CHAPITRE XXXIII.

Oui, je vous suis encore. J’ai peine à vous quitter, il le faudra pourtant.

SHAKSPEARE.

La marche du Pawnie jusqu’à son village ne fut interrompue par aucune scène de violence. Sa vengeance avait été tout à la fois prompte et complète. Il ne rencontra pas un seul Sioux sur les terrains de chasse qu’il fut obligé de traverser, et Middleton, ainsi que ses amis, n’aurait pu voyager d’une manière plus paisible au milieu même des États. Cœur-Dur eut plusieurs fois l’attention de faire ralentir le pas à sa troupe pour que les femmes pussent suivre sans fatigue. En un mot, les vainqueurs semblaient avoir dépouillé tout sentiment de férocité après le combat, et ils paraissaient disposés à consulter les moindres désirs de leurs nouveaux amis, et à oublier qu’ils faisaient partie de ce peuple avide qui empiétait tous les jours sur leurs droits et qui, dépouillant les hommes rouges de l’occident de leur fière indépendance, les réduisait à être toujours errants et fugitifs.

Les limites qui nous sont imposées ne nous permettent pas de décrire l’entrée triomphante des vainqueurs. Les transports de joie que fit éclater la tribu furent proportionnés à l’abattement dans lequel elle avait été plongée en croyant avoir perdu son chef. Les mères racontaient avec orgueil la mort honorable de leurs fils ; les femmes proclamaient le courage de leurs époux, et montraient leurs cicatrices, tandis que les jeunes filles indiennes récompensaient les jeunes braves en répétant leurs chants de victoire. Les chevelures qu’ils avaient enlevées sur le champ de bataille étaient étalées en triomphe, de même que dans les régions plus civilisées on déploie les drapeaux conquis. Les vieillards racontaient les exploits des anciens guerriers, et déclaraient qu’ils étaient éclipsés par la gloire de ce combat, tandis que Cœur-Dur lui-même, qui depuis l’enfance s’était toujours distingué par les actions les plus éclatantes, était proclamé unanimement, et au milieu d’acclamations réitérées, le chef le plus digne et le brave le plus intrépide que le Wahcondah eût jamais envoyé à ses enfants de prédilection, les Pawnies-Loups.

Quoique Middleton n’eût plus à craindre pour le trésor qu’il venait de recouvrer, ou que du moins il se trouvât comparativement dans un état de sécurité, il ne fut pas fâché de trouver à l’entrée du village ses braves et fidèles artilleurs, qui poussèrent des cris de joie en le revoyant. La présence de cette troupe, quelque peu nombreuse qu’elle fût, suffit pour écarter toute ombre d’inquiétude de son esprit. Elle lui assurait la liberté de ses mouvements ; elle lui donnait de l’importance et de la considération aux yeux de ses nouveaux amis, et lui permettait de franchir sans obstacle l’intervalle considérable qui séparait encore le village des Pawnies de la forteresse la plus voisine, occupée par ses compatriotes.

Une loge fut abandonnée à la possession exclusive d’Inez et d’Hélène, et Paul lui-même, quand il vit une sentinelle dans l’uniforme des États se promener devant l’entrée, se sentit le cœur plus libre, et alla rôder au milieu des habitations des Peaux-Rouges, examinant sans beaucoup de réserve l’intérieur de leurs ménages, faisant des commentaires sur tout ce qu’il voyait, tantôt en riant, tantôt d’un ton grave, mais toujours avec la plus grande liberté, ou entrant dans les explications les plus comiques, pour faire comprendre aux ménagères tout ébahies que, dans tel ou tel cas, les femmes blanches s’y prenaient beaucoup mieux, et qu’il fallait faire comme elles.

Heureusement cet esprit de curiosité, si incommode et si gênant, ne se manifesta point parmi les Indiens. La réserve et la délicatesse de Cœur-Dur s’étaient communiquées à son peuple. Après avoir eu pour leurs hôtes toutes les attentions que leurs mœurs simples et leurs goûts peu difficiles à contenter purent leur suggérer, aucun Indien n’eut la présomption de s’approcher des cabanes qui avaient été mises à la disposition des étrangers. On les laissa se retirer et s’arranger dans leurs nouvelles demeures de la manière la plus conforme à leurs habitudes et à leurs goûts. Mais les chants et les réjouissances de la tribu ne s’en prolongèrent pas moins pendant la nuit, et elle était déjà fort avancée que l’on entendait encore la voix de plus d’un chef qui, du haut de sa tente, racontait les exploits de ses guerriers et la gloire dont ils s’étaient couverts.

