte terrible, dans laquelle tous les chefs firent assaut d’intrépidité et de bravoure, les Pawnies furent obligés de se retirer en rase campagne, serrés de près par les Sioux, qui s’emparèrent aussitôt de chaque pouce de terrain que cédaient leurs ennemis. Si les Tetons avaient su se modérer, et qu’ils se fussent arrêtés à l’entrée du pâturage, il est possible que, malgré la perte irréparable qu’ils avaient faite dans la personne de Mahtoree, l’honneur de la journée eût été pour eux. Mais, dans l’ivresse de la victoire, ils commirent une imprudence qui changea tout à coup la face du combat, et qui leur fit perdre l’avantage qu’ils n’avaient acquis qu’avec tant de peine.

Un chef pawnie avait succombé aux nombreuses blessures qu’il avait reçues ; plus de douze flèches l’avaient atteint à la fois au moment où il tombait dans les derniers rangs de ses compagnons qui se retiraient. Aussitôt, sans songer à porter de nouveaux coups à leurs ennemis, sans s’inquiéter de ce qu’il y avait de téméraire dans leur action, les plus braves des Sioux s’élancèrent en poussant des cris de triomphe ; chacun brûlait du désir de se couvrir de gloire, en frappant le cadavre du mort. Ils furent reçus par Cœur-Dur et par une poignée de guerriers choisis, dont tous n’avaient pas moins d’intérêt et n’étaient pas moins décidés à sauver l’honneur de leur nation d’un affront aussi humiliant. Ce fut alors un combat corps à corps, et le sang commença à couler avec plus d’abondance. À mesure que les Pawnies se retiraient avec le corps, les Sioux les poursuivaient pas à pas, et à la fin tous ceux de ces derniers qui étaient restés dans le couvert en sortirent à la fois, en poussant de grands cris, menaçant d’écraser leurs ennemis par la supériorité de leur nombre.

Le sort de Cœur-Dur et de ses compagnons, qui seraient tous morts plutôt que d’abandonner le corps d’un de leurs chefs, aurait été promptement décidé sans une intervention puissante et inespérée qui eut lieu tout à coup en leur faveur. Des cris de guerre partirent du petit bois qu’ils avaient sur la gauche, et ils furent suivis au même instant d’une décharge terrible de mousqueterie. Cinq à six Tetons tombèrent la tête la première dans l’agonie de la mort, et tous les bras des autres guerriers de leur nation restèrent suspendus, comme si la foudre, fendant le sein des nuages pour venir au secours des Pawnies, était tombée inopinément au milieu d’eux. Alors on vit paraître Ismaël et ses vigoureux fils, qui tombèrent sur leurs ci-devant alliés en leur lançant des regards qui semblaient leur reprocher hautement leur perfidie.

C’en était trop pour le courage des Tetons. Plusieurs des plus intrépides de leurs chefs avaient succombé, et ceux qui restaient furent abandonnés à l’instant par la foule des guerriers. Mais ces braves déterminés ne prirent pas pour cela la fuite ; la chevelure sanglante de leur chef était pour eux un drapeau dont ils me pouvaient se décider à s’éloigner, et ils périrent noblement sous les coups des Pawnies, qui avaient repris courage. Une seconde décharge de la petite troupe du squatter acheva la victoire.

Les Sioux s’enfuyaient alors dans toutes les directions pour chercher les couverts plus éloignés avec le même empressement et la même ardeur qu’ils avaient montrés, quelques instants auparavant, à se plonger dans les rangs de leurs ennemis. Les Pawnies triomphants s’élancèrent à leur poursuite comme autant de limiers bien dressés et altérés de sang. De tous côtés on n’entendait que des cris de détresse ou de victoire. Quelques uns des fuyards s’efforçaient d’emporter les corps de leurs guerriers restés sur le champ de bataille ; mais la vivacité de la poursuite les obligeait bien vite à abandonner les morts pour sauver les vivants. Parmi tous les efforts qui furent faits dans cette occasion pour préserver l’honneur des Sioux de la tache que, dans leurs idées particulières, ils attachaient à l’enlèvement de la chevelure d’un guerrier, il n’y en eut qu’un seul qui fut couronné du succès.