Malgré les fatigues de la veille, dès le point du jour tout était sur pied. L’air de triomphe qui peu d’heures auparavant brillait sur toutes les figures, avait fait place à une expression mieux appropriée à la circonstance actuelle. Le bruit s’était répandu que les Visages-Pâles, qui étaient les amis de leur chef, étaient au moment de prendre congé de la tribu. Les soldats de Middleton, en attendant son arrivée, s’étaient arrangés avec un marchand qui n’avait pas réussi dans ses spéculations, et lui avaient loué sa barque, qui était sur le bord de la rivière, prête à recevoir sa cargaison. Il ne restait donc plus qu’à se disposer au départ.

Middleton ne voyait pas arriver ce moment sans quelque sentiment de défiance. L’admiration avec laquelle Cœur-Dur contemplait Inez n’avait pas plus échappé à son regard jaloux que les désirs infâmes de Mahtoree. Il savait avec quelle adresse consommée un sauvage cachait ses desseins, et il sentait que ce serait le comble de l’imprudence que de ne pas se tenir sur ses gardes. Des instructions secrètes furent données en conséquence à ses artilleurs, avec ordre de cacher les précautions qu’il jugeait à propos de prendre en ayant l’air de vouloir étaler quelque pompe militaire pour signaler leur départ.

Le jeune capitaine ne tarda pas à éprouver quelques remords de conscience quand il vit la peuplade tout entière les accompagner jusqu’au bord de la rivière, les mains désarmées, et la tristesse peinte sur la figure ; les Indiens se groupèrent en cercle autour de leur chef, et gardèrent un profond silence, paraissant observer avec un grand intérêt ce qui se passait. Comme il était évident que Cœur-Dur se disposait à parler, la petite troupe s’arrêta pour l’écouter et le Trappeur s’apprêta à remplir les fonctions d’interprète.

Le jeune chef s’adressa d’abord à son peuple dans le langage figuré des Indiens. Il commença par faire allusion à l’antiquité et à la gloire de sa nation. Il parla de leurs succès dans les chasses et sur les sentiers de guerre ; de la manière dont ils avaient toujours su défendre leurs droits et se venger de leurs ennemis. Après en avoir dit assez pour témoigner son respect pour la grandeur des Loups, et pour satisfaire l’orgueil de son peuple, il passa par une transition soudaine à la race dont les étrangers faisaient partie. Il compara leur multitude innombrable à ces troupes d’oiseaux qui émigrent dans la saison des fleurs ou à la chute de l’année. Avec une délicatesse dont personne n’était plus susceptible qu’un guerrier indien, il ne fit aucune mention directe du caractère rapace que tant de leurs compatriotes avaient montré dans leurs relations commerciales avec les Peaux-Rouges. Sachant qu’un sentiment de défiance était fortement enraciné dans l’âme de son peuple, il chercha plutôt à calmer les justes sujets de ressentiment que ses auditeurs pouvaient conserver, par des excuses et des apologies indirectes. Il leur rappela que les Pawnies-Loups eux-mêmes avaient été plus d’une fois obligés de chasser d’indignes frères de leurs villages. Le Wahcondah se voilait souvent la figure pour ne point voir une Peau-Rouge. Point de doute que le Grand-Esprit des Visages-Pâles n’en fît parfois autant à l’égard de ses enfants. Ceux qui étaient abandonnés à l’artisan du mal ne pouvaient jamais être ni braves ni vertueux, quelle que fût la couleur de leur peau. Il engageait ses jeunes guerriers à regarder les mains des Longs-Couteaux. Elles n’étaient point vides, comme celles de mendiants affamés ; elles n’étaient pas non plus remplies de marchandises, comme celles des fripons de marchands. Ils étaient des guerriers comme eux, et ils portaient des armes dont ils savaient faire un noble usage. Ils étaient dignes d’être appelés frères.

Ensuite il dirigea l’attention des Indiens sur le chef des étrangers. C’était un fils de leur grand-père blanc. Il n’était pas venu dans la Prairie pour effrayer les buffles et les chasser de leurs pâturages, ni pour chercher le gibier des Indiens. Des méchants lui avaient enlevé une de ses femmes ; et c’était sans doute la plus obéissante, la plus douce et la plus charmante de toutes. Ils n’avaient qu’à ouvrir les yeux pour voir que ce qu’il disait devait être vrai. À présent que le chef blanc avait retrouvé sa femme, il allait retourner en paix dans son pays. Il dirait à son peuple que les Pawnies étaient justes, et les deux nations vivraient en bonne intelligence. Tous ses guerriers souhaitaient aux étrangers un heureux retour dans leurs habitations. Les Loups savaient tout à la fois recevoir leurs ennemis, et ôter les ronces du sentier de leurs amis.

Le cœur de Middleton avait battu fortement, quand le jeune partisan ou chef avait fait allusion à la beauté d’Inez, et il n’avait pu s’empêcher de jeter, un regard sur sa petite troupe d’artilleurs, comme pour lui dire de se tenir prête au premier signal ; mais à partir de ce moment le jeune et brave Pawnie parut oublier entièrement qu’il eût jamais vu un objet aussi séduisant. Ses sentiments, s’il en éprouvait à cet égard, étaient concentrés au fond de son âme, et rien n’annonçait sur sa figure la contrainte qu’il s’imposait. Il prit chaque guerrier l’un après l’autre par la main, sans oublier le dernier soldat ; mais aucun de ses regards ne se dirigea vers les jeunes amies. Il avait veillé à ce que rien ne leur manquât pour la route, avec un soin qui n’avait pas manqué d’exciter quelque surprise parmi ses jeunes compagnons ; ce fut la seule marque d’intérêt qu’il laissa échapper, et rien dans tout le reste de sa conduite ne put éveiller le moindre sentiment d’inquiétude dans le cœur de Paul et de Middleton.

La cérémonie des adieux fut longue et imposante. Chaque guerrier pawnie eut soin de n’oublier aucun étranger dans les attestions qu’il prodiguait à ses hôtes. La seule exception, et encore fut-elle loin d’être générale, fut à l’égard du docteur Battius. Un assez grand nombre de jeunes Indiens ne se montrèrent pas, il est vrai, très-empressés de faire de grandes avances à un homme d’une profession aussi douteuse ; mais le digne naturaliste trouva quelques consolations dans les égards que lui témoignèrent les vieillards qui avaient compris que, si le médecin des Longs-Couteaux n’était pas d’une grande utilité pendant la guerre, il pouvait du moins rendre quelques services pendant la paix.

Lorsque toute la troupe de Middleton fut embarquée, le Trappeur prit un petit paquet qui était resté à ses pieds pendant les opérations précédentes, puis il se mit à siffler pour appeler Hector auprès de lui, et il fut le dernier à prendre place sur le bateau. Les artilleurs poussèrent les acclamations d’usage, les Indiens y répondirent par de grands cris, et la barque, entrant dans le courant, commença à descendre légèrement la rivière.

Un long silence causé par la réflexion, sinon par un sentiment de tristesse, suivit ce départ. Il fut rompu en premier lieu par le Trappeur, dont les traits mornes et abattus exprimaient éloquemment les regrets qu’il éprouvait.

– C’est une brave et honnête tribu, dit-il ; oui, je ne craindrai pas de l’affirmer hautement, et qui ne le cède qu’à ce peuple autrefois puissant, aujourd’hui disséminé, les Delawares des montagnes. Ah ! capitaine, si vous aviez vu autant de bien et de mal que j’en ai vu dans ces nations de Peaux-Rouges, vous connaîtriez combien il y a encore de guerriers parmi eux dont on ne saurait trop admirer la bravoure et la simplicité. Je sais qu’il se trouve des gens qui pensent et qui disent qu’un Indien ne vaut pas beaucoup mieux que les bêtes de ces plaines ! Mais il faut être bien honnête soi-même pour s’établir juge de l’honnêteté des autres. Sans doute ils connaissent leurs ennemis, et ils s’inquiètent peu de leur témoigner beaucoup d’amour et de confiance.