On a déjà vu qu’un chef s’était prononcé hautement contre tout projet hostile, dans le conseil de la nation. Mais si sa voix s’était élevée inutilement, son bras n’en porta pas des coups moins terribles dans la mêlée. Nous avons déjà parlé de son courage, et ce fut grâce à son intrépidité et à son exemple que les Tetons montrèrent tant d’héroïsme, même après que la mort de Mahtoree leur fut connue.

Ce guerrier qui, dans le langage figuré de sa nation, était appelé l’Aigle-Terrible, avait été le dernier à renoncer à l’espoir de la victoire. Ce ne fut que lorsque l’attaque soudaine du squatter eut enlevé à sa troupe l’avantage qu’elle avait su reprendre, qu’il se retira lentement, au milieu d’une grêle de flèches, jusqu’à l’endroit secret où il avait caché son cheval, dans de hautes touffes d’herbes ; mais à son grand étonnement il y trouva un nouveau compétiteur prêt à lui en disputer la possession. C’était Borechina, le vieil ami de Mahtoree, celui dont la voix s’était élevée contre la sienne dans le conseil pour soutenir les mesures de rigueur. Il avait le corps percé d’une flèche et souffrait toutes les angoisses d’une mort prochaine.

– J’ai été sur mon dernier sentier de guerre, dit le vieillard en voyant que le véritable maître du cheval venait réclamer son bien ; un Pawnie emporterait-il les cheveux blancs d’un Sioux dans son village, pour les exposer aux outrages des femmes et des enfants ?

L’autre lui serra la main et le regarda en même temps d’un air expressif, comme pour lui dire qu’il l’entendait. Après lui en avoir donné cette muette assurance, il aida le blessé à monter. Dès qu’il eut conduit le cheval à l’entrée du couvert, il se jeta aussi sur son dos, attacha son compagnon à sa ceinture, et s’élança dans la plaine, se fiant à la vitesse bien connue de son cheval pour leur sûreté mutuelle. Les Pawnies ne tardèrent pas à les découvrir ; et plusieurs d’entre eux se mirent aussitôt à leur poursuite. Cette course précipitée dura plus d’un mille sans qu’il échappât un murmure au malheureux vieillard, quoique, indépendamment des souffrances cruelles qui déchiraient son corps, il eût encore la douleur de voir ses ennemis gagner du terrain sur eux à chaque bond de leurs chevaux.

– Arrêtez, dit-il en levant un faible bras pour réprimer l’élan de son compagnon ; l’Aigle de ma tribu doit étendre davantage ses ailes. Qu’il porte les cheveux blancs d’un vieux guerrier dans le village de Bois-Brûlé.

Peu de mots étaient nécessaires entre des hommes qui étaient dominés par les mêmes sentiments de gloire, et qui ne connaissaient d’autre mobile que les principes d’honneur romanesques de leur nation. L’Aigle-Terrible se jeta à bas de son cheval, et aida son compagnon à descendre. Le vieillard se souleva avec peine sur ses genoux, et levant ses yeux sur son compatriote comme pour lui dire adieu, il tendit la tête pour recevoir la mort qu’il avait demandée lui-même. Quelques coups de tomahawk suffirent pour l’achever. Saisissant alors son couteau, le Teton sépara la tête du tronc inanimé, puis il s’élança sur son cheval, juste à temps pour éviter une grêle de flèches que les Pawnies, près de l’atteindre, firent pleuvoir sur lui. Agitant en l’air la chevelure sanglante, il partit comme un trait en poussant un cri de triomphe, et on le vit fendre la Prairie comme s’il était effectivement porté sur les ailes de l’oiseau redoutable dont son peuple lui avait donné le nom. L’Aigle-Terrible arriva sain et sauf dans son village. Il fut du petit nombre des Sioux qui échappèrent au massacre de cette journée, et pendant longtemps, seul de tous ceux qui se sauvèrent, il put élever de nouveau sa voix dans les conseils de sa nation, avec la même confiance et la même autorité.

La lance et le tomahawk coupèrent la retraite au plus grand nombre des vaincus. La troupe de femmes et d’enfants qui se retiraient fut elle-même dispersée par les Pawnies triomphants, et le soleil s’était depuis longtemps caché derrière l’horizon, avant que les horreurs de cette funeste journée fussent entièrement accomplies.

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