– C’est dans le caractère de l’homme, répondit le capitaine, et il est probable qu’ils ne sont dépourvus d’aucune de ces qualités naturelles.

– Non, non, il ne leur manque rien de ce que donne la nature. Mais celui qui n’a jamais vu qu’un Indien ou qu’une peuplade ne connaît pas mieux le caractère d’une Peau-Rouge que l’homme qui n’a jamais regardé que des corneilles ne connaît la couleur des plumes. À présent, l’ami pilote, dirigez un peu la proue de votre barque vers cette côte basse et sablonneuse, et vous rendrez en une minute un service demandé en peu de paroles.

– Pourquoi donc ? demanda Middleton ; nous sommes en plein courant, et nous détourner vers le rivage c’est perdre un temps précieux.

– Vous n’en perdrez pas beaucoup, répondit le vieillard en mettant lui-même la main à l’œuvre pour exécuter ce qu’il avait demandé. Les rameurs avaient trop bien remarqué l’influence qu’il exerçait sur l’esprit de leur capitaine, pour ne pas se prêter à ses désirs, et avant qu’on eût eu le temps de pousser plus loin la discussion, la barque avait déjà touché le rivage.

– Capitaine, reprit le Trappeur en déliant sa petite valise avec une lenteur qui prouvait qu’il n’était pas fâché d’éprouver quelque difficulté à l’ouvrir, je voudrais faire un petit marché avec vous. Ce que j’ai à donner n’est pas grand’chose sans doute ; mais enfin c’est ce qu’un homme dont la main n’est plus douée de l’art du fusil, et qui n’est rien de plus qu’un misérable Trappeur, a de mieux à offrir avant que nous nous quittions.

– Que nous nous quittions ! répétèrent en même temps tous ceux qui avaient si récemment partagé ses dangers et profité des leçons de son expérience.

– Comment diable ! vieux Trappeur, s’écria Paul, avez-vous le projet de trotter à pied jusqu’aux habitations, tandis que voici une barque qui franchira la distance en deux fois moins de temps qu’il n’en faudrait au baudet que le docteur a donné au Pawnie ?

– Les habitations, mon garçon ! il y a longtemps que j’ai dit adieu aux prodigalités et à la perversité des habitations et des villages. Si je vis ici au milieu d’une clairière, c’en est une du moins que le Seigneur a faite lui-même, et il ne s’y rattache point d’idées pénibles. Mais jamais, non, jamais je ne me plongerai volontairement dans les dangers de la contagion.

– Je ne m’attendais nullement à cette séparation, dit Middleton en regardant ses amis tour à tour pour secouer l’impression pénible que le discours du vieillard avait produite sur son esprit ; au contraire, je me flattais, je croyais sincèrement que vous nous accompagneriez chez nous, où je vous donne l’assurance que nous aurions tous réuni nos efforts pour assurer votre bonheur.

– Oui, mon garçon, oui, je vous crois ; vous auriez fait tous vos efforts ; mais que peuvent les efforts de l’homme contre les manœuvres du diable ? Parbleu, si des offres faites de bon cœur, si la bonne volonté, si la franchise avaient pu me tenter, j’aurais pu être il y a bien des années membre du congrès, que sais-je ? gouverneur même. C’était aussi le désir de votre grand-père ; et il y a encore dans les montagnes de l’Ostego, oui, j’espère qu’il s’y trouve encore des hommes qui m’auraient volontiers donné un palais pour demeure. Mais que sont les richesses sans le contentement ? De toute manière ma vie ne saurait plus être longue à présent, et il n’y a pas, je crois, grand mal à un vieillard qui a rempli honnêtement son rôle pendant près de quatre-vingt-dix étés et autant d’hivers, de désirer passer en paix et loin du bruit le peu d’heures qui lui restent à vivre. Si vous pensez, capitaine, que j’aie eu tort de vous accompagner jusqu’ici pour vous quitter ensuite, je vais vous en avouer la raison sans hésiter et sans rougir. Quoique j’aie vécu si longtemps dans le désert, je ne puis disconvenir que mes affections ne soient blanches aussi bien que ma peau. Or, voyez-vous, il n’eût pas été convenable que les Pawnies-Loups qui sont là-bas eussent été témoins de la faiblesse d’un vieux guerrier, s’il vient à en montrer en se séparant pour jamais de ceux qu’il a toute raison d’aimer, quoique son amour pour eux ne puisse aller jusqu’à les suivre au milieu des habitations.

– Écoutez, vieux Trappeur, s’écria Paul en toussant de toutes ses forces pour s’éclaircir la voix, puisque vous parlez de marché, j’en ai justement un à vous proposer, et ce n’est ni plus ni moins que celui-ci : je vous offre, moi, la moitié de tout ce que je possède, et je m’embarrasse peu que ce soit la plus grosse moitié ; de plus, le miel le plus doux et le plus pur qu’on puisse tirer du caroubier ; toujours suffisamment de quoi manger, et de temps en temps une bouchée de venaison, ou bien encore un morceau de bosse de bison, attendu que c’est un animal avec lequel j’ai intention de faire plus ample connaissance, et le tout apprêté par les mains d’une ménagère non moins habile qu’Hélène Wade que voici, et qui sera bientôt Hélène quelque autre chose, sans parler des égards que tout honnête homme ne peut manquer d’avoir pour son meilleur ami, je voudrais dire pour son propre père. Voilà ma part à moi ; quant à vous, vous nous donnerez en échange, à vos moments perdus, quelques unes de vos anciennes traditions, peut-être un petit avis salutaire à l’occasion, par petites quantités à la fois, et autant de votre agréable compagnie que vous pourrez le faire sans vous gêner.

– Merci, mon garçon, grand merci, répondit le vieillard en promenant une main mal assurée sur sa valise ; l’offre est faite de bon cœur, et ce n’est pas sans reconnaissance qu’elle a été entendue ; mais je ne saurais l’accepter ; non, je ne puis jamais l’accepter.

– Vénérable venator, dit le docteur Battius, tout homme a des obligations à remplir à l’égard de la société et de la nature humaine. Il est temps que vous retourniez auprès de vos compatriotes pour déposer entre leurs mains les provisions de connaissances expérimentales que vous n’avez pu manquer d’acquérir par un si long séjour dans les déserts ; et si les préjugés ont pu les altérer tant soit peu, ce n’en sera pas moins un héritage précieux pour ceux que vous devez, dites-vous, quitter bientôt pour jamais.

– Ami docteur, répondit le Trappeur en le regardant fixement en face, de même qu’il ne serait pas facile de juger du caractère du daim en considérant les habitudes du renard, il serait injuste de parler des services que peut rendre un homme en pensant trop aux actions d’un autre. Vous avez vos dons comme les autres, je présume, et je suis loin de vouloir les contester. Mais quant à moi, le Seigneur m’a fait pour agir, et non point pour parler : ainsi donc je ne crois pas faire grand mal en fermant mes oreilles à votre invitation.

– C’en est assez, interrompit Middleton. J’ai assez vu et assez entendu de cet homme extraordinaire pour être convaincu que nos instances ne le feront point changer de résolution. Nous commencerons d’abord par entendre votre demande, mon digne ami, et nous examinerons ensuite de quelle manière il nous sera possible de vous être utile.

– C’est bien peu de chose, capitaine, dit le vieillard, qui avait enfin réussi à ouvrir sa valise ; – bien peu de chose, sans doute, auprès de ce que j’avais coutume d’offrir autrefois en guise d’échange ; mais enfin c’est ce que j’ai de mieux, et c’est pour cela que ce n’est point à dédaigner. Voilà les peaux de quatre castors que j’ai pris un mois environ avant de vous rencontrer, et en voilà une autre d’un raton, qui n’est pas d’un grand prix sans doute, mais qui peut pourtant servir à faire-le poids.

– Et que vous proposez-vous d’en faire ?

– Je les offre en échange légitime. Ces coquins de Sioux, – le Seigneur me pardonne d’avoir cru un moment que c’étaient les Konzas ! m’ont ravi les meilleures de mes trappes, et ne m’ont laissé d’autre ressource que d’inventer de misérables pièges, qui pourraient me faire passer un hiver bien rigoureux, si ma vie se prolongeait jusqu’à une autre saison. Je vous prie donc d’emporter ces peaux, de les offrir à quelques uns des trappeurs que vous ne manquerez pas de rencontrer là-bas, en échange de quelques trappes, que vous enverriez alors en mon nom au village pawnie. Ayez soin d’y faire mettre ma marque : un N avec une oreille de chien et la platine d’un fusil. Il n’y a point de Peau-Rouge qui conteste alors mes droits. Pour toutes ces peines, je n’ai guère plus à vous offrir que mes remerciements, à moins que mon ami le chasseur d’abeilles ne veuille accepter la peau de raton, et se charger personnellement de toute l’affaire.

– Si je le fais, puissé-je…

La jolie main d’Hélène vint se mettre sur la bouche de Paul, et il fut obligé d’avaler le reste de sa phrase, ce qu’il fit avec autant de peine en apparence que s’il eût été sur le point d’étouffer.

– C’est bon, c’est bon, reprit le vieillard avec douceur ; j’espère qu’il n’y a pas grand mal à avoir fait une pareille offre. Je sais que la peau d’un raton est de bien peu de valeur ; mais aussi ce que je demandais en retour n’exigeait pas de grandes peines.

– Vous ne rendez pas justice à notre ami, interrompit Middleton en voyant que le chasseur d’abeilles regardait partout ailleurs qu’où il fallait, et qu’il était tout à fait hors d’état de se disculper lui-même ; il n’a pas voulu dire qu’il refusait de remplir votre commission, mais seulement qu’il ne voulait pas entendre parler de dédommagement. Au reste, il est inutile d’en dire davantage à ce sujet ; c’est à moi qu’il appartient de veiller à ce que la dette de la reconnaissance que nous avons contractée soit payée exactement, et à ce que tous vos besoins soient prévenus.

– Hem ! dit le vieillard eu regardant le jeune militaire en face, comme pour lui demander une explication.

– Tout sera fait ainsi que vous le désirez. Laissez-nous les peaux : nous ferons le marché pour vous, comme si c’était pour nous-mêmes.

– Merci, merci, capitaine : votre grand-père avait l’âme noble et généreuse, à tel point vraiment que ce peuple juste, les Delawares, l’avaient appelé la Main-Ouverte. Je voudrais être encore à présent ce que j’étais autrefois, afin de pouvoir envoyer à la jeune dame quelques fourrures délicates pour ses palatines et ses manteaux, seulement pour montrer que je sais rendre politesse pour politesse. Mais n’attendez plus pareille chose de ma part ; car je suis trop vieux pour m’embarquer dans des promesses. En tout cas, ce sera comme il plaira au Seigneur. À vous, je ne puis offrir rien autre chose, car je n’ai pas vécu si longtemps dans les déserts que je ne connaisse point les scrupules d’un gentilhomme.

– Écoutez, vieux Trappeur, s’écria le chasseur en frappant dans la main que le vieillard venait d’étendre, avec un bruit presque égal à celui d’un coup de fusil, j’ai tout juste deux choses à vous dire : la première, c’est que le capitaine vous a dit ma façon de penser mieux que je n’aurais pu le faire moi-même, et la seconde, c’est que si vous avez besoin d’une peau, soit pour votre service particulier, soit pour quelque échange, j’en ai une à votre service, et cette peau, c’est celle d’un certain Paul Hover.

Le vieillard lui rendit son serrement de main, et il ouvrit la bouche dans sa plus grande largeur, avec cette manière de rire sans bruit qui lui était habituelle.

– Vous n’auriez pu me serrer la main de cette manière, mon garçon, lui dit-il, lorsque les squaws des Tetons étaient autour de vous, leurs couteaux à la main. Ah ! vous êtes dans la fleur et dans la force de l’âge, et sur le chemin du bonheur, si vous prenez toujours l’honnêteté pour guide.

L’expression des traits du vieillard changea tout à coup, et il prit un air grave et sérieux. – Venez avec moi, mon enfant, ajouta-t-il en tirant le chasseur d’abeilles par un bouton de son habit, et en l’emmenant sur le rivage, tandis qu’il lui parlait tout bas d’un ton de confiance et d’amitié. – Il s’est dit bien des choses entre nous sur les plaisirs et les jouissances d’une vie passée dans les bois ou sur les frontières. Je ne prétends pas nier que tout ce que vous avez entendu ne soit parfaitement vrai : mais le même genre de vie ne convient pas à tous les caractères. Vous avez pris sous votre bras cette bonne et brave fille que voilà, et il est de votre devoir à présent de songer à elle autant qu’à vous, en continuant le pénible voyage de la vie. Vous êtes un peu porté à rester en dehors des habitations ; mais, à mon avis, et je vous le dis en toute humilité, c’est une jeune fleur qui viendrait mieux au soleil, au milieu des défrichements, qu’exposée aux vents d’une Prairie. Ainsi donc, oubliez tout ce que vous avez pu m’entendre dire, quoique pourtant je n’aie rien dit que de vrai, et songez à rentrer dans l’intérieur.

Paul ne put lui répondre que par un nouveau serrement de main, qui aurait arraché des larmes des yeux de la plupart des hommes, mais qui ne produisit d’autre effet sur les muscles endurcis du vieillard, que de le faire sourire et incliner la tête, comme s’il voulait dire qu’il recevait ses démonstrations comme une assurance que le chasseur d’abeilles se souviendrait de ses conseils. Le Trappeur se détourna alors de son compagnon, qui, sous des manières un peu rudes, cachait le meilleur cœur, et appelant Hector qui était sur la barque, il parut avoir encore quelque chose à dire.

– Capitaine, reprit-il enfin après un moment d’hésitation, lorsqu’un homme pauvre parle de crédit, il se sert d’un mot bien délicat, d’après la manière de voir du monde ; et lorsqu’un vieillard parle de l’avenir, il parle de ce qu’il ne verra peut-être jamais. Cependant j’ai une demande à vous faire, et ce n’est pas tant pour moi que pour une autre personne. Voici Hector, un bon et fidèle animal, qui a dépassé depuis bien longtemps la durée de la vie d’un chien, et qui, comme son maître, pense moins à présent à courir après le gibier qu’à finir doucement ses jours. Cette pauvre créature a ses affections aussi bien qu’un chrétien. Depuis qu’il a trouvé son parent, qui est là bas, il ne l’a pas quitté un seul instant, et il paraît se plaire beaucoup dans sa société. J’avouerai qu’il m’en coûte de les séparer si vite. Si vous voulez estimer votre chien, je m’efforcerai de vous en envoyer la valeur au printemps, ce qui ne me sera pas difficile, si les trappes en question me sont fidèlement apportées ; ou bien, si vous avez de la répugnance à vous défaire pour toujours de la bête, prêtez-le-moi seulement pour l’hiver. Je crois m’apercevoir que mon pauvre chien n’ira pas plus loin, car j’ai de l’expérience pour ces sortes de choses, attendu le grand nombre d’amis que j’ai vus partir sous mes yeux, tant chiens que Peaux-Rouges, quoique le Seigneur n’ait pas jugé encore convenable d’ordonner à ses anges d’appeler mon nom.

– Prenez-le, prenez-le, s’écria Middleton, lui et tout ce que je possède.

Le vieillard siffla pour appeler le jeune chien sur le rivage, et alors il commença la cérémonie touchante des adieux. Il prit tous ses compagnons par la main l’un après l’autre, et adressa à chacun d’eux quelques mots d’amitié. Middleton semblait avoir perdu la parole, et il fut obligé de paraître chercher quelque chose au milieu des bagages. Paul se mit à siffler de toutes ses forces, et Obed lui-même fut obligé de recueillir toutes les forces de sa philosophie pour recevoir les adieux du Trappeur.

Quand le vieillard eut fait le tour du cercle, il poussa de la main la barque au milieu du courant, en priant le ciel de hâter le voyage. Pas un mot ne fut prononcé, pas un coup de rame ne fut donné, avant que les voyageurs eussent doublé un monticule qui déroba leur vieil ami à leurs yeux. La dernière fois qu’ils l’avaient aperçu, il était debout sur le rivage, appuyé sur son fusil, et Hector était couché à ses pieds, tandis que le jeune chien folâtrait sur le sable, avec tout l’enjouement de son âge.

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